Lorsque je suis arrivé à République, ce n’était pas pour rendre un hommage particulier : j’avais plutôt dans l’idée de me rendre sur les lieux des attentats. Je voulais voir par moi-même. Pour moi, la nuit du 13 novembre avait surtout été faite de sirènes stridentes. J’avais vu le décompte morbide des victimes augmenter et très vite, il s’était réduit à ça : un chiffre. Quelque part, j’avais l’impression qu’il me cachait la réalité de ce qui s’était vraiment passé à Paris. Je voulais remédier à ça et me confronter à une violence que mon imaginaire associe plus facilement aux jeux vidéo et au cinéma.
J’ai donc été surpris quand, débouchant sur la place de la République, je les ai vus. Les camions de médias, d’abord. J’ai tout de suite pensé à Gone Girl, c’était les mêmes. Et puis, il y avait les gens, bien sûr, partout. Ils étaient venus faire ce qui ne m’avait pas vraiment effleuré l’esprit. J’ai été frappé par la beauté simple des bougies, allumées çà et là. J’ai commencé à tourner autour de la place, passant d’un groupe à un autre. J’ai pris de nombreuses photos que j’envoyais à mes parents.
À aucun moment je n’ai pris le temps de me recueillir.
Et puis, « c’est arrivé ». Je passai à côté de deux policiers ; ils pointèrent leurs armes dans une direction. Au même moment, des gens se mirent à courir vers moi et me dépassèrent. Je pouvais voir la peur sur leur visage. Je les imitai, sans comprendre ce que je faisais. Ce ne fut qu’après avoir sauté par-dessus quelques marches, je crois, que je pensasse à la possibilité d’une nouvelle attaque. La peur me fit accélérer, mais le doute freina ma course dès que j’eus atteint une rue adjacente.
Qu’était-il vraiment en train de se passer ?
À quelques mètres de moi, j’aperçus une jeune femme. Elle était blonde, portait un poncho vert et serrait dans ses mains un chapeau de la même couleur. Surtout, elle pleurait. Et moi, je la laissai là quand je me suis remis à courir, encouragé par la foule qui ne se calmait pas. Quand je la revis, quelques minutes plus tard à peine — nous courions par à coup, toujours à regarder derrière notre épaule, incapable de dire si nous avions vraiment une raison de courir — elle était dans le même état. Cette fois, je m’approchai, je lui demandai si « ça allait aller » ; elle me regarda, me demanda si nous ne pouvions pas nous abriter quelque part. Elle me serra le bras, aussi. Je ne sus pas quoi lui répondre. Un scooter, déboulant dans notre rue, m’en empêcha de toute façon. Elle se remit à courir sans ajouter un mot et je ne la suivis pas.
Je ne savais pas quoi faire, mais je commençais à me dire que, peut-être, toute cette panique était injustifiée. Bien entendu, à chaque bruit de moteur, à chaque nouvelle personne que je voyais recommencer à courir, cette idée vacillait. J’ai fini par trouver refuge dans la cour intérieure d’un immeuble qu’un riverain ouvrait à ceux qui passaient. Il y avait déjà deux douzaines de personnes. C’était une scène irréelle. Personne n’était blessé, mais il y avait quelque chose dans leurs regards qui ne mentaient pas. Ces gens avaient eu peur pour leur vie.
J’ai fini par ressortir, plus ou moins convaincu que ce que j’avais vécu n’était qu’un mouvement de foule. Et la preuve terrible de la victoire temporaire de nos agresseurs. La peur, c’est tout ce qu’ils nous souhaitent. Je rejoignis par la suite des amis qui n’habitaient pas loin. Avec l’impression d’être pris au piège dans une ville assiégée. La peur n’écoute pas la raison et voir des gens encore durement marqués par la peur n’aida pas à calmer la mienne. Même quand je rejoignis des rues « insouciantes », je restai en alerte.
Dans le métro, je m’étais assis à côté d’une famille qui avait captivé mon attention. La petite fille, surtout, rayonnait littéralement d’une joie de vivre que je lui avais enviée. Elle m’avait ouvert la porte du métro, simplement parce que la mécanique derrière du bouton pressoir. Elle s’est mise à chanter quand un homme a commencé à jouer de l’accordéon. Elle l’a remercié quand, après avoir tendu sa coupe en carton à toute la rame, il s’en est allé. Elle m’a arraché plus d’un sourire et je voyais son père la regardait avec tout l’amour dont un parent était capable. Il était visiblement fatigué, mais elle chassait ses soucis, au moins un petit peu. Je n’ai pas pensé à cette petite fille, pas une seule fois, alors que je courrai dans la rue. Ce n’est qu’en rédigeant ce billet que son souvenir m’est revenu. Ils sont descendus à République, je crois. J’espère qu’elle n’y est pas restée. Son sourire n’aurait sans doute pas survécu à ce qu’il s’y est passé.
Quant à moi, quand je repense à ces quelques minutes, je ne peux pas m’empêcher d’avoir honte. Pour cette fille, que j’ai laissée derrière moi — il se trouve qu’elle était effectivement une jeune femme, mais mon sentiment n’a rien à voir avec son genre.
#MêmePasPeur ? Je ne pense pas. Mais ce n’est pas grave. Ces événements tragiques sont une leçon. Pour ma part, si un jour je me retrouve dans une situation similaire — jamais, j’espère, mais comment en être sûr, désormais ? — j’espère avoir le courage de mieux agir, #MalgréLaPeur.