"Tout l'être s'émeut, depuis ses racines les plus profondes jusqu'à ses sommets les plus hauts. C'est le sentiment religieux qui nous envahit. Il ébranle toutes nos forces. Mais craignons qu'une discipline lui manque, car la superstition, la mystagogie, la sorcellerie apparaissent aussitôt, et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière deviennent des lieux de sabbat. C'est ce qu'indique le profond Goethe, lorsque son Méphistophélès entraîne Faust sur la montagne du Hartz, sacrée par le génie germanique, pour y instaurer la liturgie sacrilège du Walpurgisnachtstraum".
Voici donc Maurice Barrès décrivant le sentiment que peuvent inspirer "des lieux où souffle l'esprit". L'auteur de la Colline inspirée (1913), peut-être son livre le plus connu, retrace ainsi la saga des trois frères Baillard, prêtres au milieu du XIXe siècle sur la "colline sainte" de Sion-Vaudémont, haut lieu de la Lorraine. Une quête spirituelle inspirée à cette fratrie par l'horizon sans limite qui se déploie depuis le sommet de la colline battue par les vents et qui tourne en dérive sectaire et bigote, si l'on me permet cet anachronisme.
Le récit peut aujourd'hui, selon l'histoire personnelle du lecteur, prêter à sourire ou au contraire questionner cette confrontation entre un certain panthéisme et le monothéisme (chrétien et plus précisément catholique pour l'écrivain lorrain), entre l'immanence et la transcendance, et trouver un écho dans la tension que décrit Barrès entre "la prairie , l'esprit de la terre et des ancêtres plus lointains, la liberté, l'inspiration..." et "la chapelle (...), la règle, l'autorité, le lien; (...) le corps de pensées fixes et la cité ordonnée des âmes". On ne partagera pas nécessairement la conclusion finale du roman : "l'église est née de la prairie, et s'en nourrit perpétuellement, - pour nous en sauver".
Par une ironie qui laissera pantois plus d'un lecteur assidu de Barrès, c'est dans son village natal, Charmes, que s'est tenue une session du débat national sur l'identité nationale, où il fut question de casquettes à l'envers et de parler verlan. Des commentateurs mirent en avant son nationalisme et qu'il embrassa le parti anti dreyfusard pour dénoncer le choix de ce lieu. Ils oublièrent cependant que le jeune Maurice publia, avant 30 ans, une trilogie romanesque - "Le culte du moi" - où il revendique les droits de la personnalité face à toutes sortes d'entraves. Une oeuvre qui, au tournant du 20e siècle, marqua profondément toute une génération et parmi elle le jeune Léon Blum. Nombreux furent touchés, dans une fin de siècle fortement empreinte de positivisme, par cette affirmation de la sensibilité personnelle, par la lutte incessante pour la préserver, et par cet étonnant détachement vis-à-vis des racines :
"Je vais jusqu'à penser que ce serait un bon système de vie de n'avoir pas de domicile, d'habiter n'importe où dans le monde. Un chez soi est comme un prolongement du passé ; les émotions d'hier le tapissent. Mais, coupant sans cesse derrière moi, je veux que chaque matin la vie m'apparaisse neuve, et que toutes choses me soient un début". (L'homme libre)
Prononcée à Charmes l'autre soir, cette phrase aurait pu avoir un écho dans l'assistance. Il est des lieux où l'on souhaiterait que souffle l'esprit.