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Billet de blog 17 janvier 2009

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Reviens Cheikh Raymond, ils sont devenus fous!

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Début d'année difficile avec l'embrasement de Gaza qui, ici, a tendu - un peu plus - les relations entre communautés juive et musulmane. Ici et ailleurs ; on apprend qu'Enrico Macias qui a manifesté son soutien à Israël est interdit de tournée à l'île Maurice. Le spectre de la guerre des civilisations, ou du moins des guerres de cultures, menace.

Que diable vient faire Enrico, l'auteur du tube "Quelles sont jolies les filles de mon pays (laï laï laï)", dans cette chronique? Il se trouve qu'Enrico est issu d'une tradition musicale qui ne différenciait pas Musulmans et Juifs : la musique arabo andalouse. M. Macias est le beau-fils d'un maître de la tradition : Raymond Leyris. Né en 1912 à Constantine en Algérie, d'un père juif et d'une mère française, ce virtuose de l'oud, l'instrument par excellence de la culture orientale, est respecté par les Juifs comme par les Arabes qui lui décernent le titre de "Cheikh" Raymond. Il excelle dans le Maalouf.

Le Maalouf (Mâluf) est un genre de la musique traditionnelle tunisienne, "synthèse entre le fonds culturel propre à cette région - autrefois appelée Ifrîqiya - et les apports andalous et orientaux"(Fethi Zghonda, 1993). Cette terre d'Afrique du Nord fut un refuge pour les communautés juives d'Espagne chassées par les rois catholiques après la chute de Grenade en 1492. Et ils emportèrent avec eux cet art qui avait fait d'Al-Andalûs la région européenne la plus brillante tant pour la culture que pour les sciences pendant une grande partie du Moyen-Age.

En fait, le Maalouf déborde des frontières de l'actuelle Tunisie et se retrouve à l'Ouest de l'Algérie, et notamment à Constantine. Cheikh Raymond a perpétué cette tradition à la tête d'un orchestre rassemblant oud, guitare, alto, flûte, darbouka (percussion) et d'un târ (un luth à manche long que l'on retrouve en Iran). Dans cet extrait de film, probablement tourné au milieu des années 1950, Cheikh Raymond est entouré d'Enrico à la guitare et de son père Sylvain Ghrenassia, à l'alto. On comprend l'émotion de M. Macias face à ces images.

Au-delà de la qualité de l'interprétation, ce qui étonne c'est l'emploi d'instruments d'horizons si différents. Le violon fut introduit dans la musique arabo andalouse au XVIIIe siècle, en remplacement de la vièle - le Rabab - dont les musiciens ont pourtant conservé la tenue verticale si surprenante de nos jours mais qui n'aurait pas étonné un amateur européen au XVIIe siècle. La musique arabo andalouse, tout en étant fortement ancrée dans un terroir, a su intégrer diverses influences. Et ses déclinaisons populaires au XXe siècle ont également incorporé à leur répertoire la variété alors importée de la métropole comme en témoignent Rainette l'Oranaise ou le délicieux Lili Boniche et son tube "Alger Alger".

L'assassinat de Raymond Leyris le 22 juin 1961 en pleine rue de Constantine sonne le glas de la présence multiséculaire des Juifs en Algérie; l'immigration massive vers la métropole allait très rapidement s'enclencher. De part et d'autre de la Méditerranée, les communautés ainsi séparées allaient bientôt se raidir dans leur espace culturel propre, entre nostalgie et recherche d'authenticité.

Aujourd'hui le "métissage culturel" est souvent invoqué pour souhaiter la rencontre entre les peuples. On ne voit cependant pas ce que cette dénomination peut sous-tendre une idéologie de la pureté originelle des cultures et de leur caractère irréductible. L'exemple de Cheikh Raymond prouve le contraire. Elle n'est pas une musique du métissage, mais bel et bien la musique de deux cultures, juive et arabe.

Si la musique adoucit les moeurs, espérons qu'elle saura inspirer les protagonistes d'un conflit dont on désespère.

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