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Billet de blog 20 février 2021

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Pourquoi l'interview de Brut fut inoffensive pour Macron

Des questions d’internautes posées sans filtre, du temps pour s’exprimer sur le fond: sur le papier, l’interview du président de la République par Brut avait tout pour rompre avec les codes d’un entretien présidentiel policé. Elle a été globalement saluée comme un renouveau rafraîchissant de l’exercice. Il me semble au contraire qu’elle n’échappe pas aux travers du journalisme politique actuel.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

“Il y a des violences policières”. Voici la phrase, ou plutôt le bout de phrase, que l’on aura retenu. Une poussière dans l’interview fleuve accordée le président de la République Emmanuel Macron à Brut. Et comme le chef de l’Etat ne pouvait se contenter de dresser un constat, il a annoncé la création d’une plateforme de signalement sur les discriminations raciales. Après le live présidentiel, le pack “violences policières” + “plateforme de signalement” a tourné en boucle sur les principales radios et chaînes d’informations en continu nationales. 

Certains opposants politiques, sans doute un peu désespérés, ont cru y voir le signe d’un président mis en difficulté, contraint de faire des concessions. Mais il faut se souvenir du contexte politique extrêmement tendu - faisant suite aux vidéos choc du démantèlement inhumain d’un camp de migrants place de la République et au tabassage en règle par des policiers d’un producteur de musique noir - qui ne pouvait pas laisser le président de la République sans réaction.

Entretien exclusif : Emmanuel Macron répond à Brut © Brut

Un mois plus tard, l’interview de Brut est déjà dans les oubliettes de l’histoire, tout comme celle d'Hugo Décrypte en mai 2019. Personne n’est capable, aujourd’hui, de restituer ce que Macron a pu raconter sur l’écologie, la laïcité, les étudiants enfermés chez eux devant un écran… Tout au plus la reconnaissance à demi-mots des violences policières aura-t-elle provoqué des remous chez les policiers pendant quelques jours. En définitive, l’entretien n’a nullement permis d’éclairer la pensée du chef de l’Etat sur aucun sujet.  Simplement un rappel de positions maintes et maintes fois entendues de la part de Macron. Il n’y a aucun enseignement politique à en tirer. 

Est-ce si grave ? L’exercice, inédit pour les journalistes Rémy Buisine, Yagmour Cengiz et Thomas Snegaroff, n’a pas été plus raté que celui conduit par les expérimentés Gilles Bouleau et Léa Salamé à l’été 2020. L’interview aura permis de sonder les positions du chef de l’Etat à un instant T, en réaction à une actualité. Circonscrire une interview à ce rôle, c’est néanmoins ce qui devrait nous interroger. De même qu’il y a une désacralisation de la parole présidentielle, il y a une désacralisation de l’interview.

Tout le monde est intellectuellement capable de faire ce qu’ont fait Rémy Buisine et ses collègues. Dire cela n’est pas un manque de respect vis-à-vis de ces journalistes, pour lesquels j’ai d’ailleurs une certaine estime dans leurs domaines de spécialité respectifs. Lister des questions en lien avec l’actualité - dont la moitié proviennent des internautes - et les adresser oralement au président de la République : demain, un influenceur de TikTok de 16 ans ou une intelligence artificielle pourra le faire. Cela demande simplement de suivre l’actualité et un minimum d’aisance oratoire. C’est ce que font tous les jours les matinaliers de grandes radios nationales, demandant à leurs invités politiques de réagir à telle ou telle actualité. 

Faire cela ne permet pas , à mon sens, de remplir les deux fonctions d’une interview : premièrement, faire émerger le plus clairement possible la pensée de l’interviewé et deuxièmement, confronter cette pensée à ses éventuelles limites. Bien trop souvent, nos animateurs de débat attendent des politiques la petite phrase qui fera réagir ou le “ message politique “ dont ils pourront tirer une conséquence immédiate en vue de la compétition électorale. Dans cette optique, l’approfondissement des sujets est une perte de temps. Nous allons le voir, cette interview ne déroge pas à la règle, en dépit de la bonne volonté des journalistes de Brut. 

Interview ou audition du chef de l’Etat ? 

Ma principale critique sera donc la suivante : les journalistes préparent les questions, mais pas leur capacité à rebondir sur ce que dit le président de la République. En un mot, ils ne travaillent pas les dossiers. Cela est gênant à plus d’un titre. D’abord, cela crée un déséquilibre : alors que Macron est doté d’une armée de conseillers, qui lui rédigent des notes synthétiques et des éléments de langage sur tous les sujets, les journalistes de Brut sont à court de billes au moindre argument invoqué par le chef de l’Etat. Ce déséquilibre se retrouve alors dans le temps de parole, avec de longs monologues du président nous rappelant aux mauvais souvenirs du “Grand Débat national”. 

Les exemples ne manquent pas, mais concentrons-nous sur le domaine dont Rémy Buisine est spécialiste : les violences policières. Omniprésent sur le terrain, et encore récemment pour assister au démantèlement violent du camp de migrants sur la place de la République, il a normalement beaucoup de choses à dire sur le sujet. Il a pourtant manqué de répondant. 

Rémy Buisine énonce une longue question, manifestement préparée, sur cette actualité. À son tour, Macron déroule un argumentaire, manifestement préparé lui aussi. Il rappelle que “les fautes doivent être sanctionnées” ( phrase avec laquelle personne ne sera en désaccord), et en même temps souhaite ne pas “accabler les policiers car ils sont dans des situations pour lesquelles ils n’ont pas été formés”. Rémy Buisine manque déjà une occasion de rebondir : qu’a fait le gouvernement pour que la police soit mieux formée ? Ne vaut-il pas mieux concentrer les efforts sur la formation des policiers plutôt que sur le répressif ? Tout se passe comme si il était normal de se contenter de cet état de fait.

Emmanuel Macron continue de se réfugier dans la fatalité en évoquant “une seconde vague migratoire, avec des trafiquants qui profitent de la misère”. Un discours qu’il ressort depuis un certain temps pour justifier le détricotage du droit d’asile. Face aux parlementaires en 2019, il constatait déjà que “ le droit d’asile est détourné de sa finalité par des réseaux de gens qui manipulent”. Au lieu de mettre le Président face au bilan de sa politique migratoire (1 demandeur d’asile sur 2 hébergé faute de place, une loi asile-immigration qui raccourcit le délai des procédures et aboutit à des expulsions injustifiées…) et de souligner que tout cela n’a aucun rapport avec les méchants trafiquants, Rémy Buisine ne trouve rien de mieux que de le presser sur “les violences” et de passer sans transition à son deuxième joker, l’affaire Michel Zecler. 

Une seconde fois, Rémy Buisine mise tout sur la question, dont la tournure est à charge. Comme si Macron allait être déstabilisé qu’on lui somme de s’expliquer sur un événement dont tous les médias parlent depuis une semaine. Là encore, le Président fustige la violence de quelques-uns, répète que la police doit être exemplaire (ce qui ne fait pas avancer le vrai débat : comment s’assure-t-on qu’elle le soit). 

Il passe ensuite à l’offensive, renvoyant dos à dos ce passage à tabac protofasciste avec les violences des manifestants qui ont “roué de coups” une commissaire de police. Outre le fait que ce soit faux ( elle s’est pris un jet de pavé, c’est le rôle minimal du journaliste de relever ce type d’imprécisions), comment ne pas questionner le déséquilibre total entre une policière équipée, consciente d’un risque inhérent au métier, qui se prend un pavé et un citoyen, impuissant, qui se fait tabasser par des représentants de l’Etat français, tout en subissant des injures racistes ?

Au lieu de l’interpeller sur cette comparaison pour le moins osée (*), Rémy Buisine préfère insister lourdement sur le concept de “violences policières”, afin d’obtenir la reconnaissance officielle de cette réalité par le chef de l’Etat, alors que personne (de raisonnable) n’en conteste l’existence. La formule “Vous dites qu’il y a des policiers violents mais y-a-t-il des violences policières ?” marque cette obsession journalistique pour le concept abstrait, au détriment de faits précis. À la fin de la séquence, Macron tourne - à juste titre - cette insistance en dérision : “il y a des violences policières si cela vous fait plaisir, on ne va pas jouer à ni oui ni non”. Si on prend la phrase hors de son contexte, Brut a fait admettre à Macron qu’il y avait bien des violences policières, que demande le peuple ?

Sur le fond, les journalistes n’ont pas fait bouger la ligne du président de la République d’un iota. Pendant tout l’échange, ce dernier a préféré relayer l’expression “ violence DE policiers”. Sans faire de langue de bois parce qu’il motive ce choix sur le fond : il réfute des violences ou du racisme “qui serait consubstantiel à la police”. Or le débat intéressant est justement là : ces violences, qui s’accumulent ces dernières années, sont-elles structurelles ? C’est sous cet angle structurel qu’il fallait aborder les questions sur l’IGPN ou sur les responsabilités hiérarchiques. Cela aurait évité la non-réponse de Macron sur le contrôle des policiers par des policiers ( en gros : circulez il y a rien à voir, il faut renforcer les contrôles, la justice fait son boulot.), d’évoquer le faible nombre d’enquêtes administratives ouvertes, le sentiment d’impunité de la hiérarchie qui en résulte, donc l’impossibilité pour les policiers de dénoncer les ordres abusifs en interne, par crainte d’une sanction disciplinaire… Bref, de mettre en exergue un système où règnent l’irresponsabilité et l’omerta.

Une discussion superficielle mais exhaustive

Les exemples où les journalistes seraient bien inspirés de rebondir, mais ne le font pas, sont très nombreux, mais on ne va pas s’y attarder. Citons pêle-mêle le moment où Macron pose la question “Est-on dans un pays où la liberté de manifester est un risque ?” (sans réponse), celui où le chef de l’Etat se félicite que la France ne soit pas un Etat autoritaire comme la Hongrie où la Turquie (un bon signe de se comparer à de telles références), ce passage lunaire où il se demande “pourquoi malgré tout ce qu’on a mis en place, des jeunes en viennent à demander l’aide alimentaire” (mais les journalistes ne fournissent aucun élément de réponse, c’est vrai quoi, les revenus des jeunes sont tellement importants en ce moment, sacré mystère…) ou encore ce coup de bluff sur l’écologie : “Personne n’en a fait autant que nous, je n’ai pas de leçon à recevoir” (pas de crainte, personne sur le plateau n’est capable d’opposer au président le bilan, ou plutôt le non-bilan en matière de politique environnementale)...

Outre les réponses, soit timides soit inexistantes, les questions sont également problématiques. Ce sont elles qui orientent la discussion, et le cas échéant, elles orientent plutôt le monologue. Premièrement, à cause de questions imprécises, trop larges, qui donnent toute la latitude au Président pour disserter de manière abstraite. Deuxièmement, à travers des questions “balayant” l’actualité, sans lien entre elles, ce qui permet à Macron de ne jamais approfondir et de se contenter de réciter un “pitch” déjà rodé. 

“Qu’est ce qu’être Français en 2020 ?” : non ce n’est pas un sujet de composition pour le concours de l’ENA, mais une question posée par Rémy Buisine  au bout d’une heure d’entretien. La question a été suggérée par le Président lui-même puisqu’il abordait la problématique de l’identité française. Le journaliste de Brut a dû regretter de rebondir avec cette question puisqu’il a eu toutes les peines du monde à interrompre les deux minutes de monologue qui s’ensuivirent. 

Emblématique de la difficulté qu’ont les journalistes à problématiser leurs questions. La plupart des émissions actuelles donnent l’impression que la question en elle-même est moins importante que le fait de “faire parler l’interlocuteur”.  Ici, la problématique est contenue dans “en 2020”, ce qui reste très faible : en quoi la question diffère-t-elle de “qu’est ce qu’être français en 2019 ? En 2010? En 1981? En 1875?” Et surtout : en quoi la réponse à cette question concerne-t-elle vraiment les auditeurs dans leurs problèmes au quotidien ? Ont-ils besoin qu’on leur rappelle un cours d’éducation civique niveau collège ?

Ce n’est d’ailleurs pas la seule question problématisée par “en 2020” dans l’interview. La question “en 2020” fait partie de ces formules toutes faites comme “vous leur dites quoi à ces gens qui” ou “est ce que vous saluez / applaudissez / condamnez” qui font le bonheur des journalistes lorsqu’ils manquent d’inspiration. Au-delà de la fainéantise de ces questions, elles placent l’homme politique dans une situation de commentateur et non de décideur : à la question “quelle est votre action pour faire avancer les choses” se substitue la question “que pensez vous de telle ou telle chose ? Est ce que c’est bien ou mal ?”

A plusieurs reprises, les questions des journalistes de Brut mettent le Président de la République dans la position d’un sociologue, ou d’un chercheur en sciences sociales. Lorsque Macron avoue qu’il n’a pas réglé les problèmes de discrimination sociale, notamment dans le cas des contrôles de police au faciès, au lieu de lui demander ce qu’il attend pour agir, Yagmur Cengiz le relance sur “Pourquoi y a-t-il une telle fracture aujourd’hui ?” Ce qui permet à Emmanuel Macron, chercheur au CNRS, de développer une belle tautologie “Il y a une fracture parce qu’il y a une défiance, et cette défiance s’auto-entretient” sans être interrompu. 

On comprend évidemment que l’intention de la question était d’interroger le politique sur son éventuelle responsabilité dans la fracture. Sauf qu’en l’absence de question précise (sans que figure le mot “responsabilité” ou des faits pouvant expliquer cette fracture dans les quartiers sensibles, comme un taux de chômage chez les jeunes), le Président n’est pas tenu de s’exprimer sur sa responsabilité. Dans cet entretien au long cours, l’intellectuel Macron aura donc eu le temps de répondre à des grandes questions comme “ Qu’est ce que la France a raté dans l’éducation des jeunes radicalisés ?”, “Qu’est ce que la laïcité ?” (depuis le temps qu’on pose cette question, pourquoi ne pas simplement ouvrir un dictionnaire ou un manuel de droit?) ou “Pourquoi les violences faites aux femmes continuent d’augmenter?”

Le manque de précision dans les questions frise parfois le ridicule au point que Macron est obligé de les recadrer. Alors que l’on débat de la Convention citoyenne pour le climat et de la raison pour laquelle le Président de la République n’a pas retenu toutes les propositions, Rémy Buisine relaie une question des internautes : “ On a l’impression que vous reculez devant les lobbys ?” Macron se moque d’abord gentiment en parlant du “lobby des passoires thermiques” et du “lobby des classes moyennes”. Rémy Buisine revient à la charge : “ Oui mais Hulot a lui-même critiqué le poids des lobbies" 

Dieu Hulot. Il a dit que, alors c’est la vérité. Nul besoin d’évoquer un lobby en particulier ou d’évoquer des enquêtes montrant l’action néfaste de ces lobbies. Macron profite de la brèche : “OK, des faits, dites-moi lesquels ? Je n’ai 0 secret. Quel lobby, quoi ? Quand je parle du glyphosate, je parle de nos agriculteurs, ce n’est pas un lobby, nos agriculteurs”.  Désespérément, Rémy Buisine cite le lobby de la chasse et du nucléaire, mais n’est pas capable de dire en quoi cela pose problème. Macron fait lui-même l’effort de définition : “si on entend par lobby tout groupe de pression, la société est composée de lobbies”. Un sketch sans fin. Cinq minutes après on y est encore, Thomas Snegaroff se sentant obligé de rappeler que “ (Dieu) Hulot a parlé du lobby des chasseurs”. Toujours aucun contenu dans les questions, donc aucun contenu dans la réponse : les journalistes de Brut se font balader.

Il est logique de voir les journalistes recourir à des figures d’autorité comme Hulot pour compenser un vide dans la connaissance des sujets. Plusieurs fois dans l’interview, ils utilisent l’argument d’autorité pour tenter de coincer Macron. Macron autoritaire ? C’est la presse anglo-saxonne qui l’a dit. Le gouvernement inactif pour lutter contre le changement climatique ? C’est le Conseil d’Etat qui l’a dit. Mais sur quels arguments s’appuient la presse anglo-saxonne ou le Conseil d’Etat ? Les spectateurs ne le sauront pas en écoutant l’interview. C’est un travers que l’on observe souvent sur les plateaux télé et qui en dit long sur la manière dont s’informent les journalistes aujourd’hui : un vaste balayage de l’actualité au point d’être au courant de la moindre phrase qu’a dit untel ou untel, mais sans jamais approfondir les enjeux principaux de notre société.

L’interview de Brut s’inscrit ainsi dans cette tradition française de balayage de l’actualité, où le Président de la République doit avoir réponse à tout sur tous les sujets. Un exercice pour lequel nos dirigeants sont préparés depuis leur formation avec le grand oral de l’ENA. On pourrait presque parler d’interrogatoire, où les questions s’enchaînent sans nécessairement avoir un rapport entre elles. Sur l’écologie par exemple, on a une question sur le glyphosate, la Convention citoyenne, les… lobbys, le nucléaire, la chasse, le Conseil d’Etat. Cette segmentation d’un grand thème en plusieurs sous-thèmes indépendants est problématique pour des sujets comme l’écologie, où seule la cohérence d’ensemble d’une politique devrait être interrogée. 

Ce “question-zapping” vire au burlesque en fin d’interview où Emmanuel Macron doit finir par répondre au plus grand nombre de questions des internautes possibles. La place des femmes dans la société, les Ouïghours, les SDF, les jeunes… Une gigantesque foire aux questions, qui appelle une gigantesque foire aux réponses. Le politique est devenu une machine à “traiter les problèmes”, non plus celui qui fait des choix de société. Traiter les symptômes, non plus les causes. Sur chaque problème, le gouvernement avance, promet d’aller encore plus vite. Si le gouvernement décide de mieux recueillir les plaintes des femmes victimes de violence, alors il a apporté une solution au problème. Les journalistes ne peuvent que s’incliner devant une proposition aussi concrète. Tant pis si à côté de cela, la réforme de l’assurance chômage précarise majoritairement des femmes, davantage représentées dans les contrats courts ou à temps partiel. 

L’interview se conclut enfin à 2 heures et 21 minutes sur un running-gag : “ Alors vous serez candidat en 2022 ?” S’il fallait une preuve que les journalistes de Brut ne font que perpétuer les codes des médias mainstream sous un vernis de modernité, ce serait cette séquence-là. Macron sourit de ce piège grossier. Tout d’un coup, les journalistes présents sur le plateau s’animent, veulent rajouter leur grain de sel. Il n’y a vraiment que cela qui les intéresse ? Le président de la République utilise la formule à dessein : “c’est une grande perversion journalistique”.

Quelles leçons tirer de cette interview ?

L’objectif de cette analyse n’est aucunement de critiquer Brut ou ce live présidentiel en particulier. C’est justement parce que l’interview présente certaines qualités qu’il est intéressant de comprendre pourquoi elle demeure insuffisante. Possibilité de développer longuement ses idées, non-hystérisation des débats, thèmes globalement intéressants et attitude non (volontairement) complaisante des journalistes, autant d’atouts nécessaires à une discussion de bonne tenue. Idéal pour mettre en évidence les impasses de l’interview politique telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. 

Les interviews sont de plus en plus fréquentes, et de plus en plus longues. Sur les chaînes d’information en continu, les radios du service public, les talk-shows hebdomadaires, les auditeurs sont abreuvés de paroles de politiques, des élus de la France Insoumise à ceux du Rassemblement National. Dans le même temps, le contenu de la parole politique semble irrémédiablement s’affaiblir. L’interview politique est un produit standardisé à faible valeur nutritionnelle, avec de grands emballages remplis de vide. On se sent distrait et rassasié en l’écoutant le matin à la radio, mais finalement on n’en retient rien. Seule l’impression de nouveauté que fournit l’actualité nous fait oublier son essence industrielle, faite des mêmes codes et des mêmes questions. 

Comment en sortir ? En renouant avec l’artisanat journalistique. Faire moins mais mieux : centrer l’interview sur un ou deux grands thèmes maximum et les approfondir, plutôt que de viser tous les rayons du supermarché de l’actualité. Une interview présidentielle sur sa vision géopolitique du monde ou sur sa stratégie de relance économique aura bien plus de chance d’être marquante et utile pour le citoyen qu’une “grande interview” à un instant T sur tous les sujets. 

Miser sur les savoir-faire : on arrêtera de déconsidérer le journalisme lorsqu’on aura montré qu’il s’agit d’un métier de précision. Les questions sur l’économie seront alors confiées à un journaliste économique, qui travaille sur ces questions depuis plusieurs années, donc qui y comprend quelque chose. Voire pourquoi pas à un journaliste spécialisé en macroéconomie, l’autre sur les marchés financiers, encore un autre sur le commerce international… Il y a quelques années, Médiapart montrait la voie en faisant se succéder des journalistes spécialistes dans leurs domaines respectifs pour interroger les candidats à la présidentielle. C’est moins glamour qu’un présentateur star qui a une diction parfaite, mais cela évite que des hommes politiques se targuent d’un bilan environnemental inexistant en toute impunité. 

En finir avec le travail à la chaîne : même sur une interview présidentielle, un événement inédit pour un média comme Brut, on sent que les journalistes n’ont pas eu suffisamment le temps pour travailler, ont été dépassés par l’ampleur de la tâche. Ils ont préféré déléguer le travail à des sous-traitants ( les questions des internautes où les matériaux recyclés comme “Quelle est votre définition de la laïcité”) pour obtenir un produit fini bas de gamme. Laisser le temps aux journalistes de préparer l’interview, lire des rapports, consulter des experts, bâtir des contre-argumentaires est indispensable pour ne pas laisser les citoyens démunis face à une certaine communication politique. 

Enfin, répondre à une vraie demande. Interviewer le président de la République n’est pas une fin en soi : si on le fait, c’est parce que l’on a envie de comprendre son action et d’avoir les clés pour juger de sa pertinence, pas pour meubler pendant deux heures et faire un maximum d’audience. En l'occurrence l’interview de Brut aurait pu par exemple servir à identifier les dysfonctionnements de la police et comprendre ce que le gouvernement fait ou ne fait pas pour y remédier, ce en quoi elle a échoué. Avant de solliciter quelconque personnalité pour une interview, le journaliste doit se poser la même question que pour une enquête, un reportage ou une analyse : “ Quelle information ai-je envie d’apporter au citoyen?

On comprend alors que faire répéter au Président de la République la même chose que ce qu’il dit depuis 2017, avec en prime une reconnaissance du terme de violences policières, ce n’est pas suffisant. Les Français s’intéressent plus que jamais à la politique, désirent comprendre la société actuelle, ce qu’a montré le mouvement des Gilets Jaunes, ce que montrent les succès d’audience des documentaires d’Arte ou de Cash investigation, autant que des documentaires complotistes. “Donner la parole aux citoyens”, ce n’est pas naïvement adresser leurs questions spontanées au pouvoir. C’est creuser, fouiller, documenter les sujets qui les intéressent ; garantir, en un mot, leur droit à l’information. 

Tom Jakubowicz 

(*) Heureusement, quelques instants plus tard, Thomas Snegaroff y reviendra en demandant au chef de l’Etat s' il met un signe égal entre des violences commises par des manifestants et des violences commises des dépositaires de l’autorité publique. 

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