La lutte contre l'implantation de huit barrages dans la région de Tunceli s'intensifie de mois en mois. La population, majoritairement kurde, à confession alévi dénonce un « nettoyage culturel et des dégâts majeurs sur l'environnement », « stratégie énergétique », réplique le gouvernement. Les barrages, ici plus qu'ailleurs, font polémiques. Pourquoi ? Regard sur une région unique en Turquie.

« Les célébrations ? C'est déjà fini, il fallait venir ce matin », balaie t-on d'un revers de main à la mairie de Tunceli. La nuit tombe ce 29 octobre, 86 ème anniversaire de la République turque, et les rues de la ville de 23 000 habitants sont vides. Pour célébrer la fête, quelques coups de fusées sont tirés depuis la caserne de la police, au sommet de la chaîne de montagnes qui entoure la ville. Mais dans la vallée, les habitants de Tunceli préfèrent se rassembler dans les cafés. Et à l'intérieur, ça cause plutôt résistance que solidarité nationale.
En buvant un thé, Murat, 28 ans, ingénieur électrique dans un barrage au sud de Tunceli, s'interroge : « Est-on libre dans un pays où il est interdit de dire que les Arméniens ont subi un génocide ? » Son ami, Ür, bassiste dans un groupe de « rock kurde », raconte son histoire, amer : « En étudiant la géologie à l'université, j'ai envoyé une lettre à l'administration pour apprendre ma matière dans ma langue maternelle (le zazakî). J'ai été renvoyé de l'université. » Le contexte posé, ils poursuivent, sans surprise : « Ici, tout le monde est contre les barrages ». Et tout le monde en parle.

Voilà dix ans que la contestation a pris forme, après la décision de l'Etat turc d'implanter huit barrages hydroélectriques au nord et au sud de Tunceli, dans la rivière Munzur. Mais ces derniers mois, Tunceli fait régulièrement la une des journaux : les manifestations contre les barrages se multiplient, dans la province-même ou à Istanbul. Le dix octobre dernier, 20 000 personnes se sont rassemblées dans la vallée du Munzur pour demander l'arrêt immédiat de la construction des barrages.
Deux édifices sur les huit ont déjà vu le jour. L'un produit de l'électricité, l'autre ouvrira ses vannes en 2010. Aux yeux des nombreuses associations locales de Tunceli, si l'Etat s'entête, les barrages constitueront « une grave menace environnementale ».
Les six barrages restants seront construits en plein coeur du Parc naturel de Munzur, classé comme tel depuis 1971 par le gouvernement turc et reconnu par l'Unesco. Les associations, en première ligne de la rébellion, dénoncent, en s'appuyant sur différents rapports scientifiques, la possible « extinction de 42 espèces animales et végétales rares ». Et la menace d'un changement climatique due à la présence de barrages, « accentuerait le bouleversement de l'écosystème de Tunceli », selon Hasan Sen, membre de la fédération des associations de Tunceli (TUDEF).
Si Hasan Sen y voit une aubaine économique à court terme pour Tunceli, il pointe « l'absurdité » d'un tel projet : « L'ensemble des barrages produiront environ 360 mégawatt (MW), soit moins d’1 % de la production annuelle d’énergie en Turquie. » A titre de comparaison, le barrage Keban, situé dans la province voisine d’Elazığ, produit 620 MW et celui d'Atatürk 2400 MW.
Des barrages culturels ?
A Tunceli, la population déplore le manque de véritable campagne d'information sur les barrages. Une des seules explications auprès des habitants proviendrait de l'entreprise américaine impliquée dans le projet, Stone et Webster (1) : « Le ministère espère que le projet permettra de promouvoir le développement des zones tout en fournissant en même temps une source d'électricité plus fiable, plus écologique à la province et la région environnante. »
Au ministère de l'Energie et des Sources naturelles turc, on arbore le même ton, en pensant d'abord à l'avenir énergétique du pays « très inquiétant », soutient un ingénieur de la direction nationale des eaux (DSI) : « La Turquie doit continuer à produire plus d'énergie car il se manifestera des coupures d'électricité dans quelques années si l'on ne construit pas de barrages. » Selon le ministère, malgré l'ouverture de nouvelles centrales hydroélectriques ces cinq dernières années, la production d'électricité a diminuée, la faute aux périodes de « sécheresse » qu'a connu le pays dans le même temps. Et d'ajouter : « Pour répondre à l’augmentation de demande d’électricité (2) nous devons au minimum doubler notre force d’installation jusqu’à 2020. » Reste que cette explication est loin de satisfaire les associations.
Un des membres d'une structure d'aide à l'emploi de Tunceli, peste, sous le regard de Mao, encadré au mur : « Quand la nature sera submergée par l'eau, cela aura de grandes conséquences sur la population qui vit là, notamment psychologiques. 70 % des habitants de Tunceli sont contre les barrages car c'est leur territoire, leur croyance, leur cimetière, leur histoire et leur culture qu'ils vont perdre. »
Devrim Tekinoğlu, journaliste à l'hebdomadaire local Dersim Hayat, analyse : « L'Etat souhaite construire des barrages ici parce que le tissu culturel de Dersim (ancien nom de Tunceli) ne s'accorde pas au reste de la Turquie. C'est un endroit très particulier. » Une région unique en Turquie : un bastion de l'extrême gauche, où l'identité kurde, la religion alévi et la langue zazakî se confondent. Autant de minorités à l'échelle du pays soumises à des tensions directes qui remontent bien avant la création de l'Etat turc en 1923.
« La « turquisation » n'a pas fonctionné à Dersim
Pour comprendre comment la population vit ces futurs barrages, il faut remonter la source du Munzur. Direction Ovacık, second pôle du département par sa population, où la rivière jaillit des montagnes. Contrairement à Tunceli où le taux chômage en 2008 était presque deux fois supérieur à la moyenne nationale (3), la bourgade est en plein essor économique. Située sur la rive du Munzur, une entreprise spécialisée dans l'élevage de poisson est menacée d'immersion par la montée des eaux. Mais les patrons « préfèrent penser que l'avenir leur portera chance » : soixante dix nouvelles cuves sont en construction pour développer l'entreprise.
A Ovacık, il y a aussi une fabrique d'eau potable, celle du Munzur, une nouvelle entreprise spécialisée dans le fromage de chèvre et bientôt... une route pour relier la ville à Sivas, dans le département voisin. Une nouvelle voie commerciale en prévision des futurs barrages ? Le journaliste de Dersim Hayat n'hésite pas à faire le rapprochement : « La montée des eaux couperait l'unique voie routière, au bord de la rivière Munzur, reliant Tunceli à Ovacık ».
Et il rappelle des faits similaires passés : « Dans les années 1990, l’état major de l'armée turque avait annoncé que les voies de communications entre Tunceli et les autre villes de la province seraient submergées par l'eau des barrages. » Une réponse aux affrontements dans les années 1990 entre l'armée turque et l'organisation kurde PKK. Les acteurs associatifs remontent même jusqu'en 1931, quand l'armée turque soumet un rapport au gouvernement central suggérant que « les vallées soient inondées afin de liquider et d'effacer Dersim ». En cause : la résistance de la minorité religieuse alévis parlant le zazakî, à l'Etat turc. Le journaliste raconte : « La “turquisation” n’a pas fonctionné à Dersim. Les langues et les cultures vivaient. La population n'a accepté aucune oppression de la République turque. »
Lieu de massacre arménien en 1915, de révoltes identitaires contre le jeune Etat turc en 1938, entraînant des dizaines de milliers de morts, de guerre depuis les années 1980 entre l'Etat et le PKK, qui a fait fuir les trois quarts de la population de la province, Tunceli est aujourd'hui une région en état de traumatisme.
Pour Marie Le Ray, chercheuse à European journal of turkish studies (EJTS), l'ampleur de la lutte contre les barrages n'est donc pas étonnante : « Ce projet de construction des barrages est présenté par les associations de pays comme la dernière tentative en date visant à l’anéantissement de Dersim. Cette grille de lecture s’appuie sur un discours pré-existant, à Tunceli aussi bien que parmi les migrants, et a, de fait, une large résonance. »
« L'ouverture » du gouvernement
Retour dans la ville de Tunceli. En longeant la rivière Munzur, les nombreux checkpoints militaires rappellent la volonté de l'armée d'avoir la mainmise sur la région. Mais les habitants de la région relèvent une évolution symbolique de la « détente » engagée par l'AKP, le partie islamiste au gouvernement, entre le département et l'Etat : « Il y a dix ans, il fallait cinq heures de voiture pour relier Ovacık à Tunceli, aujourd'hui en une heure on est arrivé ». En se baladant dans la ville, une habitante fait remarquer le nouveau centre commercial, « chose impossible à entreprendre il y a encore dix ans ». Mais elle regrette qu'elle ne puisse toujours pas « planter des légumes dans un jardin sans avoir l'autorisation de l'armée ».
Le 5 novembre dernier, Abdullah Gül, le président de la République issu du parti AKP, a fait une visite dans une maison de culte alévie à Tunceli. Une visite qualifiée d' « hautement symbolique (4)» par Johannes Bauer, chercheur sur le blog de l'Observatoire de la Vie Politique Turque. Elle s'est inscrite dans le cadre de l'initiative que le gouvernement a ouverte depuis deux ans pour résoudre la question alévie en Turquie, elle rejoignait également «l’ouverture démocratique» que ce même gouvernement vient de lancer pour résoudre le problème kurde. » L'AKP s'empare donc d'une question tabou en Turquie : Tunceli et son douloureux passé. Au cours de la visite, un enfant de Tunceli est venu vers le président pour l'embrasser. Esquivant son baiser, l'enfant lui a rappelé l'actualité, en criant : « Non au barrage ! », devant toutes les caméras du pays.
(1) Le projet de barrage a été financé et réalisé par des entreprises privées turque, américaine, et autrichienne pour un coût estimé à 2 milliards de dollars. Les compagnies impliquées sont Stone & Webster (Etats-Unis) ; ATA Inşaat Sanayıve Ticaret AŞ (Turquie); Soyak Uluslararası Inşaat ve Yatırım AŞ (Turquie) ; Strabag AG et VA Tech Hydro GmbH & Co. (Autriche).
(2) La demande en l’électricité augmente chaque année à l’ordre de 7,5%. La production d’électricité en Turquie s’est faite en 2008 par trois sources principales : 48,17% par gaz naturel, 28,98% par le charbon, 16,77 % par centrale hydroélectrique. Source : Ministère de l'Energie et des Sources Naturelles.
(3) Selon le Tuik, l'institut des statistiques en Turquie, le taux de chômage en 2008 en Turquie atteignait 11 % tandis que celui de la ville de Tunceli pointait à 17,9 %. De plus, Tunceli est la ville de Turquie où le taux de chômage chez les 15-24 ans est le pus fort : 26,2 %, selon un rapport de la Chambre des Comptables et des Conseillers financiers.
(4) Abdullah Gül est le premier président qui se rend à Tunceli depuis Turgut Özal, il y a 19 ans.
Florence Tapiau & Thomas Segui