Tsering Shakya

Tsering Shakya est historien, Associate Professor au Department of Asian Studies and the Institute for Asian Research

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Billet de blog 8 janvier 2025

Tsering Shakya

Tsering Shakya est historien, Associate Professor au Department of Asian Studies and the Institute for Asian Research

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Le Tibet doit rester debout

Au Tibet, l'acte de nommer et de renommer des territoires, outil essentiel du contrôle impérial, était au cœur des débats. Supprimer les appellations coloniales est devenu le symbole de la décolonisation et des efforts pour réparer la violence épistémique des dirigeants coloniaux. L’incitation actuelle à remplacer « Tibet » par « Xizang » prétend avoir une justification plus intellectuelle qu’une simple affirmation de la propriété. 

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Le mouvement « Rhodes Must Fall », qui a vu le jour à l'université du Cap en 2015, a d’abord appelé à l’enlèvement des statues rendant hommage à Cecil Rhodes, mais il est rapidement devenu un symbole mondial de résistance au racisme institutionnel et à l'héritage colonial. L'acte de nommer et de renommer des territoires, outil essentiel du contrôle impérial, était au cœur des débats. Supprimer les appellations coloniales est devenu le symbole de la décolonisation et des efforts pour réparer la violence épistémique des dirigeants coloniaux.

Ces dernières années, la Chine a elle aussi utilisé le changement de nom comme outil d'effacement impérial, en particulier au Tibet, où elle a cherché à remplacer le nom mondialement reconnu de « Tibet » par « Xizang », le terme utilisé par les Chinois pour désigner le Tibet central et occidental. Bien que la Chine prétende que le Tibet a toujours fait partie de sa nation, le nom « Tibet » évoque l'image d'un pays distinct plutôt que d'une région chinoise. Cette différence de perception alimente l'anxiété de Pékin concernant l’international. Même au Pakistan, un allié proche de la Chine, le nom «  Tibet » est associé à une entité distincte de montagnes enneigées et de pureté environnementale, plutôt qu'à la Chine. Les efforts insistants de Pékin pour reconfigurer ces associations montrent que, du moins pour les responsables chinois, Shakespeare avait tort : ce qu’ils appellent Xizang, « sous un autre nom, ne sentirait pas aussi bon »[1]

C'est cette inquiétude qui a conduit la Chine, au cours des deux dernières années, à lancer une campagne de pressions à l’étranger   pour amener les entreprises, les éditeurs et les cartographes à adopter le nom de « Xizang » à la place de « Tibet ». Lorsque des politiciens ou des dignitaires étrangers - en particulier ceux des pays endettés dépendant de l'aide chinoise - visitent la Chine ou le Tibet de nos jours, les médias chinois les montrent en train d'utiliser le terme « Xizang » pour désigner le Tibet dans leurs déclarations publiques : le mot « Tibet » a été supprimé.

Ces rituels de conformité humilient ces visiteurs et normalisent le remplacement de Tibet par « Xizang » dans le discours au niveau mondial. Désormais, de tels actes de conformité apparaissent également en Occident. Le Musée du Quai Branly à Paris a ainsi étiqueté les objets tibétains comme étant originaires du « Xizang », tandis que le Musée Guimet a reclassé ses collections tibétaines comme provenant du « monde himalayen ». Même le British Museum fait référence, dans le catalogue de son exposition en cours sur la Route de la Soie, à Lhassa comme étant située au « Tibet ou dans la région autonome du Xizang ». Dans le passé, la Chine a exercé des pressions directes sur les institutions étrangères pour qu'elles se conforment à ses exigences en matière de dénomination -notoirement, en 2023, Pékin a exigé qu'un musée de Nantes omette toute référence à Gengis Khan et à l'Empire mongol dans une exposition (le musée a rejeté ces demandes) ; mais dans ces cas plus récents, les institutions occidentales semblent s'empresser d'apaiser la Chine à l'avance, même sans subir de pressions directes pour le faire.

La préoccupation de la Chine de renommer le Tibet n'est pas nouvelle. Dans les années 1990, Pékin a imposé l'utilisation de l'expression « Tibet de Chine » dans ses publications en anglais, une tentative maladroite de légitimer sa gouvernance sur la région. Le changement d'image s'est étendu à la culture populaire, comme en témoigne l'édition chinoise de Tintin in Tibet, qui a été rebaptisée Tintin in China’s Tibet . Cet effort a eu l’effet inverse, suscitant le ridicule à l'étranger au lieu de renforcer la légitimité des revendications de la Chine sur le Tibet.

L’incitation actuelle à remplacer « Tibet » par « Xizang » prétend avoir une justification plus intellectuelle qu’une simple affirmation de la propriété. Ses partisans soutiennent que le mot « Tibet » est un terme étranger imposé par le colonialisme occidental. Les preuves historiques indiquent le contraire. Le terme « Tibet » a évolué à partir de l'usage local, des siècles avant que le colonialisme occidental n'atteigne l'Asie.  Les chercheurs rattachent son origine à des noms de lieux locaux, la plupart suggérant que la deuxième syllabe du mot « Tibet » provient du terme tibétain indigène « Bod », que les Chinois de la dynastie Tang ont translittéré en « Tubo ». Au fil des siècles, les interactions avec les cultures turques et chinoises voisines ont transformé « Tubo » en « Tibet », reflétant les échanges interculturels historiques de la région. Sous la dynastie mongole des Yuan, le terme « Tubo » a persisté dans les titres officiels en langue chinoise, tels que « Commissaire de la pacification Tubo ». En revanche, le terme « Xizang » est apparu beaucoup plus tard, sous la dynastie mandchoue des Qing, peut-être comme une mauvaise traduction de l'expression mandchoue « Wargi dzang » (Tibet occidental). Les documents des Qing utilisaient parfois le terme chinois « Weizang », dérivé du terme tibétain U-Tsang (Tibet central), mais le terme « Xizang » s'est progressivement imposé dans les documents officiels chinois.

Dans ses premières années, le Parti communiste chinois (PCC) a utilisé des endonymes tibétains tels que « Bod » et « Bodpa » pour tenter de gagner le soutien des Tibétains. Dans les années 1930, dans la région du Gyarong, à l’est du Tibet, le PCC a établi ce qu'il appelait alors la « République populaire Bodpa », car il considérait à l'époque le terme « Xizang » comme un héritage du féodalisme Qing. Cependant, après avoir pris le pouvoir, le PCC est revenu au terme Qing et a imposé son utilisation en chinois moderne. Ce changement illustre la stratégie de longue date de la Chine qui consiste à utiliser l’acte de nommer comme outil de contrôle politique.

La demande de la Chine à la communauté internationale d'adopter le terme « Xizang » reflète les pratiques coloniales consistant à renommer des territoires pour affirmer sa domination. En remplaçant les noms locaux ou largement reconnus par leurs dénominations impériales, les puissances coloniales ont effacé les identités et l'histoire des autochtones. De même, les efforts de la Chine pour renommer les lieux visent à subsumer l'identité tibétaine dans un récit centré sur les Han, en effaçant la signification culturelle et historique distincte de la région et en marginalisant les voix tibétaines, leur héritage et leur souveraineté.

Au niveau international, le mot « Tibet » est devenu le symbole d'une identité unique dotée d'un « soft power » culturel important, mais qui est désormais considéré en Chine comme portant une idée de séparation qui affaiblit les prétentions de Pékin sur la région. La campagne chinoise visant à imposer « Xizang » aux personnes et institutions étrangères invoque les beaux principes de la décolonisation tout en cherchant à rendre la communauté internationale complice des revendications de souveraineté de la Chine et de ses pratiques d'effacement culturel – alors qu’en réalité le nom « Tibet » n'est pas une imposition occidentale mais un terme enraciné dans l'usage autochtone, datant des interactions entre les Tibétains et leurs voisins il y a plus d'un millénaire.

Si la Chine souhaitait réellement décoloniser le Tibet, elle devrait au moins promouvoir et célébrer les noms et les langues indigènes du Tibet, au lieu d'imposer la nomenclature et la langue chinoises au peuple tibétain, et désormais aux étrangers aussi. Reconnaître le nom « Tibet » comme un produit de l'histoire et de la spécificité de la région serait le plus petit pas qu'elle pourrait faire vers le respect de la souveraineté culturelle tibétaine.

Tsering Shakya est Associate Professor au Department of Asian Studies and the Institute for Asian Research, School of Public

[1] « Ce qu’on appelle une rose, sous un autre nom, sentirait tout aussi bon » (Romeo et Juliet, Acte II, scène 2

Traduit de l’anglais: https://blogs.soas.ac.uk/china-institute/2024/12/11/tibet-must-stand/?fbc... par Katia Buffetrille

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