Dans le cercle de mes connaissances, Sylvain Tesson jouit de la réputation d'être un écrivain, et même, un écrivain présentable ; de ceux dont on peut en confiance vous offrir le dernier livre pour Noël ou votre anniversaire. J'ai beaucoup de jalousie pour cette situation, ayant moi-même écrit des livres et n'ayant pas encore réussi à en publier un seul. Quel bonheur ce serait d'avoir comme lui les honneurs des librairies et de la presse, d'être, lorsque les foules empressées accomplissent leur corvée de Noël, l'évidence tapie au fond des incertitudes comme un lac de montagne au fond de sa vallée : "Bien sûr, pourquoi ne pas lui offrir le dernier Sylvain Tesson?", opportunément confortée par "Il vient de sortir donc il/elle ne l'a pas encore, forcément" et par l'ingénieux "Il/elle aime la randonnée ET la littérature, donc Tesson coche toutes les cases"!Quelle joie ce serait de cocher moi aussi toutes les cases!
Jaloux depuis le début du succès de cet auteur, j'ai commencé par snober sa prose. Une part de moi-même, mesquine, refusait sans doute de contribuer si peu que ce soit à son succès, mais plus sûrement je craignais d'y trouver la confirmation d'une forme ou d'une autre de supériorité, quelque chose qui m'aurait intimé le respect et m'aurait dans le même mouvement renvoyé dans les cordes de ma lutte quotidienne pour écrire, face à mes propres insuffisances. Mais son nom revenait dans les médias (du moins ceux que je consulte, avec un public de lecteurs potentiels) avec une telle insistance que j'ai fini par me résoudre à y regarder de plus près.
C'était au moment où l'on entendait parler de son livre "Dans les forêts de Sibérie". Interrogé à la radio sur son projet, il expliquait qu'il s'agissait d'une sorte d'expérience, passer six mois sans internet, sous un climat rigoureux, dans une cabane rustique au bord d'un lac, avec pour seul confort des livres, de la vodka et des cigares, et s'astreindre à y tenir (rien moins que) des "carnets d'ermitage". Par la suite, j'ai appris que Sylvain Tesson a fait le tour du monde à bicyclette (à l'exception, je l'espère, des portions océaniques), arpenté l'itinéraire des échappés du Goulag de Sibérie en Chine, parcouru dans la foulée le Tibet (encore à bicyclette), l'arc Alpin (à skis), qu'il escalade fréquemment les flèches d'églises pour y passer la nuit. Passé la tentation d'ironie plus ou moins envieuse, cet impressionnant palmarès, outre son empreinte carbone au kilomètre plutôt raisonnable, a de quoi intriguer, et surtout, on se dit qu'un auteur ayant vécu tout cela doit avoir beaucoup de choses à raconter. J'ai donc fini par me contraindre à lire quelques pages de quelques livres de Sylvain Tesson.
J'y ai trouvé des passages assez factuels, dans un "style blanc" qui n'est pas sans me rappeler Christian Bobin (critiqué par Pierre Jourde, assez justement je crois, dans La Littérature sans estomac). J'invente à partir de mes souvenirs mais je pense ne pas être trop loin :"12 janvier. 6h. 22°C en-dessous de zéro. La neige recouvre entièrement les vitres, j'ai peur que le toit ne cède sous son poids. Je me lève. Je casse la glace pour faire ma toilette, etc.". Ces passages semblaient faire saillie dans le reste du texte et je m'en étonnais. Ce n'était rien de plus que ce style factuel, franc et plat, que j'avais rencontré déjà dans nombre de récits d'alpinistes ou de voyageurs plus intrépides encore que notre ermite à vodka et cigares. Pourtant, d'un livre à l'autre, d'un voyage à l'autre, c'est bien entre ces passages que Tesson semble vouloir glisser ses pépites, comme "Montaigne a raison lorsqu'il dit que..." ; "Pascal dirait que..." ; "dans Rimbaud, remplacer amour par blanc" "Le finale de la symphonie de Mahler ne me quittait pas tandis que nous descendions...", "Le soir, Stendhal, encore.", "La Terre nous dit que..."etc.
Je dois donc dire les choses comme elles sont : je n'étais, je ne suis pas sensible à l'éclat de ces pépites, et, lorsque je feuillette du Tesson, un instinct têtu me répète sans cesse que les seules sincérités de ce texte sont justement celles des passages "blancs", même lorsqu'ils sont gâtés par la boursouflure du passé simple ; un peu comme Tesson lui-même, finalement, le suggère dans les petites leçons de sagesse dont il ponctue généreusement ses paragraphes et qui invitent le lecteur à l'humilité face aux splendeurs et aux immensités de la nature, à se mettre en harmonie avec elles. Ce qu'il faut de mots pour dire que les mots sont peu de choses!
Je suis réfractaire à tout le reste ; à la manière dont Tesson s'escrime page après page à relier chaque anecdote, chaque incident de son expérience à la Littérature certifiée des grands auteurs officiels, tous des hommes pour ce que j'en ai lu, à tenter ainsi, en quelque sorte de se ficeler, de s'affilier à la Grande Culture, de s'y entrelarder pour s'y fondre comme si multiplier les citations et les coïncidences pittoresques ("c'est drôle, en contemplant ce paysage, j'ai pris un coup de soleil comme Chateaubriand il y a deux siècles!") pouvait tenir lieu de pensée. Je ne suis pas sensible à ces coïncidences, non seulement parce que je ne vois pas où elles mènent sinon à faire constater l'immense culture de Tesson et suggérer sa grande proximité avec ses maîtres, mais aussi à cause de leur caractère factice : coïncidences qui frappent l'auteur au cours d'une expérience choisie et planifiée par lui justement dans le but de les provoquer et peut-être, plus prosaïquement, d'avoir quelque chose de neuf, ou qui ait l'air neuf, à raconter (et sans doute aussi, il faut le croire, parce qu'il aime au moins un tout petit peu transpirer quand il voyage). Pourtant, qu'il nous parle depuis la Sibérie ou les Alpes, Tesson reste Tesson, immuable comme la Martine des albums de jeunesse, qu'elle soit de 1960 ou de 2010, à la plage, dans l'avion, au ski etc. , et le fond de son discours varie peu.
Bien sûr, Tesson n'est pas totalement vide de toute pensée (qui le serait?) et quelques-unes, effectivement, jalonnent les ouvrages ; mais je les perds presque totalement dans le kaléidoscope de la roue du paon et je mets au défi quiconque d'en trouver une seule qui soit suffisamment ouverte au lecteur et développée pour faire sensiblement évoluer sa vision du monde. On est tous d'accord : les deuils, les ruptures, ça fait mal, il faut les prendre en compte sans s'y complaire pour que ça passe. Contempler la nature, c'est consolateur ; elle nous dépasse mais pourtant on en fait partie, il ne faut pas l'oublier. L'oppression, c'est mal (surtout si c'est le fait des communistes). Les choses sacrées, ça a de l'importance (et c'est même sacré, ai-je envie d'ajouter). Aimer les livres (classiques) et la musique (classique) c'est bien (et valorisant). Certaines satisfactions exigent des efforts. Voilà les pensées les plus élaborées que je tire, pour ma part de la lecture de Tesson, était-il besoin pour cela d'ingurgiter cette étrange menu : au réveil un peu de Tesson/un peu de Hugo/un peu de Tesson/un peu de Mahler ; à midi Montaigne/Tesson/Pascal puis au goûter un peu de Beethoven/Tesson/Niestzche et vous reprendrez bien un chouïa de Tesson/Stendhal pour la route? J'avoue mon incompétence de lecteur à voir dans ce saucissonnage de coïncidences, de résonnances, de bribes de grandes pensées et de petites anecdotes, autre chose qu'une sorte d'interminable parade nuptiale que l'on peut croire érudite ; encore qu'avec un bon moteur de recherche on puisse sortir en moins de quinze secondes une bonne dizaine de citations de grands auteurs sur à peu près n'importe quel thème.
Nous avons depuis la possibilité de poursuivre la route avec Sylvain Tesson sur les ondes de la radio, toujours en riche compagnie: "un été avec Homère", "un été avec Rimbaud". Emissions dont on fera des livres qui feront à nouveau l'objet d'émissions etc. Comme si, à force d'entortiller dans son vécu les pensées des grands hommes (ou l'inverse?), Sylvain Tesson avait réussi à devenir cette sorte de médium qui les connaît intimement et nous permet de les tutoyer. Peut-être est-ce le cas, encore que le régime "Salade composée de Tesson et Grands Auteurs" me semble surtout offrir au lecteur pressé de se sentir familier de Nietzche, Stendhal etc. à peu de frais, sans les avoir lus. Mais je ne pense pas que j'aurai assez de courage (ou de jalousie) pour aller jusqu'à m'aventurer dans ces séries d'émissions. Et peut-être ceux qui éventuellement liront ces lignes comprendront-ils pourquoi je me suis finalement convaincu que le principal objectif d'un texte de Sylvain Tesson, c'est Sylvain Tesson lui-même ; or, s'il est difficile, en écrivant, de ne pas parler de soi, il est possible, de nombreux auteurs l'ont prouvé, de ne pas trop parler pour soi. Pour moi, qui aime lire autant qu'écrire, qui suis à la recherche de textes qui ouvrent le lecteur à une plus large conscience du monde et des déterminismes qui limitent notre capacité d'interaction harmonieuse avec lui, à part, ici et là, dans les interstices du style blanc, un vague dépaysement, je ne trouve aucun plaisir à consacrer de longues heures à contempler page après page l'auto-édification d'un grand homme, à suivre ses efforts, certes considérables quantitativement, rien que le kilométrage, chapeau, pour cocher toutes les cases.