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Billet de blog 19 mai 2015

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Désinvestissement pétrolier : l'argent n'a pas d'odeur

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La campagne de retrait des capitaux de Big Oil, se prolonge de notre côté de l'Atlantique ; au delà du succès médiatique, cette campagne ne peut pourtant pas servir à autre chose qu'à se bercer d'illusions. L'argent n'a pas d'odeur, et on fait comme si on ne le savait pas.

Un article du Monde relaye l'information : La société qui gère les fonds du Guardian a suivi le boycott. L'Eglise Anglicane, et même la Reine d'Angleterre promettent d'être plus vigilants sur l'usage de leurs capitaux. A en croire ces bonnes nouvelles, la rédemption de l'humanité est proche. En appeler à la vertu des investisseurs permettra de commencer à sauver pas mal de meubles de notre maison qui brule. Génial.

Quel écran de fumée ! Déjà, il ne s'agit, dans le cas de certains des acteurs sus-mentionnés, que de se garder d'utiliser les pratiques les plus sales. On s'interdit d'exploiter les sables bitumineux, ou d'avoir des procédés d'extraction trop crades. Ce genre de déclaration révèle une incohérence majeure. On reconnaît la nocivité du pétrole, mais en ne s'y attaquant qu'à la marge. Les pollutions locales liées à des procédés impropres, vous pensez bien, on va éviter, pour la biodiversité du coin, ce serait vraiment dommageable. Par contre, bon, bah le changement climatique, d'ici un ou deux siècles bah on sera plus là. Ah oui, on est anglicans, on a le droit de faire des bébés, on a une descendence potentielle. Hein, vous voulez dire qu'on la condamne par notre incation ? Bah non j'ai vraiment pas compris, ou pas envie de comprendre.

Affligeant. Encore ce serait l'Eglise catholique, on pourrait combiner le voeu de chasteté avec l'arrivée du jugement dernier pour se dire qu'ils ne s'imaginent pas avoir grand chose à craindre ; mais en l'occurrence, non, même pas.

Mais le vrai problème est-il vraiment là ? Eriger en mode d'action l'appel au boycott de l'investissement en pétrole, c'est laisser entendre que la seule agrégation des fuite de capitaux des boycotteurs pourrait avoir un impact sur le changement climatique. Compter sur l'agrégation de comportement microéconomique individuel pour porter l'intérêt général, c'est une définition valable et suffisante du libéralisme économique. C'est peut être pour ça que ce genre de mobilisation a le vent en poupe, elle est bien relayée par les médias, parce qu'elle ne pose pas de question vraiment importante. Elle focalise l'attention sur la vertu des épargnants, le blâme de l'industrie pétrolière et de ceux qui la financent. Elle passe sous silence l'urgence de légiférer, interdire, taxer, que sais-je, d'avoir une intervention publique coercitive et puissante, pour tenter de sauver quelques restes des écosystèmes, de l'équilibre climatique, bref des conditions de notre vie, voire de notre survie.

Une première inconséquence donc, c'est d'en appeler à la morale, pour régler un problème collectif et politique d'une extrème importance. Le succès d'une telle démarche suppose que les capitaux ainsi "démobilisés" soient suffisamment nombreux pour ne pas laisser de capitaux accessibles à l'industrie pétrolière. Sans quoi il lui suffira de lever des fonds auprès des épargnants qui n'en ont cure. Parce qu'ils croient en l'absence du changement climatique, ou parce qu'ils sont cyniques, ou ne savent pas où leur argent est placé. A la marge, si les fonds détournés de Big Oil s'accroissent, les cyniques en profiteront pour exiger des meilleurs rendements à un secteur aux abois, qui se contentera d'exploiter les puits les plus profitables. C'est la loi des rendements décroissants, rien de nouveau depuis Ricardo. Donc, oui de ce point de vue marginaliste, le boycott aura un impact, ralentira les émissions de GES. Mais quel sera l'ampleur de cet impact ?

Cela risque d'être ridicule pour une bonne raison, une deuxième inconséquence qu'on feint d'ignorer alors qu'elle a été montrée à tous depuis la crise de subprimes de 2007-2008, c'est l'opacité et la dilution des canaux de financement, problème demeurant intact depuis lors. Créez une société d'investissement "propre et responsable". Levez des fonds sur la base de cette belle image, et réinvestissez les, dans plein de sociétés, pour répartir vos prise de risques, et avoir une bonne liquidité, comme le fonds toutes les sociétés d'investissment. Vous investissez ainsi vous même dans d'autres fonds, des holdings et sociétés financières diverses, qui eux-même vont réinvestir les fonds ainsi obtenus dans une multitudes de sociétés, à travers une multitudes de produits financiés différents, produits d'assurance sur le cours de tels titres, ABS, titres structurés, CDO et autres gadgets dont personne ne finit par comprendre au final ce qu'ils financent ou aident à financer, ni d'où ils viennent. Ce qu'en dient les économistes des marchés financiers quand ils sont censés, c'est qu'on a longtemps prétendu que l'innovation financière, titrisation et couverture sur la valeur des cours, permettait de répartir, diluer le risque. C'était tellement tentant qu'on l'a fait à l'envie, à l'excès au point que le risque n'était plus identifiable mais il continuait à se refourguer justement pour cette raison là, on arrivait à s'en débarrasser à bon compte. No Income, No Job, No Assets, Ninjas, ainsi qualifiait-on ces crédits immobiliers pourris auprès de gens insolvables, dont le coût du risque était évacué discrètement sur le marché. On connait l'ampleur de la crise qui s'est ensuivi. (Merci au passage à Lordon pour son petit livre " Jusqu'à quand ? " très clair sur le fonctionnement de ces produits dérivés et à mon ancienne prof pour son cour d'éco marchés financiers en général)

Donc en résumant, quand un investisseur prend des risques financiers, il n'en est même pas bien informé du fait de leur dissémination sur des marchés marchés complexes et opaques, mais quand il s'agit d'un risque climatique, qui ne concerne même pas l'épargnant en premier lieu (juste ses descendants, comme tout les autres), on aurait la capacité de savoir dans quoi le capital a été placé ? Même sans vouloir le faire ce greenwashing, cette "société propre et responsable" pourrait faire autrement ? Bon et puis est-ce que ça vaut le coup d'être intransigeant sur l'audit de la responsabilité des sociétés dans le porte-feuille, notamment celles qui versent de bons dividendes ?

L'aveuglement, l'opacité, l'enchevêtrement des participations, le bordel généralisé, l'intérêt à ne pas y regarder de trop près. Voilà une bonne série de raisons, bien suffisante pour que le déinvestissement ne puisse entrainer qu'une baisse d'activité polluante extrêmement limitée. Cette campagne est un écran de fumée, incapable de quoi que ce soit face à l'urgence d'agir. Ceux qui la portent nous détournent de vrais questions et de vrais solutions. Ils sont certainement sincères et généreux, mais sur cette question plus que tout autre, l'Enfer est pavé de bonnes intentions.

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