Je viens de découvrir le nouvel album - Dante - du chanteur Abd-Al-Malik. Une chanson, la deuxième de l'album, entre singulièrement en écho avec l'entretien accordé au Monde lundi dernier par Julien Coupat du fonds de la cellule dans laquelle il est détenu pour une mise en examen pour "terrorisme" de plus en plus critiquée.
Julien Coupat. La qualité de l'écriture du soi-disant leader des "jeunes de Tarnac" m'a impressionné par sa capacité à aborder des registres très divers.
Il se fait ironique en décrivant les forces de police antiterroristes qui l'ont arrêté de façon musclée comme " une bande de jeunes gens cagoulés... (qui) continuent de sévir en toute impunité", puisque les arrestations sans lendemain se poursuivent, pas plus tard que la semaine dernière.
Il prend la posture professorale "Nous vivons actuellement, en France, la fin d'une période de gel historique dont l'acte fondateur fut l'accord passé entre gaullistes et staliniens en 1945, pour désarmer le peuple sous prétexte d'"éviter une guerre civile".
Il renvoie à leurs incohérences ceux qui, trop facilement, définissent des mouvements différents et parfois sans rapports sous la dénomination d'"anarcho-autonome", supposée effrayer le bon citoyen.
Il relativise la notion de "terrorisme" devenu un mot valise. En cela, il est d'ailleurs rejoint par Pierre Rosanvallon qui, rappelant Sieyès et Condorcet, dénonce le risque d'abus et de dévoiement des mots qui peut mettre la démocratie en danger.
Il se fait imprécateur lorsqu'en reprenant à son compte Foucault pour énoncer que "ce sont des vies et des âmes en tout point semblables qui se traînent de part et d'autre des barbelés et à cause d'eux" à propos de la généralisation de l'enfermement dans la société.
Et de poursuivre sur le même ton quand on lui demande son analyse sur ce qui LUI arrive : "détrompez-vous : ce qui arrive, à mes camarades et à moi, vous arrive aussi bien". Et d'achever dans une vision prophétique : "Chaque pas qu'ils font vers le contrôle de tout les rapproche de leur perte".
Au milieu de cet entretien, une surprenante question " Vous définissez-vous comme un intellectuel? Un philosophe?" appelle une non moins étrange réponse :
"La philosophie naît comme deuil bavard de la sagesse originaire. Platon entend déjà la parole d'Héraclite comme échappée d'un monde révolu. A l'heure de l'intellectualité diffuse, on ne voit pas ce qui pourrait spécifier "l'intellectuel", sinon l'étendue du fossé qui sépare, chez lui, la faculté de penser de l'aptitude à vivre. Tristes titres, en vérité, que cela. Mais, pour qui (en italique dans le texte), au juste faudrait-il se définir?"
Abd Al Malik. Sa chanson s'intitule : Gilles écoute un disque de rap et fond en larmes.
Elle décrit de façon impressionniste celui que l'on reconnaît peu à peu comme le philosophe Gilles Deleuze, par petites touches, davantage sur le mode de l'intime " Gilles il n'est pas laid il a des cheveux mi-longs". On retrouve "le gars Michel" dont parlait Julien Coupat. Abd Al Malik dénonce de façon inattendue le rap gangsta comme Julien dénonçait la figure de l'intellectuel. Etonnant parallèle.
Et pourtant tout semble les opposer, ou plutôt bien des gens semblent les opposer. Abd Al Malik connaît l'opprobre d'avoir été soutenu par l'éditorialiste Eric Zemmour. Avec la chanson "C'est du lourd", il est devenu la figure d'un social traître, en dénonçant les violences des banlieues, l'incarnation du "bon noir" comme écrit Faysal Ryad. La chanson "Gilles..." a fait l'objet d'une déconstruction en règle par Pierre Tevanian sur le site "les Mots sont importants". L'auteur y dénonce l'utilisation abusive qui est faite de la figure du philosophe. Difficile pour moi de me faire une opinion, je n'y connais pas grand chose aux idées développées par Deleuze.
Mais le refrain de la chanson sonne étrangement :
"Lorsqu'on fait quelque chose il s'agit d'y rester et d'en sortir. Lorsqu'on fait quelque chose il s'agit d'en sortir et d'y rester",
une maxime qu'Abd Al Malik tient de son mentor spirituel, un Cheikh marocain. J'aurais aimé que le Monde posât à Julien Coupat la question de ce que cette maxime évoquait pour lui.