Copie partielle de l'article paru dans Contretemps (3 octobre 2025) à propos du livre de Mark Mazower "Antisémitisme : Métamorphoses et controverses"
Au cœur de controverses contemporaines, face à la permanence et aux transformations de l’antisémitisme et aux utilisations frauduleuses de l’accusation d’antisémitisme afin de faire taire la solidarité avec le peuple palestinien, l’ouvrage de Mark Mazower "Antisémitisme : Métamorphoses et controverses (éd. La Découverte)", vient à point nommé offrir une ample réflexion sur le sujet. Nathan Patron-Altan revient ici plus particulièrement sur la seconde partie de l’ouvrage et les luttes définitionnelles de l’antisémitisme menées par certaines institutions.
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De la théorie du « nouvel antisémitisme » à son institutionnalisation et son internationalisation
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Deux anciens dirigeants de l’ADL (Anti-Defamation League), Arnold Forster et Benjamin Epstein, publient en 1974 The New Anti-Semitism, proposant une redéfinition de l’antisémitisme, d’après laquelle celui-ci ne résiderait plus seulement dans la haine traditionnelle des Juifs, mais dans l’hostilité envers l’Etat d’Israël. [...] Cette démarche posait les bases d’une orthodoxie nouvelle selon laquelle toute opposition à Israël pouvait être interprétée comme une forme d’hostilité envers les Juifs.
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La redéfinition de l’antisémitisme comme hostilité envers Israël est d’abord initiée par l’État israélien lui-même, afin de justifier « publiquement » ses politiques coloniales, présentées comme défensives et vitales, contre le supposé antisémitisme génocidaire des Palestiniens. Mazower insiste sur le terme « publiquement », car il montre que, en privé, les dirigeants sionistes reconnaissaient que l’opposition politique des Palestiniens à Israël n’avait rien d’antisémite. À titre d’exemple, on peut citer la différence de discours de Ben Gourion lorsque publiquement, à la veille de la crise de Suez en 1956, il qualifiait Nasser et les Arabes de nouveau Hitler et de nazis, tandis que, la même année, Nahum Goldmann rapporte que Ben Gourion lui confiait :
« Nous sommes originaires d’Israël, c’est vrai, mais cela remonte à deux mille ans : en quoi cela les concerne-t-il ? Il y a eu l’antisémitisme, les nazis, Hitler, Auschwitz, mais est-ce leur faute ? Ils voient une seule chose : nous sommes venus et avons volé leur pays. Pourquoi accepteraient-ils cela ? [3] ».
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À la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’idée de promouvoir une définition standardisée de l’antisémitisme est devenue un objectif stratégique pour le gouvernement israélien et plusieurs organisations juives internationales. Cette initiative s’inscrivait dans un contexte de débat croissant sur la nature et la portée des actes antisémites, en particulier en Europe. Un événement déclencheur fut la suspension par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC - European Monitoring Centre on Racism and Xenophobia) d’un rapport censé montrer que de nombreux incidents antisémites impliquaient de jeunes musulmans.
Ce contretemps mit en lumière l’absence d’une définition commune et la difficulté de comparer les données statistiques entre pays, en raison de divergences sur la qualification des actes comme raciaux, religieux ou politiques, notamment lorsqu’ils étaient liés à Israël ou au conflit au Moyen-Orient. Face à cette incertitude, des experts états-uniens, comme Kenneth Stern de l’American Jewish Committee, furent sollicités pour élaborer des lignes directrices claires. Le résultat fut une définition brève, accompagnée d’exemples, destinée initialement à un usage administratif interne plutôt qu’à une diffusion publique.
Deux logiques expliquent l’émergence de cette démarche. D’une part, des raisons techniques et bureaucratiques. Avec l’essor du traitement statistique et informatisé des crimes de haine, il devenait nécessaire de disposer de catégories fixes et comparables. D’autre part, une raison idéologique selon laquelle les groupes dominants cherchent à fixer le sens des termes afin de légitimer certaines interprétations et d’en exclure d’autres.
Dans ce contexte, la définition standardisée de l’antisémitisme servait non seulement à mesurer des incidents, mais aussi à définir des opinions politiques comme inacceptables, en particulier celles critiquant Israël. La lutte contre l’antisémitisme s’éloignait ainsi du cadre général de la lutte contre le racisme et s’articulait de plus en plus autour de la défense d’Israël, de la délégitimation de la gauche critique et de la surveillance des musulmans, suspectés d’être les « nouveaux antisémites ».
La première tentative de l’EUMC fut finalement nuancée et abandonnée, car la définition de Stern posait un problème dès qu’elle abordait des questions liées à Israël. Les institutions européennes restèrent méfiantes et l’EUMC elle-même ne l’adopta jamais officiellement. Mais les promoteurs de cette définition, comprenant que le soutien d’Israël ou d’une organisation juive seule ne suffirait pas à lui donner une légitimité internationale, cherchèrent alors des institutions intergouvernementales capables de valider leur initiative.
Certains représentants d’organisations juives états-uniennes disposaient d’un statut d’observateurs ou de postes officiels au sein d’organismes comme l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) ou l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Fondée en 1998 pour l’éducation sur la Shoah, l’IHRA n’avait jamais eu besoin d’une définition formelle de l’antisémitisme, mais le lobbying en faveur de la définition de Stern aboutit en 2016 à son adoption par les membres de l’IHRA, donnant ainsi naissance à la définition dite « de l’IHRA », désormais en vigueur. Le problème est que cette définition associe les critiques les plus radicales d’Israël à de l’antisémitisme.
Instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme et application de la nouvelle définition de l’antisémitisme
La définition de l’IHRA a d’abord été mise à l’épreuve sur les campus états-uniens, qui furent de véritables laboratoires permettant d’en mesurer la portée répressive. En 2006, Yale lança la première initiative universitaire états-unienne consacrée à l’antisémitisme. Officiellement présenté comme un centre de recherche, l’Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (ISGAP) affiche en réalité un objectif militant : « lutter contre l’antisémitisme sur le champ de bataille des idées ». En réalité, ce centre est financé par le gouvernement israélien et compte dans ses instances des personnalités proches de l’appareil sécuritaire et diplomatique israélien, comme Natan Sharansky et Sima Vaknin-Gil, ancienne responsable du ministère des Affaires stratégiques. Ainsi, l’organisation apparaît comme un acteur hybride, à mi-chemin entre recherche académique et instrument de politique d’influence.
La création d’organisations comme l’ISGAP s’inscrit dans une stratégie plus large de l’État d’Israël visant à défendre son image internationale. Dès 2017, Vaknin-Gil expliquait à la Knesset que la diplomatie israélienne avait échoué à redorer la réputation du pays, et qu’il fallait désormais endiguer les critiques en qualifiant notamment le mouvement BDS de menace existentielle et en cherchant à l’interdire sous prétexte d’antisémitisme. Cela revenait à investir massivement la sphère culturelle, universitaire et intellectuelle internationale afin de contrer l’influence des militants pro-palestiniens. Dans cette stratégie, les universités deviennent des « deuxièmes fronts » d’un conflit politique, selon l’expression de Sharansky, qui allait même jusqu’à comparer, après le 7 octobre, les étudiants pro-israéliens à une « infanterie ».
Mark Mazower décrit l’augmentation de pratiques d’intimidation qui ciblent des enseignants et des étudiants pro-palestiniens. Dès les années 1980, certaines organisations comme l’ADL avaient déjà tenté de dresser des listes noires assimilant l’antisionisme à de l’antisémitisme, mais ces méthodes choquaient encore à l’époque et furent officiellement désavouées. Aujourd’hui, elles se sont banalisées et et s’affirment désormais de manière pleinement assumée, comme le montrent les diffusions en ligne de listes, les campagnes sur les réseaux sociaux, les camions qui circulent autour des campus avec les noms d’enseignants, voire les collaborations directes entre militants et services de police ou de renseignement. L’ADL va même jusqu’à publier un « Campus Antisemitism Report Card », qui attribue des notes aux universités, mais selon une méthodologie jugée partiale et alarmiste par des étudiants eux-mêmes.
Cette stratégie ne concerne pas que les campus. Dans plusieurs pays, la définition de l’IHRA est devenue un instrument commode pour afficher une posture morale ou éviter la controverse. Au Royaume-Uni, elle a été utilisée en 2017-2018 contre la direction du Parti travailliste, accusé d’antisémitisme pour avoir exprimé des réserves sur cette définition et ses exemples. En Europe, des études israéliennes, publiées par +972 Magazine, montrent qu’entre 2017 et 2023, elle a été mobilisée presque exclusivement contre des personnalités critiques d’Israël.
L’Allemagne constitue le cas le plus emblématique. Marquée par son passé et sa volonté affichée de rupture avec l’histoire antisémite du pays, la classe politique a fait de la sécurité d’Israël une « raison d’État » et a adopté officiellement la définition de l’IHRA. Des commissaires spécialisés ont été nommés pour lutter contre l’antisémitisme. Mais, alors que les statistiques policières montrent que la majorité des violences antijuives proviennent de l’extrême droite, ces responsables préfèrent cibler les militants pro-palestiniens.
Le livre de Mazower constitue une étude particulièrement salutaire au débat public français sur les nouvelles définitions et réalités de l’antisémitisme, où les recherches sur la question demeurent rarement traduites ou diffusées hors du champ militant. En ce sens, il contribue à donner une visibilité inédite aux enjeux soulevés par les nouvelles définitions de l’antisémitisme et par leurs instrumentalisations, jusqu’ici surtout portés par des militants souvent disqualifiés comme « trop extrémistes » ou « pas assez universitaires ». On peut également regretter que l’ouvrage se concentre principalement sur le contexte états-unien, même si les parallèles avec la situation française apparaissent clairement aux lecteurs familiers de ces débats [4].
Notes
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[3] Antisémitisme. Métamorphoses et controverses, p.166
[4] On pourra lire en anglais sur le même sujet : Antony Lerman. Whatever happened to antisemitism ? Redefinition and the Myth of the « Collective Jew », Pluto Press, Londres, 2022
source : https://www.contretemps.eu/antisemitisme-livre-mark-mazower/