La « grève générale » n’existe pas et n’a jamais existé. Dans un groupe humain la diversité des personnes, des opinions, des intérêts, empêche le consensus à 100 %. La « loi d’airain » de la grève c’est qu’il existe toujours des non grévistes.
Mais comme la « grève générale » s’est déjà produite, par exemple en 1936 ou en 1968, il faut donc définir plus précisément ce que l’on appelle « grève générale ». On peut retenir plusieurs critères :
- la majorité des salarié(e)s sont en grève
- la grève est interprofessionnelle
- le secteur privé et le secteur public sont en grève
- la lutte entre les classes sociales devient apparente
Ce dernier critère est le plus important, notamment dans la situation actuelle. Avant de continuer revenons sur l’exemple, désormais historique, de mai 68 dont la chronologie ressemble à ceci:
- du 3 au 13 mai un mouvement étudiant provoque une mobilisation des salarié(e)s
- du 13 mai au 27 mai une grève massive paralyse le gouvernement et le pays
- du 27 mai au 30 juin la grève cesse et le gouvernement reprend le contrôle du pays
Au total sur 16 millions de salariés en 1968 on estime le nombre des grévistes entre 7 et 10 millions. Si l’on en juge par les effets sur le pays, c’est bien une « grève générale ». Quelques observations.
Mai 68 est l’exemple type de la mobilisation populaire qui crée une situation de double pouvoir. D’un côté les autorités bourgeoises qui ne maîtrisent plus la situation, de l’autre les salarié(e)s qui occupent les entreprises et qui s’organisent en dehors du cadre bourgeois.
La grève cessera lorsque les syndicats, exploitant l’absence de coordination entre les grévistes, signeront le 27 mai les accords de Grenelle. Échangeant le retour à l’ordre bourgeois contre quelques avantages sociaux. Au prétexte de la menace militaire que fait peser De Gaulle et son armée d’Allemagne. Alors que c’est une armée de conscription !
Puis les politiciens bourgeois utiliseront ce recul et la démoralisation du mouvement social pour remobiliser la frange la plus réactionnaire du pays. Les élections qui suivent élisent logiquement un gouvernement de droite qui reprend le pouvoir.
Mais à mon avis, le point le plus important c’est que la grève de mai 68 ne vient pas de nulle part. En 1967 le gouvernement « réforme » considérablement la sécurité sociale, touchant un acquis fondamental du salariat. En même temps la prospérité économique rend visible les différences exorbitantes entre les classes sociales. Sur fond de régime autoritaire et réactionnaire dans tous les domaines.
La grève générale de mai 68 se produit alors parce que la « conscience » des salarié(e)s a changée.
En 2022 nous assistons au même phénomène, qui est visible lorsque par exemple les médias bourgeois interrogent des « victimes » de la grève des raffineries. La plupart des « victimes » râlent contre la grève … mais soutiennent les grévistes !
On retrouve cette ambivalence dans un sondage BVA. La majorité des sondés (57 %) comprend le mouvement social mais « seulement » 37 % le soutiennent. On n'approuve pas les conséquences de la grève mais on la soutient parce qu'on a les mêmes problèmes que les grévistes.
Les salarié(e)s de 2022 se rendent compte que la politique bourgeoise de « l’offre », c’est à dire tout donner au patronat et rien aux salariés, ne produit pas les résultats espérés. Quand la situation économique (des capitalistes) se dégrade, alors les salarié(e) doivent se priver au nom de l’intérêt général (des capitalistes). Mais quand la situation économique s’améliore, les salarié(e) n’en profitent pas et doivent encore se priver.
Ainsi dans le secteur pétrolier Total a distribué aux actionnaires 10 milliards (3 en dividendes et 7 en rachats d’actions), mais il engage une lutte féroce, appuyé par les médias et un gouvernement de combat, pour ne pas donner quelques centaines de millions aux salariés !!
Jamais la lutte entre les classes sociales n’est apparue aussi crûment.
Il n’est donc pas impossible que les grèves se généralisent. En réalité c’est déjà le cas depuis plusieurs mois. Depuis la période des NAO en début d’année les conflits sociaux se multiplient.
C’est l’accélération de l’inflation qui crispe les salariés. Les politiciens bourgeois l’ont bien compris qui supplient le patronat de « faire un geste ». Selon un sondage IFOP 80 % des sondés estiment que le problème principal c’est l’inflation ou le pouvoir d’achat.
Cet état d’esprit se retrouve dans le mouvement social. Au pif (!) mais en me basant sur les articles de journaux locaux, j’estime que plusieurs centaines d’entreprises de toutes tailles sont entrées en grève depuis janvier-février. La France est déjà en grève, mais par roulement.
Ces grèves sont dispersées, géographiquement et chronologiquement. Tôt ou tard les salarié(e)s remarqueront que les mouvements isolés sont peu fructueux en comparaison de ce qui pourrait être obtenu dans le cas d’une « grève générale ».
Comme il n’existe pas de parti de gauche en France, c’est presque spontanément que se forme l’idée de généraliser les luttes. Un sondage IFOP montre ce que pensent les gens de la mobilisation du 16 octobre . On voit apparaître trois blocs, 34 % approuvent, 34 % sont indifférents, 32 % sont contre.
Je n’ai pas approfondi la question mais à mon avis le bloc des 34 % qui approuvent correspond à ces salarié(e) qui commencent à penser que seule la mobilisation générale peut résoudre leurs problèmes. Le bloc « bourgeois » des 32 % reflète l’opinion de la bourgeoisie et de ses alliés, minoritaires donc. Enfin les 34 % d’indifférents sont la cible à viser pour ceux et celles qui souhaitent un changement social. Et aussi pour ceux qui sont contre.
La grève du 18 octobre sera un premier, test grandeur nature, pour évaluer le changement d’état d’esprit parmi les salarié(e)s. Maintenant si le test est positif (séquelles verbales du Covid!) et les grèves reconductibles se généralisent, on peut ajouter quelques observations utiles. Car il y a deux sortes de grèves générales.
La grève passive.
C’est le modèle courant. Les grévistes viennent le matin pour voter la poursuite du mouvement puis rentrent chez eux. Tandis que les « responsables » syndicaux vont négocier avec le patronat … la reprise du travail.
Variante. En cas d’occupation des locaux le syndicat assure la direction des opérations : tournoi de jeu de cartes ou pétanque, petite manifestation hebdomadaire, démonstration symbolique de temps à autre, ainsi que toutes sortes de loisirs qui évitent au salarié(e)s de réfléchir collectivement.
Il va sans dire que ce modèle est rarement gagnant. Les entreprises en grève sont isolées, les grévistes sont isolés, leurs informations fournies par les médias patronaux et les directions syndicales. Toutes les manipulations sont possibles. A l’usine A on dira « il faut reprendre car l’usine B a voté la reprise » et à l’usine B on dira pareil de A. Cassage de grève assuré !
A l’appui de ce modèle néfaste, les directions syndicales ont développé le concept de « grève démocratique », ce qui est surprenant pour des bureaucrates. Mais c’est assez subtil.
Pour éviter la centralisation du mouvement et garder le contrôle des événements, les bureaucrates décrètent que les « AG sont souveraines ». Ce qui permet d’isoler tous les secteurs en grève. Livrés à eux mêmes ils n’ont d’autre choix que d’attendre les décisions d’en haut. Au nom de la « démocratie » bien sur.
Bref seul le patronat est un grand fan des grèves passives.
La grève active.
Le principe c’est que les grévistes prennent directement leurs affaires en main.
La première étape c’est de s’auto organiser, par exemple en créant des « commissions » qui vont s’occuper de tous les problèmes d’une entreprise en grève. Popularisation, ravitaillement, sécurité, coordination avec les autres entreprises, etc. Parfois même remise en route de l’entreprise.
Ce dernier cas de figure est particulièrement important. Prenons l’exemple des entreprises de transport, si elles arrêtent de fonctionner alors il n’est plus possible d’aller aux manifestations ou de visiter d’autres boites en lutte. Idem pour les communications, l'énergie. Dans ces cas la remise en route d’un service minimum, sous contrôle des grévistes, s’impose naturellement.
L’auto organisation suppose la décision collective. Ce qui assez difficile de la part de salarié(e) qui ont l’habitude d’être des subordonné(e)s et d’obéir. Il faut inventer de nouvelles procédures collégiales. Eviter d’élire un « délégué » tout puissant et de se reposer dessus. Sur ce point il n’y aucune recette, il faut juste réfléchir collectivement ce qui n’est pas simple. Les « gilets jaunes » en ont fait l’expérience.
Enfin la deuxième étape est davantage « politique ». Faire grève pour obtenir des modifications de sa situation. Mais lesquelles, pour qui, comment, … et toutes ces sortes de questions. Et surtout décider le plus démocratiquement possible.
La coordination locale et nationale des grévistes est donc indispensable. Mais sous quelle forme ? Comment assurer un minimum de démocratie. Éviter l’emprise des bureaucrates, des beaux parleurs, du masculinisme, voire des traîtres. Le défi est immense. Honnêtement il faut avouer que ce défi reste encore à relever au 21ème siècle.
Pour terminer il faut préciser qu’une grève générale va conduire à un affrontement - parfois armé - avec le patronat, avec le gouvernement à son service et avec les directions syndicales qui souhaitent tout sauf un changement social !
L’erreur à ne pas commettre serait de lutter contre les syndicats. Une faute grave. L’ennemi à abattre c’est le système bureaucratique pas les militants syndicaux. D’ailleurs la droite et l’extrême droite pensent exactement le contraire:)
Tous et toutes en grève le 18 octobre.