Un extrait du petit livre de Umberto Ecco en 1995 dans lequel il énonce 14 critères qui permettent de repérer le fascisme, qu'il appelle le Ur-fascisme, le prototype du fascisme. Tiré de son expérience du fascisme italien et qu'il distingue clairement du totalitarisme nazi ou stalinien.
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1. La première caractéristique d’un Ur-fascisme, c’est le culte de la tradition. Le traditionalisme est plus ancien que le fascisme. Il ne fut pas seulement typique de la pensée contre-révolutionnaire catholique après la Révolution française, il est né vers la fin de l’âge hellénistique, en réaction au rationalisme grec classique. (...)
Cette nouvelle culture devait être syncrétiste. Le syncrétisme n’est pas seulement, comme l’indiquent les dictionnaires, la combinaison de diverses formes de croyances ou de pratiques. Une telle combinaison doit tolérer les contradictions. Tous les messages originaux contiennent un germe de sagesse et, lorsqu’ils semblent dire des choses différentes ou incompatibles, c’est uniquement parce que chacun fait allusion, de façon allégorique, à quelque vérité primitive.
Conséquence : il ne peut y avoir d’avancée du savoir. La vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes et l’on ne peut que continuer à interpréter son obscur message. Il suffit de regarder le syllabus de chaque mouvement fasciste pour y trouver les principaux penseurs traditionalistes. (...)
Si vous regardez par curiosité les rayons des librairies américaines portant l’indication « New Age », vous y trouverez même saint Augustin, lequel, pour autant que je sache, n’était pas fasciste. Mais le fait même de réunir saint Augustin et Stonehenge, cela est un symptôme d’Ur-fascisme.
2. Le traditionalisme implique le refus du modernisme. Les fascistes comme les nazis adoraient la technologie, tandis qu’en général les penseurs traditionalistes la refusent, la tenant pour la négation des valeurs spirituelles traditionnelles. Toutefois, bien que le nazisme ait été fier de ses succès industriels, ses louanges de la modernité n’étaient que l’aspect superficiel d’une idéologie fondée sur le « sang » et la « terre » (Blut und Boden). Le refus du monde moderne était camouflé sous la condamnation du mode de vie capitaliste, mais il recouvrait surtout le rejet de l’esprit de 1789 (et de 1776 bien sûr) : le siècle des Lumières, l’Âge de la Raison, conçus comme le début de la dépravation moderne. En ce sens, l’Ur-fascisme peut être défini comme irrationalisme.
3. L’irrationalisme dépend aussi du culte de l’action pour l’action. L’action est belle en soi, on doit donc la mettre en œuvre avant – et sans – la moindre réflexion. Penser est une forme d’émasculation. Ainsi, la culture est suspecte, puisqu’on l’identifie à une attitude critique. De la déclaration attribuée à Goebbels (« Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ») à l’emploi courant d’expressions telles que sales intellectuels, crânes d’œuf, snobs radicaux, les universités sont un repaire de communistes, la suspicion envers le monde intellectuel a toujours été un symptôme d’Ur-fascisme. L’essentiel de l’engagement des intellectuels fascistes officiels consistait à accuser la culture moderne et l’intelligentsia d’avoir abandonné les valeurs traditionnelles.
4. Aucune forme de syncrétisme ne peut accepter la critique. L’esprit critique établit des distinctions, et distinguer est un signe de modernité. Dans la culture moderne, la communauté scientifique entend le désaccord comme un instrument de progrès des connaissances. Pour l’Ur-fascisme, le désaccord est trahison.
5. Le désaccord est en outre signe de diversité. L’Ur-fascisme croît et cherche le consensus en exploitant et exacerbant la naturelle peur de la différence. Le premier appel d’un mouvement fasciste ou prématurément fasciste est lancé contre les intrus. L’Ur-fasciste est donc raciste par définition.
6. L’Ur-fascisme naît de la frustration individuelle ou sociale. Aussi, l’une des caractéristiques typiques des fascismes historiques est-elle l’appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantées par la pression de groupes sociaux inférieurs. À notre époque où les anciens « prolétaires » sont en passe de devenir la petite bourgeoisie (et où les Lumpen s’auto-excluent de la scène politique), le fascisme puisera son auditoire dans cette nouvelle majorité.
7. Quant à ceux qui n’ont aucune identité sociale, l’Ur-fascisme leur dit qu’ils jouissent d’un unique privilège – le plus commun de tous : être né dans le même pays. La source du nationalisme est là. De plus, les seuls à pouvoir fournir une identité à la nation, ce sont les ennemis. C’est pourquoi à la racine de la psychologie Ur-fasciste on trouve l’obsession du complot, si possible international. Les disciples doivent se sentir assiégés. Le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à en appeler à la xénophobie. Toutefois, le complot doit également venir de l’intérieur. Aussi les juifs sont-ils en général la meilleure des cibles puisqu’ils présentent l’avantage d’être à la fois dedans et dehors. Aux États-Unis, le livre de Pat Robertson, The New World Order, constitue le dernier exemple en date d’obsession du complot.
8. Les disciples doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la force de l’ennemi. Quand j’étais enfant, on m’apprenait que les Anglais étaient « le peuple aux cinq repas » : ils mangeaient plus souvent que les Italiens, pauvres mais sobres. Les juifs sont riches et ils s’entraident grâce à un réseau secret d’assistance mutuelle. Cependant, les disciples doivent être convaincus de pouvoir vaincre leurs ennemis. Ainsi, par un continuel déplacement de registre rhétorique, les ennemis sont à la fois trop forts et trop faibles. Les fascismes sont condamnés à perdre leurs guerres, parce qu’ils sont dans l’incapacité constitutionnelle d’évaluer objectivement la force de l’ennemi.
9. Pour l’Ur-fascisme, il n’y a pas de lutte pour la vie, mais plutôt une vie pour la lutte. Le pacifisme est alors une collusion avec l’ennemi ; le pacifisme est mauvais car la vie est une guerre permanente. Toutefois, cela comporte un complexe d’Armageddon : puisque les ennemis doivent et peuvent être défaits, il devra y avoir une bataille finale, à la suite de laquelle le mouvement prendra le contrôle du monde. Cette solution finale implique qu’il s’ensuivra une ère de paix, un Âge d’or venant contredire le principe de guerre permanente. Aucun leader fasciste n’a jamais réussi à résoudre cette contradiction.
10. L’élitisme est un aspect type de l’idéologie réactionnaire, en tant que fondamentalement aristocratique. Au cours de l’histoire, tous les élitismes aristocratiques et militaristes ont impliqué le mépris pour les faibles. L’Ur-fascisme ne peut éviter de prêcher l’élitisme populaire. Tout citoyen appartient au peuple le meilleur du monde, les membres du parti sont les citoyens les meilleurs, tout citoyen peut (ou devrait) devenir membre du parti. Cependant, il n’est point de patriciens sans plébéiens. Le leader, qui sait que son pouvoir n’a pas été obtenu par délégation mais conquis par la force, sait aussi que sa force est fondée sur la faiblesse des masses, tellement faibles qu’elles méritent et ont besoin d’un dominateur. Comme le groupe est organisé hiérarchiquement (selon un modèle militaire), chaque leader subordonné méprise ses subalternes, lesquels méprisent à leur tour leurs inférieurs. Tout cela renforce le sentiment d’un élitisme de masse.
11. Dans cette perspective, chacun est éduqué pour devenir un héros. Si dans toute mythologie, le héros est un être exceptionnel, dans l’idéologie Ur-fasciste, le héros est la norme. Un culte de l’héroïsme étroitement lié au culte de la mort : ce n’est pas un hasard si la devise des phalangistes était « Viva la muerte ! ». On dit aux gens ordinaires que la mort est désagréable mais qu’il faut l’affronter avec dignité ; on dit aux croyants que c’est une façon douloureuse d’atteindre à un bonheur surnaturel. Le héros Ur-fasciste, lui, aspire à la mort, annoncée comme la plus belle récompense d’une vie héroïque. Le héros Ur-fasciste est impatient de mourir. Entre nous soit dit, dans son impatience, il lui arrive plus souvent de faire mourir les autres.
12. Puisque la guerre permanente et l’héroïsme sont des jeux difficiles à jouer, l’Ur-fasciste transfère sa volonté de puissance sur des questions sexuelles. Là est l’origine du machisme (impliquant le mépris pour les femmes et la condamnation intolérante de mœurs sexuelles non conformistes, de la chasteté à l’homosexualité). Puisque le sexe aussi est un jeu difficile à jouer, le héros Ur-fasciste joue avec les armes, véritables Ersatz phalliques : ses jeux guerriers proviennent d’une invidia penis permanente.
13. L’Ur-fascisme se fonde sur un populisme qualitatif. Dans une démocratie, les citoyens jouissent de droits individuels, mais l’ensemble des citoyens n’est doté d’un poids politique que du point de vue quantitatif (on suit les décisions de la majorité). Pour l’Ur-fascisme, les individus en tant que tels n’ont pas de droits, et le « peuple » est conçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la « volonté commune ». Puisque aucune quantité d’êtres humains ne peut posséder une volonté commune, le Leader se veut leur interprète. Ayant perdu leur pouvoir de délégation, les citoyens n’agissent pas, ils sont seulement appelés, pars pro toto, à jouer le rôle du peuple. Ainsi, le peuple n’est plus qu’une fiction théâtrale. Pour avoir un bon exemple de populisme qualitatif, il n’est plus besoin de Piazza Venezia ou du Stade de Nuremberg. Notre avenir voit se profiler un populisme qualitatif télé ou Internet, où la réponse émotive d’un groupe sélectionné de citoyens peut être présentée et acceptée comme la « voix du peuple ». En raison de son populisme qualitatif, l’Ur-fascisme doit s’opposer aux gouvernements parlementaires « putrides ». (...) Chaque fois qu’un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu’il ne représente plus la « voix du peuple », on flaire l’odeur de l’Ur-fascisme.
14. L’Ur-Fascisme parle la « novlangue ». La « novlangue » fut inventée par Orwell dans 1984, comme langue officielle de l’Ingsoc, le Socialisme Anglais, mais des éléments d’Ur-fascisme sont communs à diverses formes de dictature. Tous les textes scolaires nazis ou fascistes se fondaient sur un lexique pauvre et une syntaxe élémentaire, afin de limiter les instruments de raisonnement complexe et critique. Cela dit, nous devons être prêts à identifier d’autres formes de novlangue, même lorsqu’elles prennent l’aspect innocent d’un populaire talk-show.
Commentaire. Bien sur notre époque est différente, ultralibéralisme, séparatisme des riches, société de surveillance, etc. mais je suis frappé par le nombre de réflexions qui correspondent à ce que nous vivons actuellement.
PS. J'ai supprimé quelques digressions pour obtenir un texte plus court et plus lisible. Mais je signale que le livre de Umberto Ecco est très petit et que sa lecture prend peu de temps.
et en passant: pars pro toto = la partie pour le tout