On dit souvent que la spécificité de la presse française est celle du journalisme d'opinion. Il est vrai qu'avec des titres comme Valeurs Actuelles, le Point, Franc Tireur ou encore l'Opinion (sic), nous sommes plutôt bien servis. Sans compter le pullulement d'éditorialistes, les plateaux où de faux experts déballent leurs vraies opinions politiques, la place de plus en plus importante accordée aux "chroniques" et aux "idées" dans les grands médias de presse écrite...
Mais je trouve qu'on ne parle pas assez d'une autre forme de perversion du journalisme : le journalisme de mise en scène. Cela consiste, pour l'auteur d'un article, non pas à dire directement ce qu'il pense, mais à postuler une réalité, puis à la prouver par des éléments qu'il assemble. Et puisque la réalité postulée n'est jamais vraiment la réalité, un certain niveau de mise en scène est nécessaire pour les faire correspondre.
Le modèle du genre est le journal télévisé (qu'il soit de TF1 ou de France 2). Tous les jours, les rédacteurs en chefs doivent trouver des reportages à tourner et à monter pour le soir même et comme ils ne sont pas sur le terrain, ils doivent imaginer le sujet à l'avance. Par exemple, pour montrer le boom de l'apprentissage et ses effets bénéfiques pour l'emploi, hop, tu vas me trouver une entreprise qui a bénéficié des aides à l'embauche d'un apprenti et tu vas me trouver des apprentis hyper heureux d'être là. Quelques chiffres pour étayer, l'éclairage d'un économiste libéral et on aura mis en scène une politique publique efficace (lire cet article de Mathias Thépot qui montre au contraire l'inanité de cette politique).
Valeurs Actuelles, modèle de journal d'opinion, est par ailleurs spécialiste du journalisme de mise en scène. On ne compte plus les enquêtes sur ces zadistes qui menacent la Républiques, ces islamo-gauchistes qui gangrènent l'Université, ces vegans qui veulent génocider les bouchers, etc. On invente un fait de société qui n'existe pas ou qui est ultra-minoritaire, puis on le fait exister par des effets de loupe grossiers et des approximations intellectuelles. Sans aller dans les outrances du média d'extrême droite, Marianne emprunte la même pente fictionnelle.
En Une de Marianne, l'inversion du réel
La Une de cette semaine sur les "deux gauches (vraiment) irréconciliables" est un exemple de cette tendance. Marianne revisite la formule de Manuel Valls, qui théorisait la fracture entre une gauche sociale-libérale qu'il représentait et la gauche radicale de Jean-Luc-Mélenchon. Un choix que Natacha Polony, rédactrice en chef de Marianne, considère être une "faute politique" car selon elle la vraie fracture tourne autour de la laïcité. Manuel Valls aurait dû accepter dans ses rangs les ardents défenseurs de la laïcité, y compris ceux qui ne sont pas les tenants d'une gauche sociale-libérale. Or pour le coup, Manuel Valls a raison, il ne peut y avoir de compatibilité entre une gauche anti-capitaliste et une gauche ralliée au marché.
Sauf que pour Polony, ce qui est "vraiment" irréconciliable, ce sont des notions très abstraites : rapport à la laïcité, à la police, valeur travail. Un dévoiement du mot "vraiment", en somme. Ce que Marianne appelle "vraiment" c'est un agrégat de positionnements (sur la viande, le nucléaire, la police) relevant de la stratégie politique plutôt que d'une divergence idéologique de fond. On pourrait dire que le titre clame l'exact inverse du réel : ces gauches sont "vraiment conciliables", en atteste l'insignifiance des divergences mises sur la table.
En revanche, oui, ces gauches ne sont aujourd'hui pas "conciliées" : elles préfèrent camper sur des postures pour exister. Le rôle des journalistes devrait être d'expliquer au nom de quels agendas politiques et personnels ces partis politiques préfèrent mettre en avant leurs divergences plutôt que leurs compatibilités (le programme de Fabien Roussel est quasiment soluble dans l'Avenir en commun). Sous peine d'être eux mêmes soumis à ce questionnement : au nom de quel agenda politique Marianne cherche à graver dans le marbre la désunion de la gauche ?
Politique fiction
Marianne illustre cette fracture par le duel Mélenchon-Ruffin, dont l'iconographie en Une aidera sûrement l'hebdomadaire à briller en kiosques. Passons sur la mine fermée des deux prétendants sur fond noir (histoire de rappeler aux lecteurs le caractère intrinsèquement malveillant des hommes politiques de gauche). La disposition en "hydre à deux têtes" suggère que les deux hommes sont forcés d'apparaître ensemble, mais n'ont sur le fond plus rien à se dire. Il ne s'agit pas d'affirmer que ce duel n'existe pas, mais il faut le remettre à sa place : Ruffin remet en cause la stratégie politique de Mélenchon et il semble vouloir suivre un agenda personnel, mais les deux idéologies ne sont absolument pas irréconciliables. Qui peut d'ailleurs affirmer que l'un ne se ralliera finalement pas à l'autre, en fonction de l'état du rapport de force en 2027 ?
Plus problématique encore est la couverture du dossier, page 10 du journal. Marianne décide que Sandrine Rousseau sera dans le camp Mélenchon et Roussel dans le camp Ruffin. On comprend qu'il s'agit de distinguer les "mauvais élèves de Marianne" (la déception Mélenchon et son tournant "sociétal", l'épouvantail féministe Rousseau) de leurs chouchous, Roussel et Ruffin. La grande théorie, c'est qu'en parlant des discriminations (de race, de genre ou autre), Mélenchon et Rousseau s'aliènent les classes populaires tandis que Roussel et Ruffin parlent aux classes populaires...parce qu'ils parlent de classes populaires. Or, si l'alliance Roussel-Ruffin versus Rousseau-Mélenchon pourrait faire l'objet d'une sympathique politique-fiction, elle ne correspond à aucune réalité politique aujourd'hui.
Quelle est cette réalité politique ? Il y a la France Insoumise, dominante à gauche vu son score aux dernières présidentielles, qui veut contrôler ses concurrents à gauche pour offrir à Mélenchon (ou un successeur) une candidature unique en 2027. Il y a les autres partis de la Nupes qui, faut-il encore le rappeler, luttent pour leur survie. La Nupes, accord électoral décidé en toute hâte pour les législatives, doit son existence à cette donne politique, non à une subite volonté d'union de la gauche. Toutes les attitudes des différents partis découlent de cette donne politique : la volonté de démarcation d'EELV pour les européennes, la stratégie de pourrissement de Roussel (car le succès de LFI est une menace existentielle pour le PCF), le profil bas du PS (car au contraire LFI n'est pas une menace mais une garantie d'existence). Au milieu de tout cela, Ruffin tente de tracer un chemin solitaire.
Reprocher à la gauche d'être de gauche
Les réalités matérielles des partis politiques ne pèsent rien aux yeux de Natacha Polony, par rapport au "gauchisme culturel", qu'elle fustige. Ce dernier "mesure l'appartenance de la gauche à l'aune de l'extension des droits individuels". Ce faisant, Natacha Polony fustige la gauche. Qu'est en effet la gauche sinon l'extension des droits individuels ? Là est le malentendu d'un souverainisme auto-proclamé de gauche qui confond les moyens et les fins. Le sens du collectif (luttes sociales, conquête de l'Etat, solidarité fiscale) n'a jamais été qu'un outil pour obtenir plus de droits individuels (liberté de conduire son existence comme on l'entend peu importe qui on est). L'amour du collectif pour le collectif (grandeur de la France, indépendance nationale, union sacrée) a toujours été le rêve de la droite.
Ainsi, ne pas "vouloir embrasser la lutte des dominés LGBTQI+ et racisés", comme le dit Polony, c'est à dire ne pas considérer la garantie de l'effectivité de leurs droits comme une fin politique, ce n'est pas être de gauche. Alors, oui, s'il existe une telle gauche, alors elle est irréconciliable, puisqu'elle n'est pas de gauche. Et il est vrai que parfois, en écoutant Fabien Roussel dans les médias, le doute est permis. Mais venons en aux faits. Les provocations du secrétaire national du PCF répondent à une logique politicienne, cependant elles ne correspondent nullement à ce qui est écrit dans le programme communiste de 2022. J'invite les journalistes politiques de Marianne à y consulter les paragraphes sur les "violences racistes dans la police" et les "violences sociales et patriarcales imposées aux femmes". L'hypothèse d'un PCF au pouvoir ne me rend pas très inquiet sur les droits des minorités, même si cela risque de décevoir Marianne.
Je ne vais pas plus m'attarder sur l'édito de Polony, car cela reste un édito et on peut y raconter à peu près ce qu'on veut. Le vrai problème, c'est que le papier suivant, signé Louis Nadau, ressemble également à un long édito ponctué de citations de responsables de LFI qui ont le mérite d'apporter de la contradiction (c'est bien le minimum). Des encadrés jalonnent le texte principal, pour mettre en scène des duels intra-Nupes (Roussel vs Mélenchon , Roussel vs Rousseau, Mélenchon vs Ruffin) sur des thèmes spécifiques. Un fourre-tout monumental, où figurent le rapport à l'Europe, la laïcité, la sécurité, la valeur travail ou encore le rapport au plaisir (sic). C'est vrai que vu comme ça, les responsables de gauche ont l'air de se castagner sur tous les fronts ! Et pourquoi pas un encadré sur le rapport au foot ? Ruffin aime le foot (ce qui le rapproche décidément des classes populaires) tandis que Mélenchon pas trop (sale wokiste).
Surtout, ne jamais être précis
L'article se décrédibilise dès le chapô en assimilant l'écologie aux "luttes sociétales". On comprend que ce qui énerve Marianne, c'est la sociologie des jeunes qui se mobilisent contre les discriminations et contre le climat. C'est d'ailleurs l'objet de l'article d'Hadrien Mathoux qui clôt le dossier, sur ces jeunes militants politiques, davantage "bobos que prolos". Le journaliste politique se désole que les "idoles" de cette jeunesse s'appellent "Salomé Saqué, Paloma Moritz ou Camille Etienne", ne pouvant dissimuler un certain sexisme. Pablo Servigne, Jean-Marc Jankovici ou Aurélien Barrau ne sont-ils pas moins légitimes à être cités comme "idoles des jeunes" ? Non, car cela ne sert pas la mise en scène d'une jeunesse bobo parisienne féminisée qui s'intéresse à l'écologie et non aux classes populaires, d'où l'assimilation de l'écologie à une "lutte sociétale". D'autant que lorsque l'on s'intéresse aux faits, le profil sociologique de "bobo" concernant Camille Etienne ou Salomé Saqué est discutable (fille de guide de montagne en Savoie, de profs de lycée pro en Ardèche).
Oui, mais voilà, Roussel et Ruffin ont une ligne "plus popu". A lire l'article, c'est comme si les deux hommes parlaient d'une seule voix. Alors que l'hebdomadaire met en avant la ligne "anti écologie punitive" de Roussel, il omet de rappeler que l'écologie est au cœur du logiciel de François Ruffin, qui lui a notamment consacré un livre (Il est où le bonheur). Il y développe une vision spirituelle d'une économie écologique, débarrassée de l'injonction à la croissance et à la compétitivité, où les liens et le sens d'un travail utile (c'est dans ce sens qu'il faut comprendre chez lui la "valeur travail") priment sur tout le reste. Bref, une ligne complètement "bobo-compatible" mais qui se veut justement au-delà des clivages sociaux (en gros, prolos comme bobos aspirent à un travail concret qui a du sens). L'encadré, qui met en scène un Batho vs Roussel sur la question de la décroissance, reconnaît que finalement seule Batho est strictement sur une ligne décroissante et que le reste de la Nupes se situe sur un "spectre" dont le "point d'équilibre pourrait se trouver dans la vision de la LFI". Vous avez dit irréconciliable...
Le propos introductif du papier de Louis Nadau est d'une grande confusion. Il rappelle les réactions suscitées par des propos de Roussel sur l'immigration, Ruffin sur la transition de genre et Delga sur Mbappé. " Extrême droite !" "Facho!" "Racisme!" Le journaliste se lâche et invente des réactions qui n'ont jamais existé si ce n'est dans les limbes de Twitter (encore faudrait-il documenter l'existence de ces tweets ainsi que leur poids réel dans l'opinion). Caricaturer l'ennemi pour mieux le dénigrer, une technique classique de politicien - ou de journaliste politisé. Mais le plus grave est la malhonnêteté du procédé qui consiste à mettre dans le même sac des propos qui n'ont rien à voir.
Quand Roussel parle de "frontières passoires", il tient un propos indubitablement anti-immigration. Il ne dit pas : "il faut qu'on aie un débat sur l'immigration", il le tranche. Or, quand Ruffin dit qu'il n'inscrit pas dans ses "priorités politiques la question de la transition de genre pour les mineurs de 16 ans", il ne prend pas position sur la transition de genre en tant que telle. Même si l'invisibilisation du sujet pourrait être perçu par certains comme de la transphobie, le propos de Ruffin est du registre de la stratégie politique, non du positionnement politique. C'est là toute la confusion qu'entretient Marianne : ne pas axer sa stratégie politique sur les luttes sociétales, cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas, concrètement, lorsque l'on est au pouvoir, "mener toutes les luttes de front". Quant à Delga, son propos est malencontreusement - mais réellement raciste et donc les réactions sont justifiées.
Louis Nadau précise tout de même : "Ils, ce sont les censeurs de Twitter, cadres insoumis et militants de gauche radicales". Décidément, donner des exemples concrets, ce serait ajouter du journalisme aux malheurs du monde. Louis Nadau vit dans une réalité parallèle : il existerait donc une option sur Twitter - réservée aux militants de LFI - qui permettrait de censurer des propos d'hommes politiques.
Social vs sociétal, un clivage imaginaire
Sur les vingt dernières années, le journaliste pointe les "défaites systématiques sur le terrain socio-économiques" quand le progrès est "quasi ininterrompu sur le front sociétal". Déjà, sur les 20 dernières années, quand la gauche a-t-elle été au pouvoir (Hollande est une réponse interdite) ? Ensuite, de quels progrès "ininterrompu" parle Marianne au juste ? Le mariage gay, l'inscription de l'avortement comme "liberté" dans la Constitution ? C'est bien maigre et surtout très "interrompu". Qu'en est-il du bilan effectif sur les violences sexistes et sexuelles, les inégalités de salaire, l'exploitation des femmes au travail, les violences racistes d'extrême droite ? Dans le monde réel, les régressions sociales sont également des régressions sociétales. Il ne faut pas confondre la montée dans la société des préoccupations sociétales (Me Too) et les progrès sociétaux effectifs (condamnation des violeurs, par exemple).
Cette insistance sur les questions sociétales condamnerait la gauche à s'éloigner des classes populaires. Ainsi, Louis Nadau qualifie d' "idéologie" l'affirmation selon laquelle il est possible de conjuguer "préoccupations sociétales" et "préoccupations des classes populaires". Idéologie, vraiment ? Là encore, les faits sont têtus. Un sondage du 21 mars 2022 de l'IFOP montre que les électeurs ne déterminent pas leur vote en fonction des questions sociétales. Je cite : " Contrairement aux discours dénonçant un « wokisme » ambiant qui rendrait les électeurs ultra-sensibles aux grandes questions de société (ex : féminisme, antiracisme,…), l’analyse des motivations des électeurs montre que ces derniers voteront moins en fonction des thèmes chers à la gauche progressiste qu’en fonction de besoins matérialistes et socioéconomiques". En clair, que la gauche tienne un discours "progressiste" ou "républicain" ne change pas grand chose : elle sera jugée sur sa capacité perçue à améliorer les conditions matérielles. Sur ce point, l'électorat populaire sera plus prompt à pardonner le barbecue de Sandrine Rousseau que la politique d'austérité de François Hollande.
Il serait trop long de compiler ici toutes les approximations, citations mises hors de leur contexte, raisonnements fallacieux présents dans ce dossier sur les "gauches irréconciliables". Mais je ne résiste pas à l'envie de commenter deux piques que Polony et Nadau adressent à Mediapart (sans quoi un article de Marianne ne saurait être complet). Dans l'une, Edwy Plenel, du temps où il officiait au Monde, "inaugurait la fascisation de pans entiers de la gauche". Rien que ça. Dans l'autre, Mediapart, "du haut de son magistère moral", alertait sur le piège d'opposer "social et sociétal". Je m'amuse de constater que ce sont toujours des journaux d'opinion qui sont obnubilés par Mediapart, lui reprochant les opinions que le média en ligne véhiculerait. Or dans l'article dénoncé par Louis Nadau, Fabien Escalona (qui, lui, assume un "parti pris") s'appuie sur des travaux de plusieurs chercheurs pour étayer son argumentation, là où justement Marianne se situe strictement sur le plan moral. La différence, c'est qu'un journal sérieux comme Mediapart ne se permettrait pas d'ironiser sur le "magistère moral" de ses confrères.