La mort lente
Nous pouvons comprendre les désastres immédiats,
La maternité en feu, la rivière en crue
Se déversant au-delà la digue de sable, l’avion
S’écrasant avec des fragments de corps brûlés
Disséminés parmi les morceaux de métal tordus,
La grenade sur le marché, le naufrage d’un bateau.
Mais comment comprendre quelque chose qui ne
Vous tue pas aujourd’hui ou demain
Mais lentement de l’intérieur pendant vingt ans.
Comment concevoir qu’un choix industriel ou gouvernemental
signifie que nous soyons porteurs de gênes tordus et que
nos petits enfants seront morts-nés si
nos enfants ont beaucoup de chance.
La radiation est comme l’oppression, une ration
Quotidienne, à laquelle vous êtes presque habitués
Et avec laquelle vous vivez, vous rongeant année après année,
Hypertension artérielle, ulcères, crampes, migraine,
Toux sèche : vous l’attrapez à l’intérieur de vous
Et cela devient douloureux et vous ne dites pas,
Ils sont en train de me tuer, mais je suis tombée malade.
Marge Piercy
Ce poème de la poétesse américaine et activiste Marge Piercy, écrit en pleine guerre froide, au moment de la menace de guerre nucléaire, et suite aussi à l’accident de la centrale de Three Misle Island aux Etats-Unis, résonne incroyablement avec la situation que nous vivons aujourd’hui quotidiennement. La pollution est invisible, en partie inodore, et ses victimes difficilement identifiables, puisqu’on ne meurt pas de la pollution en tant que telle, mais des pathologies qui en découlent.
Comment dire cette pollution, comment devenir sensible à son empoisonnement quotidien ? Combien de temps encore avant que nos politiques prennent véritablement au sérieux la situation de crise environnementale et donc aussi sanitaire dans laquelle nous sommes aujourd’hui en France ? C’est là que les écoféministes peuvent nous y aider. Ce mouvement anti-nucléaire féministe des années 1980 opérait un pas de côté qui change tout : il s’agissait pour ces femmes, non pas de penser face à la catastrophe qui arrive – nucléaire, redoublée aujourd’hui d’une dimension environnementale – mais depuis l’après catastrophe, celle-ci ayant déjà eu lieu.
Prendre les mesures politiques à la hauteur de la situation dans laquelle nous nous trouvons exige d’arrêter de penser que nous sommes toujours en amont de cette crise écologique, mais de prendre acte que nous sommes au contraire désormais en plein dedans. Que l’on meurt aujourd’hui à Paris 60 fois plus de la pollution que d’accidents de voiture, que la pollution de l’air est désormais la première cause environnementale de morts prématurés dans le monde, et plus largement, que les victimes de désastres climatiques depuis vingt ans se comptent en milliards (lien).
Il s’agit en fin de compte de renoncer à l’espoir que l’on pourrait échapper aux conséquences du dérèglement climatique, renoncer à l’espoir de conserver le mode de vie des Trente glorieuses qui n’a jamais concerné qu’une minorité de personnes sur un temps très court, et qui s’est fait sur le dos de tou-t-e-s les autres. Et en effet, qui est ce « on » ? Si les écoféministes parlaient depuis la catastrophe, c’est parce qu’elles parlaient depuis le point de vue des femmes, premières victimes avec les enfants des catastrophes nucléaires – ce sont elles qui subissent des grossesses qui n’aboutissent pas, qui s’occupent de leurs enfants malades ; elles encore qui nourrissent la terreur au ventre leurs enfants d’aliments probablement empoisonnés, irradiés.
Cette même conscience de vivre déjà au milieu des ruines de la catastrophe, c’est celle aussi de toutes les populations les plus défavorisées, celles qui ont construit les infrastructures de ce mode de vie industriel sans véritablement en bénéficier et qui aujourd’hui sont les premières à en subir les effets délétères. Les pics de pollution se concentrent sans surprise sur les anciens territoires industriels et ouvriers, où parce que c’étaient des populations pauvres et immigrées qui vivaient là, on pouvait se permettre de faire passer une autoroute au milieu de la ville, entre les habitations et les écoles, à côté des hôpitaux.
Face à cette situation désespérante et terrifiante de menace de guerre nucléaire, les écoféministes ont réussi à transformer leur détresse, leur sentiment d’impuissance comme encore leur immense colère en source d’action. Elles ont réussi, en ne se coupant pas de leur peur comme de leur tristesse mais au contraire en s’appuyant sur elles, à les transformer en puissance collective pour se battre et lutter contre la sidération dans laquelle peut nous plonger une telle situation. C’est ce que nous aussi, à notre manière, essayons de faire à travers nos balades informatives, rageuses et joyeuses, des lieux de pollution à proximité de là où nous habitons, pour combattre le mépris des populations impactées, transmettre les luttes qui ont déjà été menées et préparer les suivantes. Et c’est ce que nous sommes de plus en plus nombreux/ses à faire, refusant de mourir pour des rêves qui ne sont pas les nôtres.
Emilie Hache, est maîtresse de conférence en philosophie à l’Université Paris Ouest Nanterre et membre du Collectif Toxic Tour 93
Les Toxic Tours sont des visites guidées de lieux de pollution et d'émissions de gaz à effet de serre, destinés à informer les habitant-es des quartiers populaires des enjeux de justice climatique et à contribuer à une dynamique d'empowerment.
Marge Piercy, The Long Death (extrait), in Leonie Caldecott et Stephanie Leland (ed),Reclaim the Earth, 1983 (900 signes)
Emilie Hache (ed.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Ed. Cambourakis, 2016