Lors de l’université d’été de la France Insoumise du 22 au 25 août 2019 à Toulouse, le professeur de philosophie Henri Peña-Ruiz était invité à tenir une conférence sur le thème « Les trois boussoles de la laïcité ». Au cours de cette conférence, il a fait un rappel sur ce qu’est et sur ce que n’est pas le racisme. Son propos était, en substance, de rappeler que « le racisme c’est la mise en question des personnes pour ce qu’elles sont, mais ce n’est pas la mise en question de la religion », et qu’on a le droit de rejeter les religions, mais pas de rejeter des personnes à raison de leur religion : « Le rejet ne peut porter que sur ce qu’on fait et non pas sur ce qu’on est ».
On ne peut qu’être d’accord avec ces propos. A quoi tient alors la polémique ?
La phrase de trop
Ce qui a suscité la critique, c’est la suite de son propos : « On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe. En revanche, on n’a pas le droit d’être homophobe, pourquoi ? Parce que le rejet des homosexuels vise les personnes ».
Cette critique était justifiée. Car les propos d’Henri Peña-Ruiz sont contradictoires. Le mot « islamophobie » désigne, comme le mot « homophobie », la haine envers des personnes, les musulmans, et non la « mise en question » ou le « rejet » de l’islam. Le mot « islamophobie » est en effet construit sur le modèle des mots « judéophobie », « xénophobie », « homophobie », qui désignent tous des formes de haine à l’encontre de personnes à raison de « ce qu’elles sont » (juifs, étrangers, homosexuels) et non à raison de « ce qu’elles font » (pour reprendre la dichotomie évoquée par Henri Peña-Ruiz). Le mot « islamophobie » n’a de sens que comme faisant partie du lexique de l’antiracisme. Comprendre ce mot autrement, c’est mal le comprendre. L'utiliser autrement que pour désigner le racisme anti-musulmans, c'est mal l'utiliser. Les institutions nationales (CNCDH) ou internationales (ONU, UNESCO, OSCE, UE etc…) de lutte contre les haines utilisent le mot « islamophobie » pour désigner la haine envers les musulmans, à combattre comme les autres formes de haine. Dès lors, la critique portant sur l’étymologie imparfaite du terme islamophobie n’est pas pertinente. Et elle est d’autant moins audible qu’elle ne porte que sur le terme « islamophobie » alors qu’elle pourrait porter sur les autres mots du vocabulaire antiraciste.
Pour sa défense, Henri Peña-Ruiz insiste sur le fait qu’il n’a pas dit « On a le droit d’être islamophobe » mais « On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe ». La deuxième formulation ferait de lui un universaliste. Mais si le mot islamophobie ne désignait que la critique de l'islam, alors on aurait le droit d’être islamophobe indépendamment du sens des mots « cathophobe » et « athéophobe », et ça ne le rend pas plus universaliste de citer deux autres mots en -phobe. En réalité, l'adjonction de « cathophobe » et « athéophobe » n'est qu'une manière de faire passer la phrase « on a le droit d’être islamophobe ». Car le mot cathophobe n'existe dans aucun dictionnaire. Il n'est utilisé par aucune institution de lutte contre les haines. Le mot « athéophobe » non plus. Ces mots ne sont pas des mots habituels et largement admis du vocabulaire antiraciste. Henri Peña-Ruiz ne les utilise que comme alibi pour pouvoir placer sa phrase polémique « on a le droit d'être islamophobe », sachant très bien l'effet qu'elle aura. Car il faut bien comprendre qu’Henri Peña-Ruiz, en prononçant cette phrase, sait qu’il s’inscrit dans une controverse et choisit un camp.
L’affrontement de deux camps
Deux camps s’affrontent sur l’utilisation du mot « islamophobie », et ce n’est pas qu’une « querelle de mot » comme le dit Henri Peña-Ruiz dans Le Monde.
D'un côté, le camp de ceux qui utilisent le mot islamophobie pour désigner une haine, la haine envers les musulmans, contre laquelle il faut lutter. C’est-à-dire, comme on l’a vu plus haut, son sens réel et largement utilisé par les institutions de lutte contre les haines.
De l'autre, le camp de ceux qui refusent catégoriquement l'utilisation de ce mot, car selon eux ce mot serait ambigu, aurait été inventé par les islamistes, et aurait pour but de faire taire toute critique de l'islam et d'interdire le blasphème.
C’est ce deuxième camp qu’Henri Peña-Ruiz choisit. Et c’est ce choix qui pose problème.
Le problème n’est bien évidemment pas que ce camp refuse d'utiliser le mot islamophobie. S’il préfère utiliser l'expression « racisme anti-musulman », grand bien lui fasse. Le problème avec ce camp, c'est qu'il refuse que d'autres utilisent le mot « islamophobie » pour désigner le racisme anti-musulman, et qu'il cherche systématiquement à disqualifier a priori, c’est à dire sans même examiner les faits dénoncés, ceux qui utilisent le mot islamophobie, en les qualifiant « d'islamistes » ou « d’idiots utiles des islamistes », et en les accusant de vouloir « interdire le blasphème et la critique de l’islam ». C'est un problème, car ce faisant ils disqualifient nécessairement d'authentiques antiracistes, ce qui est contre-productif quand on prétend lutter contre le racisme.
Il arrive évidemment que des personnes dénoncent des faits comme étant « islamophobes » alors que ces faits ne sont pas réellement du racisme anti-musulman. Cependant, qualifier ces personnes « d'islamistes », les accuser de vouloir « pénaliser le blasphème » ou « interdire la critique des religions », c'est une technique rhétorique qui porte un nom : le procès d'intention. Des personnes utilisent chaque jour des mots en se trompant dans leur sens. Dans le registre des luttes antiracistes, il arrive que des antiracistes dénoncent parfois à tort des faits comme étant racistes. Il n'est que compter les procès perdus par les associations antiracistes (elles en ont toutes perdu un paquet) pour s'en rendre compte.
Il y a une forme de complotisme à voir, comme cela, des islamistes partout. Ce complotisme s’est illustré récemment lors du « débat » (les guillemets s’imposent tant ce spectacle était affligeant) qui a eu lieu dans l’émission « L’heure des pros » du 30 août 2019 animée par Pascal Praud, et où Henri Peña-Ruiz était invité. Un point d’orgue est atteint lorsqu’invités et chroniqueurs découvrent ensemble la définition du mot « islamophobie » par le dictionnaire Larousse et comprennent que ce mot désigne bien une forme de racisme. A ce moment précis, aucun d’entre eux ne se dit qu’il a pu se tromper ; qu’en effet les dictionnaires définissent l’islamophobie comme une forme de racisme, que dire « on a le droit d’être islamophobe » ne pouvait donc être que mal perçu par ceux qui en connaissent la définition, qu’il aurait mieux valu s’en tenir à « on a le droit de critiquer l’islam ». Non. Au lieu de cela, Ivan Rioufol déclare que « c’est un scandale, Larousse a repris la définition des islamistes », Georges-Marc Benhamou ajoute au grotesque : « Moi j’achèterai plus Larousse ! Larousse veut changer la société française ! », et Henri Peña-Ruiz conclut « Il faut que Larousse change sa définition, ils ne font même pas d’analyse étymologique ! ».
La réalité, c’est qu’il n’y a, en France, aucun risque « d’interdire le blasphème et la critique des religions ». Les lois antiracistes ne punissent pas cela, et personne ne demande sérieusement à ce qu’elles soient élargies pour punir le blasphème ou la critique des religions. On trouvera évidemment toujours des députés facétieux, tel Jean-Marc Roubaud (UMP), qui, pour faire parler de lui à l’époque de l’affaire des caricatures du Jyllands-Posten, déposa une proposition de loi pénalisant « les actes injurieux contre toutes les religions ». Celle-ci finit immanquablement dans les poubelles de l’assemblée, sans même que l’on ait pris le temps de l’examiner et de la rejeter par un vote. Et c’est tant mieux. La constitution, ainsi que plusieurs traités internationaux de défense des droits de l’homme empêchent d’ailleurs le législateur d’adopter des lois punissant le blasphème ou la critique des religions. Ce serait contraire à une liberté fondamentale que ces textes consacrent : la liberté d’expression.
Un désaccord sur l’étendue du racisme
Mais si ce qu’a dit Henri Peña-Ruiz à l’université d’été de la France Insoumise était maladroit, en soi ses propos ne font pas de lui un islamophobe. Alors pourquoi a-t-il été qualifié d’islamophobe par certains de ses détracteurs ? Il est vrai qu’Henri Peña-Ruiz ne nie pas qu’il existe un « racisme anti-musulman ». Mais énoncer une telle banalité ne mène pas bien loin. Encore faut-il savoir donner une qualification à des faits précis : « ce fait, décrit précisément, relève-t-il du racisme ou pas ? ». Et c’est là-dessus que porte le désaccord : Henri Peña-Ruiz refuse de qualifier de « racisme anti-musulman », voire même cautionne, certains faits qui relèvent pourtant bien du racisme anti-musulman voire de ce qu’on pourrait même qualifier de « racisme d’état ».
Henri Peña-Ruiz, en tant que membre de la commission Stasi, est un des instigateurs de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires publics. Une loi dont le titre mensonger indique qu’elle « applique le principe de laïcité » alors qu’elle y déroge (le principe de laïcité n’impose la neutralité religieuse qu’aux agents de l’état que sont les enseignants, pas aux usagers des services publics que sont les élèves), et qui a restreint les droits principalement des jeunes musulmanes qui portaient le foulard en leur interdisant d’aller à l’école publique. Avant l’adoption de cette loi, les jeunes filles qui portaient le foulard avaient le droit d’aller à l’école publique. Les exclure uniquement parce qu’elles portaient le foulard était une discrimination raciale (discrimination à raison de l’appartenance à une religion). C’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat annulait les exclusions prononcées par les directeurs d'établissement quand ces exclusions étaient fondées uniquement sur le port du foulard par l'élève. Désormais, depuis l’adoption de cette loi en 2004, exclure ces jeunes filles est devenu légal. On peut donc tout à fait analyser cette loi comme ayant légalisé, sous couvert d’une laïcité dévoyée (l’école publique était laïque depuis plus de 100 ans, cette loi de 2004 n’y change rien), une discrimination raciale qui vise principalement les jeunes filles qui portaient le foulard (les débats, tant médiatiques qu’à l’assemblée nationale, n’ont d’ailleurs porté que sur le foulard islamique, rebaptisé « voile » pour l'occasion, certains députés allant même jusqu’à s’inquiéter qu’elle puisse s’appliquer à des élèves d’autres confessions). Parler de « racisme d’état » concernant une telle loi, ce n’est pas de la « hargne » et ce n’est pas l’apanage du « Parti des Indigènes de la République » (un parti extrêmement dangereux puisqu’il qui n’a jamais présenté de candidat…), contrairement à ce que prétend Henri Peña-Ruiz dans Le Monde.
Le 12 novembre 2009, auditionné par l’assemblée nationale dans le cadre du débat sur la loi de 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public, Henri Peña-Ruiz prétextait à tort du principe de laïcité pour soutenir l’interdiction du port du voile intégral. A tort car le Conseil d’Etat, dans son étude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du port du voile intégral, a rappelé que cet argument n’était pas pertinent.
Le 19 février 2010, dans Le Monde, Henri Peña-Ruiz prétextait encore à tort du principe de laïcité pour soutenir que « dans une République laïque il est surprenant qu’on puisse présenter une candidate voilée », en référence à une candidate du Nouveau Parti Anticapitaliste qui portait le foulard. En réalité le principe de laïcité ne s’oppose pas à ce qu’une femme portant un foulard se présente à une élection, comme l’ont rappelé tant le Conseil d’Etat (qui a rejeté un recours visant à interdire la candidature de cette femme) que la cour de cassation (qui a qualifié de discrimination raciale le fait d’interdire à une élue de siéger au motif qu’elle porte un signe religieux).
Le 29 mars 2013, Henri Peña-Ruiz, sur son blog sur Mediapart, prétextait encore du principe de laïcité pour soutenir la crèche Baby-Loup qui avait licencié une femme portant le foulard. A tort encore, car le principe de laïcité n’avait rien à voir dans cette affaire, comme l’a rappelé la cour de cassation.
Le 15 mars 2019 dans Marianne, en pleine polémique sur le « hijab de running » commercialisé par Decathlon, Henri Peña-Ruiz ne trouvait rien de mieux à faire que prétendre que le principe de laïcité interdit à une sportive française de porter un foulard islamique en compétition olympique, et de revendiquer le « droit de critiquer l’islam » (comme si faire pression sur Decathlon pour retirer un vêtement sportif était une « critique de l’islam » ).
Et dernièrement, Henri Peña-Ruiz invoquait encore à tort le principe de laïcité pour prôner une interdiction du port des signes religieux pour les accompagnateurs des sorties scolaires. En réalité le principe de laïcité ne s'oppose pas à ce que les parents qui portent le foulard islamique (car c'est encore en réaction à la présence de femmes portant le foulard islamique que naissent ces propositions d'interdiction) puissent accompagner une sortie scolaire, comme l’ont rappelé le Conseil d’Etat dans un avis et le tribunal administratif de Nice dans un arrêt suivant cet avis.
La constance avec laquelle Henri Peña-Ruiz instrumentalise le principe de laïcité pour soutenir toute une série de restrictions des droits dont ont été victimes des personnes à raison de leur appartenance à l’islam ces dernières années, voilà ce qui fait qu’il est qualifié d’islamophobe. Ce sont ces prises de position qui sont qualifiées d’islamophobes. Personne n’a accusé le principe de laïcité d’être islamophobe. Ce qui est reproché à Henri Peña-Ruiz ce n’est pas de défendre le principe de laïcité. Au contraire, ce qui lui est reproché c’est de le dévoyer. Et on cherche vainement la « critique de l’islam » ou le « blasphème » dans tout cela.