Depuis quinze ans, je travaille à domicile auprès des plus vulnérables, des personnes âgées et des personnes en situation de handicap
Aujourd’hui, je veux alerter sur les conditions de travail et parler au nom des milliers de professionnels qui, comme moi, sans le vouloir deviennent maltraitants.
Nous sommes avant tout des femmes, peu ou pas diplômées, ayant souvent choisi ce métier parce que nous avons aidé nos proches, souvent nos parents et décidant un jour d’en faire notre métier.
J’aime mon métier et c’est pourquoi je veux mettre à jour la vérité sur un secteur inhumain.
On lit ici et là sur les sites de recrutement des entreprises de service à la personne : “l’humain avant tout” ou encore “l’humain d’abord !”
Voilà mon quotidien:
Il est 7H10. Je viens de faire 35 minutes de bus. J’ai reçu un changement de planning hier soir à 20H54. J’ai hésité mais j’ai besoin d’argent. Je suis payée à la demie heure, comme les tâcherons à l’époque. Je suis devant la porte. Je frappe mais personne ne me répond. Je prends la clé qui trône dans la boîte à clés et je rentre.
Dans la pénombre, je m’avance vers une chambre au fond de la maison. Seul le silence se fait jour.
“Bonjour Mme Julien*, je vous réveille. Je suis désolée. Il est 7H15. En effet, c’est Aurélie qui devait passer mais elle est sur une autre mission. Je viens vous faire la toilette”.
Mme Julien habite un appartement seule. Elle est veuve et a 89 ans. Elle a du mal à marcher et avant tout, elle adore Aurélie. Seule ma collègue arrive à l’apaiser. Mme Julien dormait profondément. Elle est forcément surprise de me voir et n’a pas trop envie de faire sa toilette à cette heure-là.
Elle commence à pleurer et à réclamer Aurélie. Je lui explique qu’Aurélie ne peut pas venir. Je la force un peu, je dois l'aider à sortir du lit. Je l’installe sur le bord du lit pour lui mettre ses pantoufles et petit pas par petit pas, je l’emmène à la salle de bain. Je la déshabille. Sa peau est encore chaude de ce sommeil profond. Je la pose sur son siège dans la douche. Je lui fais sa toilette comme je peux. Sa main gauche s’agrippe à mon bras et elle me regarde en me disant “où est Pierre ?” Pierre est son mari.
Tandis que je suis en train de la rhabiller et de lui expliquer qu’Aurélie pense très fort à elle, j’entends le bip qui sonne sur mon téléphone. J’ai donc cinq minutes pour terminer mon intervention et repartir vers un autre domicile.
Alors je presse Mme Julien. Je la rhabille certainement trop vite. On cavale un peu dans le couloir et je la remets au lit.
Je lui dis à bientôt. Je ne peux pas lui dire à demain parce que moi même je ne le sais pas.
Voici le récit de ma première intervention. Je suis dans une entreprise de service à la personne qui pense qu’en une demie heure on peut travailler correctement.
J’ai deux outils de travail: un cahier de liaison ( quelle ironie !) et une application sur mon téléphone qui sonne 5 minutes avant la fin. La règle est simple : dès que l’appli sonne, je dois “préparer le bénéficiaire à mon départ”.
Je ne peux pas rester car dans vingt minutes, je dois déjà être dans une autre maison, auprès d’une autre personne qui a besoin de moi.
Je touche 10 euros de l’heure. Pour gagner le SMIC, je dois faire tant d’heures que je serais incapable de vous dire combien de domiciles j’ai vu par semaine.
Je suis de celles qui arrivent dans une maison où la personne âgée est décédée et à qui on dit “ tu n’as pas le temps de gérer cela. On appellera le médecin traitant pour qu’il s’en occupe. Ça te fait un peu plus de temps pour aller chez ton client suivant”.
Mais que dire de ces moments passés avec Mr. Hutin, où nous échangions sur notre passion commune qui est le tango. Comment partir en le laissant là dans son lit, sans vie, avec la photo de son mariage et de sa femme décédée sur la table de chevet ? Quand le médecin pourra prévenir ses enfants ? Hier soir, je lui ai fait son repas, je l’ai mis en pyjama et lui ai mis sa radio préférée pour qu’il s’endorme.
Je lui ai dit à demain.
Je ne le reverrai plus jamais.
Je le sais. L’entreprise qui m’emploie ne conçoit pas que je puisse être peinée, que je puisse avoir envie de le veiller avant que quelqu’un prenne le relais.
Je ne sais pas quoi faire. Faire des heures pour payer la cantine de mon fils ou rester là avec M. Hutin au risque de me faire virer.
Elles sont des centaines à postuler par jour. Des centaines, sans le sou comme moi. Prêtes à tout, même au pire.
Je ne vous accable pas mes chères collègues.
J’en veux à ces politiques publiques qui hurlent sur les maltraitances faites en Ehpad et en oublient volontairement le domicile.
Oui volontairement !
Regarder de près le domicile, c’est regarder en face les millions de personnes isolées sur des territoires où les services publics sont devenus absents et au mieux dématérialisés.
C’est également admettre que les professionnels que nous sommes n’ont aucune reconnaissance de la part de ceux qui nous ont appelés “les métiers de première ligne” ou “les métiers essentiels”.
Nous reconnaître, c’est déjà accepter de nous connaître. Pour nous connaître, il faut nous donner la parole. Ou comme moi la prendre.
Je ne laisserais plus rien passer.
Je participe à un système qui fait de moi non plus une assistante de vie mais un des maillons du business autour des personnes âgées.
Le chiffre d’affaires moyen généré par le secteur des services à la personne en 2022 est estimé à 18 milliards d’euros.
J’ai hésité avant d’écrire mais j’ai honte de moi.
Je veux alerter sur les conditions de travail des professionnels du secteur.
Je m’appelle Linda et je vous l’affirme : je suis maltraitante. Je vous demande pardon.
(l'anonymat a été respecté)