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Billet de blog 29 novembre 2024

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Ignorer les Roms compromet la sécurité, l'économie et la démocratie roumaine

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Les élections roumaines de 2024 se déroulent sur fond de turbulences discrètes. Sous les apparences des urnes et des discours de campagne se cache une lutte plus profonde : une bataille pour l’identité du pays, sa place en Europe et son engagement envers la résilience démocratique. L’ascension inattendue de l’ultranationaliste d’extrême droite Călin Georgescu a ébranlé l’establishment politique. Alors que le pays se prépare au second tour des présidentielles et aux législatives de décembre, il fait face à un choix crucial : embrasser l’inclusion, la stabilité et le progrès ou céder aux forces de la division et de l’exclusion, qui menacent de saper ses fondations démocratiques.

Au cœur de ce moment décisif se pose une question que la Roumanie élude depuis des décennies : quel avenir pour ses 2,5 millions de citoyens roms ? Le traitement des Roms dépasse le simple test de conscience morale de la Roumanie ; il est un baromètre de sa santé démocratique et économique. Plus jeune et à la croissance démographique la plus rapide, la population rom représente un potentiel inexploité pour revitaliser la main-d'œuvre, renforcer les institutions démocratiques et consolider les engagements européens. Cependant, des décennies d’exclusion systémique ont transformé ce potentiel en vulnérabilité exploitée par l’extrême droite et des puissances étrangères comme la Russie.

La montée de l’extrémisme d’extrême droite ne se produit pas dans un vide. Des figures comme Călin Georgescu, avec leur rhétorique xénophobe et leurs liens troubles avec Moscou, prospèrent sur les divisions sociétales. Les Roms, souvent désignés comme boucs émissaires, deviennent à la fois outils et cibles de cette stratégie. L’exclusion économique et le manque de représentation politique ne sont pas que des symptômes de dégradation sociale ; ils sont des fractures intentionnelles utilisées par les extrémistes pour saper la confiance dans les institutions démocratiques.

Des acteurs externes comme la Russie perçoivent ces lignes de faille comme des opportunités stratégiques. Moscou a perfectionné l’art d’exploiter les discordes ethniques pour déstabiliser ses voisins, et l’échec de la Roumanie à intégrer sa population rom fournit un terrain fertile pour ces ingérences. Cet échec sape la crédibilité de la Roumanie en tant que démocratie stable et partenaire européen fiable.

Un risque pour la sécurité nationale

Dans un rapport de 2021, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) a averti que les Roms en Roumanie faisaient face à des niveaux élevés de discrimination et d’incidents motivés par la haine – une fracture sociétale que les groupes d’extrême droite et les puissances étrangères sont impatients d’exploiter. Les mouvements nationalistes comme l’Alliance pour l’union des Roumains (AUR) et la plateforme émergente de Călin Georgescu prospèrent sur le sentiment anti-Roms, l’armant pour mobiliser leurs électeurs et démanteler les normes démocratiques. Leur stratégie est délibérée : attiser la peur et exacerber les tensions ethniques pour alimenter une rhétorique nationaliste. Sous le prétexte de défendre la souveraineté et les valeurs traditionnelles, ils offrent une illusion de force tout en sapant les fondations démocratiques de la Roumanie.

Les acteurs externes – principalement la Russie – ont perfectionné l’art de transformer les fractures sociétales en armes géopolitiques. En Roumanie, l’exclusion de près de 10 % de la population offre un terrain propice à la stratégie de déstabilisation de Moscou. Cette ingérence n’est pas un risque abstrait. C’est une menace calculée qui affaiblit l’unité nationale et érode la crédibilité de la Roumanie en tant que partenaire européen stable.

L’exclusion des Roms est plus qu’un échec moral – c’est un danger clair et croissant pour la sécurité nationale. La discrimination et l’exclusion systémiques alimentent la polarisation sociétale et créent des vulnérabilités exploitées par l’extrémisme d’extrême droite et l’ingérence étrangère. Sans interventions significatives, les institutions démocratiques de la Roumanie resteront fragiles, incapables de résister aux pressions internes et externes.

L’impact est large, touchant la vie quotidienne des citoyens. Lorsque les forces de l’ordre ciblent de manière disproportionnée les Roms ou lorsque le système judiciaire échoue à rendre justice, la confiance publique s’effondre. Malgré les condamnations répétées de ces abus par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les progrès stagnent, approfondissant ainsi une crise de gouvernance.

Le coût économique de l’exclusion

Exclure les Roms est une erreur coûteuse que la Roumanie ne peut plus se permettre. La Commission européenne estime que l’exclusion des Roms coûte chaque année 5,7 milliards d’euros à l’UE, dont plus d’un milliard est supporté par la Roumanie.

Les taux élevés de pauvreté – 78 % des Roms sont à risque de pauvreté, et 53 % vivent dans une privation matérielle sévère – constituent une hémorragie économique. Seuls 41 % des Roms déclarent avoir un emploi rémunéré, dont 35 % sont considérés comme travailleurs pauvres. De plus, 59 % des jeunes Roms ne sont ni employés, ni étudiants, ni en formation, privant ainsi le pays d’une main-d'œuvre productive, drainant les recettes fiscales et limitant la consommation.

Ces chiffres révèlent un cycle de stagnation économique qui nuit à chaque Roumain. Les taux élevés d'émigration n'énhance que le problème ; un grand nombre de jeunes, tant Roms que non-Roms, cherchent de meilleures opportunités à l'étranger, et leur perte diminue la compétitivité économique de la Roumanie. Investir dans l'éducation et l'emploi des Roms est une nécessité stratégique. Chaque euro investi rapporte entre 2 et 5 euros — dans le cas de l'éducation de la petite enfance, il peut atteindre entre 7 et 17 euros — un potentiel de croissance remarquable qui reste largement inexploité. Imaginez la transformation économique qui pourrait découler d'un accès équitable à l'éducation de qualité et de l'autonomisation des entrepreneurs Roms.

Vers une gouvernance inclusive

La sous-représentation politique des Roms est un autre échec criant. Malgré près de 10 % de la population, les Roms n’occupent que 150 des 40 000 sièges municipaux. Ce déficit prive les Roms de la capacité à façonner les politiques de leurs communautés.

Assurer une représentation proportionnelle des Roms est une étape cruciale. Les réformes électorales doivent démanteler les pratiques clientélistes et établir un cadre permettant une participation équitable.

Une véritable inclusion politique ne se limite pas à des quotas. Elle exige des investissements dans le leadership rom, l’éducation civique et les campagnes de sensibilisation pour garantir que les droits politiques des Roms ne soient pas seulement reconnus, mais pleinement réalisés. Cela nécessitera des efforts concertés de la part des partis politiques, des organisations de la société civile et des institutions gouvernementales.

Les autorités doivent également s’engager à investir dans les infrastructures des communautés roms marginalisées. Cela inclut l’accès à l’eau potable, aux routes et aux services publics de base, qui sont souvent absents dans les zones densément peuplées par les Roms. Les politiques publiques doivent aller au-delà des mesures palliatives pour s’attaquer aux causes profondes de la marginalisation des Roms.

Le système éducatif roumain reflète les inégalités systémiques auxquelles les Roms sont confrontés. Le taux d’abandon scolaire parmi les enfants roms est alarmant : environ 70 % quittent l’école avant la fin du cycle secondaire. Ce chiffre est symptomatique d’un système qui non seulement néglige, mais aussi désavantage activement les élèves roms.

Les politiques éducatives doivent se concentrer sur la lutte contre la ségrégation scolaire, qui reste un problème persistant malgré son interdiction. Des écoles intégrées, où les enfants roms et non roms apprennent ensemble, sont essentielles pour briser les cycles de stigmatisation et de préjugés. En outre, des bourses ciblées, des programmes de mentorat et des initiatives pour recruter des enseignants issus des communautés roms peuvent avoir un impact transformateur.

La formation professionnelle est un autre domaine clé. Compte tenu des pénuries de main-d'œuvre dans plusieurs secteurs critiques en Roumanie, les jeunes Roms représentent une opportunité inexploitée. Des partenariats entre le gouvernement, les entreprises et les organisations non gouvernementales peuvent créer des programmes de formation adaptés, reliant directement les participants à des opportunités d’emploi.

Un choix pour l’avenir

La Roumanie se trouve à un moment décisif. En reconnaissant la contribution essentielle des Roms à la société, le pays peut débloquer un potentiel économique énorme, renforcer sa démocratie et se positionner comme un leader régional en matière de droits de l’homme et d’inclusion. Mais pour que cela devienne une réalité, il faut une rupture avec le statu quo : un engagement à confronter l’histoire douloureuse de marginalisation des Roms et à investir dans un avenir partagé.

Cela ne bénéficiera pas seulement aux Roms ; cela renforcera la Roumanie dans son ensemble. Une société inclusive est une société plus stable, prospère et résiliente. Si la Roumanie veut rester fidèle à son engagement européen et à ses aspirations démocratiques, elle ne peut plus ignorer 10 % de sa population.

Le temps de l’inaction est révolu. Ce moment exige du courage politique, des réformes audacieuses et une vision qui place l’inclusion au cœur du projet national roumain. En investissant dans les Roms et en valorisant leur rôle dans la société, la Roumanie peut s’assurer que son avenir sera aussi lumineux que son potentiel le permet.

Mensur Haliti est vice-président pour la démocratie et le développement des réseaux à la Roma Foundation for Europe.

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