Fabio Merone, OrientXXI, 29/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

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Hassan Abdallah Hamdan (1936-1987), plus connu sous le nom de guerre de Mahdi Amel, était un communiste libanais original qui a été surnommé le “Gramsci arabe”1. Comme le marxiste italien, Amel a tenté de “nationaliser” le communisme en appliquant les catégories critiques du marxisme au contexte national2 et en élaborant sur cette base un projet politique et culturel pour l’émancipation des masses. Il a été assassiné par des milices islamistes chiites en 1987. Bien que son projet politique ait été partiellement dépassé par les accords de Taëf de 1989 (qui ont mis fin à la guerre civile libanaise), il reste le témoignage d’un intellectuel militant et critique qui a consacré sa vie à lutter contre le système confessionnel libanais et à poursuivre un véritable projet de libération nationale. C’est aussi pourquoi, récemment, il est devenu l’un des symboles des jeunes générations de Libanais qui sont descendus dans la rue en 2017 et 2019 pour renverser l’“État confessionnel”, ainsi que de tous les Arabes qui ont cherché une voie originale vers le communisme.
Le contexte historique et l’expérience de vie d’un intellectuel militant
Le projet culturel et politique de Mahdi Amel peut être placé dans le contexte plus général de l’émancipation nationale des intellectuels et des forces politico-culturelles du Sud, qui se sont engagés dans la construction de nouvelles sociétés post-coloniales libérées de la dépendance vis-à-vis du centre capitaliste et de l’hégémonie culturelle occidentale. On peut relier Amel à la pensée et au parcours politique de Frantz Fanon, qu’il a rencontré en Algérie et dont il était un admirateur ; à l’intellectuel indien Ranajit Guha, qui, depuis l’Inde, a introduit Antonio Gramsci dans les études postcoloniales par le biais de ce que l’on appelle les “études subalternes” ; ou, enfin, à Ali Shariati, l’intellectuel iranien qui a tenté de fusionner le marxisme avec la théologie chiite de la libération.
La caractéristique commune de ces auteurs et de leur projet était qu’ils voulaient amener la collectivité nationale nouvellement indépendante à un niveau plus élevé de conscience de soi afin de parvenir à une véritable émancipation culturelle, politique et économique. En termes plus proprement marxistes, Amel était intellectuellement un enfant de ce que l’on appelle la “théorie de la dépendance”, la construction théorique fondamentale sur laquelle raisonnaient les marxistes arabes et du Sud. Selon cette théorie, le colonialisme avait unifié le monde dans des relations d’interdépendance, sur la base desquelles le centre capitaliste dominait et assujettissait la périphérie. Le système économique des colonies avait été construit de telle sorte que ces pays, une fois intégrés dans le commerce international, étaient dépendants des centres financiers et économiques occidentaux, dont les bourgeoisies locales étaient des sous-produits. Ces dernières, en particulier, étaient “cosmopolites” (au sens gramscien de “non-nationales”), économiquement dépendantes et culturellement subordonnées.
De ce point de vue, tant Fanon et Guha que Shariati avaient appelé à une construction nationale basée sur une révolution culturelle qui revendiquait la subjectivité nationale contre l’idéologie coloniale. Amel appartenait à ce type de courant politico-culturel, mais il savait aussi s’en distinguer. Communiste militant dès ses années universitaires à Lyon, il profite du climat culturel fervent des années 1950 et 1960. Il se passionne pour l’historicisme gramscien 3 et utilisera plus tard des concepts tels que “bloc historique”, “idéologie” et “hégémonie” 4. Il est également influencé par le débat suscité en France et dans le monde communiste par les révélations de Khrouchtchev au 20e congrès du PCUS (1956), qui donnent lieu à une vive controverse entre ceux qui veulent réformer le marxisme dans une optique humaniste (le marxisme dit occidental) et ceux qui veulent le réhabiliter dans une optique révolutionnaire.
Amel a donc vécu dans un climat culturel influencé par Gramsci, Poulantzas et Althusser, dans lequel le “Sud” a été porté à l’attention des mouvements gauchistes. D’un point de vue théorique marxiste, cela s’est traduit par une tentative de reconceptualisation de la catégorie de “mode de production”, en l’adaptant aux contextes coloniaux et post-coloniaux, un concept sur lequel Amel a travaillé en particulier dans les années 70 5.
Après avoir passé une importante période de formation en Algérie (1963-68) 6 , Amel s’est immergé dans la réalité libanaise. De retour dans son pays natal, il rejoint le Parti communiste libanais (PCL) et en devient un dirigeant et un idéologue important. Surtout, il commence à élaborer une pensée originale, conciliant activité théorique et militantisme pratique. Son épouse Evelyne Brun raconte qu’à cette époque, il était particulièrement impliqué dans le dialogue avec les planteurs de tabac de la région du Mont-Liban (où un mouvement de protestation était en cours dans les années 1970) et qu’il témoignait qu’ « être marxiste, c’est être une personne qui peut apporter des réponses aux problèmes de la vie de tous les jours » 7. Il a notamment été un bâtisseur actif de cellules syndicales et populaires au Sud-Liban, où vit encore aujourd’hui la partie la plus marginalisée de la population libanaise. C’est à cette époque qu’il commence à être connu sous le nom de Mahdi Amel, nom qu’il choisit comme pseudonyme pour les articles qu’il écrit dans l’organe du parti, al-Tarīq (la route/le chemin).
Il est important de comprendre cette période de son militantisme et de celui du parti communiste libanais, qui se percevait comme un parti révolutionnaire d’avant-garde des masses de travailleurs et de subalternes. Ceux-ci tentaient en fait de réaliser la bataille politique pour l’émancipation nationale par le biais du militantisme au sein de la population. Les communistes se sont également identifiés à la question palestinienne et se sont proposés comme l’avant-garde de la résistance armée contre l’occupation militaire israélienne dans le sud du pays (1978-82), et le point de jonction du front politique des forces de gauche et démocratiques contre les droites confessionnelles et fascistes soutenues par les pays occidentaux et alliées d’Israël.
Il est évident que le parcours intellectuel et la vie politique d’Amel ont été marqués par la guerre civile libanaise (1975-1990), qu’il a perçue comme une occasion de réaliser son projet national de libération du pays du système confessionnel. Mais cette période est aussi marquée par l’émergence de l’islamisme chiite (Amal et Hezbollah), qui évince les communistes du Sud-Liban et se substitue à eux comme force de résistance. Mahdi Amel avait reconnu un potentiel révolutionnaire dans la communauté chiite libanaise, mais n’avait pas prévu la montée de l’islamisme en tant que force révolutionnaire alternative, probablement mieux adaptée que les communistes pour jouer ce rôle. Il a été assassiné par des miliciens chiites, mettant fin à la vie d’un intellectuel militant passionné et à l’expérience du parti communiste libanais en tant que force politique exerçant une certaine influence.