Beaucoup de discours tournent actuellement autour de la vérité et du mensonge en politique. Il est souvent difficile de les séparer, de les reconnaitre. Ce qui rend la tâche plus ardu est la confusion entre vérité et réalité. La vérité n’est pas donnée ; elle est créée. La réalité est ce tout auquel nous appartenons, d’où nous tirons les morceaux, pour faire des constructions qu’on appelle vérités.
L’éléphant et les quatre aveugles est la parabole Bouddhiste qui l’explique le mieux. Chaque aveugle croit savoir à quoi ressemble l’éléphant : l’un tâte la jambe et croit que c’est un arbre ; l’autre caresse l’oreille et croit tenir un parchemin ; le troisième, tenant la queue, pense tenir un chasse mouche ; le quatrième, tâtant la trompe, pense que c’est un long tuyau. Sans l’homme il n’y a nulle vérité ; elle ne peut exister que grâce à l’intervention de l’homme, a son interprétation d’éléments tirés de la réalité. « Tous les hommes naissent » est une vérité de fait, construite à partir de données objectives ; « tous les hommes naissent égaux » est une vérité construite à partir de données subjectives ; c’est une vue de l’esprit, si l’on veut. La réalité n’a nullement besoin de l’homme pour exister. Elle Est, tout simplement, tel ce pachyderme incompris.
La réalité c’est l’objet. La vérité est dans les détails que nous organisons autour de notre objet. Napoléon est né en Corse, le héros de la Campagne italienne, L’Empereur sanguinaire, le fuyard de la Berezina ; toutes sont des vérités de fait pour la première, et d’opinion pour les autres. La vérité est dans les détails. La vérité de fait : un enfant naquit, un homme vécut et mourut. Même cette vérité-là ne prend pas en compte tous les éléments : la terre, le ciel, le climat, le sourire d’une mère, l’école militaire, les relations amoureuses.
L’idéal et l’ombre : ceci n’est pas un bison.
Hannah Arendt rappelle la métaphore Platonique de la grotte et des ombres projetés contre les parois par le foyer. Les habitants de la grotte voient les ombres et les prennent pour la réalité. D’après Platon, cela est notre sort à tous, qui ne peuvent voir l’idéal qui est la réalité ultime. C’est là le fondement de toute la pensée occidentale. Sans cela aucune théologie chrétienne ni Cartésianisme de la Cause première. Spinoza, Kant, Hegel et Marx n’y échappent pas. La vérité est dans une réalité idéale à définir sans connaître. Ainsi l’Idéal s’impose au monde imparfait qui nous entoure.
Donc l’ombre n’est pas l’Idéal/réalité ; le monde est une apparence, une illusion - le maya des Hindous - et la réalité se trouve dans l’aveuglement du foyer. Quelle réalité ont les peintures rupestres de Lascaux ? Autant d’ombres que nos ancêtres ont admirées et sanctifiées ; autant d’intermédiaires entre le monde du ressenti et celui de l’imaginé. C’est là que l’homme crée la vérité du symbole, la vérité de la représentation, la vérité de l’interprétation, la vérité virtuelle. La vérité est une médiatrice entre le monde et l’homme, crée par apprentissage pour dominer le monde. La vérité devient ainsi enjeu et outil du pouvoir.
Certaines vérités se réduisent à des formules. E= MC² est une vérité scientifique : l’énergie égale la masse multipliée par la vitesse au carré. C’est la formule à la base du fonctionnement de l’univers, de son existence et de son expansion et évolution. Mais quel pouvoir y a-t-il dans ces lettres imprimées sur ce papier ? Aucun pouvoir autre que représentatif. Cette vérité scientifique n’est pas la réalité elle-même. La vérité n’est qu’une transposition de la réalité en signes compréhensibles et utilisables ; ainsi cette formule qui nous immisce dans le fonctionnement de la réalité. Cette formule, cette vérité-là, nécessaire pour comprendre la réalité, nous en rapproche. Il n’y a pas de vérités latentes, absolues, imprescriptibles. Elles doivent être déchiffrées, comprises et conçues.
Arendt affirme qu’il y a trois types de vérité de raison qui se distinguent de la vérité de fait : (The modern age, which believes that truth is neither given to nor disclosed to but produced by the human mind, has assigned, since Leibniz, mathematical, scientific, and philosophical truths to the common species of rational truth as distinguished from factual truth./ L'Age moderne, qui croit que la vérité n’est ni donnée ni révélée, mais produite par le cerveau humain, a assignée, depuis Leibniz, les vérités mathématiques, scientifiques, philosophiques à la forme commune de la vérité de raison, à distinguer de la vérité de fait.) L’homme est une usine à vérités. Nous voyons que même la vérité de faits dépend de la raison pour exister : ces vérités sont produites ou découvertes par un raisonnement volontariste, qui cherche activement les faits qui constituent la vérité. Ainsi l’exemple du triangle, dont les trois angles sont égaux à deux angles droits, est une vérité de fait, qui n’admet aucune contradiction. C’est une construction intellectuelle, une vérité créée. La mystique Pythagoricienne, voyait là – en géométrie - LA vérité absolue et indépassable, qui rapproche de Dieu et donc de la création. Ainsi les vérités mathématiques sont restées l’expression d’une vérité absolue que l’homme cherche pour d’autres constructions moins évidentes.
Déchiffrer l’idéal x 2
Hegel et Marx ont bâti leurs idéaux sur une dialectique binaire qu’ils ont renforcée et léguée au monde. Ce sont des constructions de raison, des structures historico-déterministes, telle le maître-esclave de Hegel ou capital-prolétariat de Marx. Ils ont imposé leur dialectique comme interprétations d’une Histoire structurée vers un but. Dans la théorie de Hegel le pouvoir des monarchies (le pouvoir en place) était légitimé par un jeu d’oppositions qui franchissait les stades de maturité d’un peuple pour finir confortablement dans un statu quo. Selon Marx la fin est la prise de l’outil et le control du capital par les ouvriers – (le pouvoir idéalisé à venir). Une structure identique pour deux interprétations, l’équilibre entre forces opposées, qui débouchent sur deux déterminismes contraires : l’un respectueux de l’ordre établi et l’autre prédisant son renversement par les forces jusque-là opprimés. Ce sont là deux vérités, deux raisonnements logiques mais contradictoires. C’est la subjectivité des vérités d’opinions.
Les vérités politiques se divisent largement entre ses deux schémas. Chacun s’affirme détenteur d’une vérité raisonnée et raisonnable. Les faits sont impitoyables pour le Socialisme réel de la sphère Soviétique ; et autant pour les sociétés dites libres ou capitalistes. L’Idéal, quel qu’il soit, n’est qu’un concept nébuleux qui abuse des vérités de fait, ainsi que le font les vérités divines révélés, qui ne sont que des interprétations du réel, des ombres auxquelles seule la foi peut donner consistance. S’en sortir est difficile malgré l’intérêt d’une réévaluation des préceptes dominant l’analyse de l’action collective.
Vérité du mensonge, Mensonge de la vérité
La méfiance règne. Le mensonge est soupçonné à chaque phrase ou affirmation d’un politique ou de journaliste. Le rejet des politiques, et la défiance envers les politiciens est très nettement majoritaire chez les citoyens. Cependant cette vérité-là est aussi une construction de la raison. La loupe de l’immédiateté médiatique fait que chaque évènement, chaque politicien mis en cause, chaque mise en examen, chaque mensonge avoué s’ajoute aux méfiances naturelles. La vérité d’opinion qui voudrait que « tous les politiciens sont corrompus » est une extrapolation généralisé à partir de données partielles – et donc partiales. Cette vérité d’opinion est plus puissante que beaucoup de vérités de faits.
Notre société est donc une société de l’opinion. C’est une chose mal comprise par les citoyens, qui confondent souvent opinion et vérité. Les opinions sont des constructions rationnelles qui reposent sur un mélange de désirs et de bons sens, ainsi que sur une agglomération de faits, qui ne se prêtent pas à une seule vérité artificielle. Par exemple, dans l’actualité : entre l’hypothèse d’un archétype familial et l’invocation de millénaires d’histoire il y a le désir d’une conformité aux traditions judéo-chrétiennes. Les faits donnent l’apparence de la raison et de la logique, en ignorant la multiplicité des traditions, en détournant le regard de pratiques sexuelles toutes aussi « millénaires » et « naturelles. » A l’inverse, en se fixant sur les tortures, buchers, autodafés commis par l’église on se réfère à des faits qui ignorent le message d’amour dans l’évangile et prêché dans de nombreuses paroisses. En regardant les faits historiques que l’on veut on prouve ce que l’on veut. C’est là un mensonge de la vérité.
L’opinion qui se présente comme vérité, la rhétorique qui défigure les faits est le danger qui nous a toujours guettés depuis l’âge de Socrate et ses ennemies les Sophistes. Notre tendance à vouloir connaitre des opinions, et le fait de connaitre leur répartition nous donne l’impression que les statistiques sont des faits, ou même des vérités. La statistique ne nous dit rien de la Vérité malgré les chiffres et leur rigueur mathématique. Le nombre qui partage une opinion n’implique pas la justesse d’une opinion. Le malentendu qu’une opinion majoritaire reflète la vérité est très répandu ; pourtant elle ne reflète que l’extension d’une opinion donnée. Les opinions sur les opinions et les commentaires qui se suivent et se ressemblent, s’affirment comme une part de vérité, n’étant toujours que des opinions. Arendt a vu que l’opinion devenait un des nœuds du problème de la vérité. L’opinion est la pierre angulaire de la démocratie, d’où la complexité de la question et l’importance de trier entre manifestations d’humeur et la toile de fond, qui reste la réalité.
Les vérités économiques sont parfois de même nature : une soumission à la véracité des chiffres entraine une soumission aux affirmations des économistes et autres experts. Même si les chiffres s’avèrent justes, les propositions qui se bâtissent dessus ne sont ni des évidences ni indiscutables. Il faut identifier les opinions qui s’affirment sur le dos de vérités mathématiques et les confronter à la réalité, telle qu’elle peut se vérifier dans de nombreux pays.
Mensonges politiques et politique du mensonge
Hannah Arendt a fait une analyse probante et détaillée du mensonge et de la vérité en politique, mais ses exemples renvoient surtout aux régimes totalitaires et leurs mensonges historiques et programmatiques. Ce sont des régimes qui ne peuvent exister sans une généralisation du mensonge de fait et de raison. Mensonge de fait : « Les vaches Soviétiques produisent plus de lait que les vaches capitalistes. » Autre mensonge de fait et de raison : qui réécrit son histoire et efface des personnages, tel Trotski. Le mensonge devient une nouvelle vérité impérative. Le raisonnement étant que le discours et l’histoire doivent être en parfaite symbiose, unilatérales et déterministes. C’est ainsi qu’Arendt voyait le mensonge politique : une manipulation des faits pour mieux asseoir un pouvoir absolu.
L’absolu religieux fait aussi partie de ces tentatives d’accaparer la vérité. L’enjeu du pouvoir en est une des raisons principales. Pouvoir sur le monde temporel avec l’impératif théologique qui ne repose aucunement sur la raison, ni sur les faits, mais sur la foi en une parole dite divine. Cette auto-sanctification d’une parole toute humaine (les intermédiaires sont des hommes, que ce soient dans l’Ancien Testament, les évangiles ou le Coran) s’affirme supérieure à toute autre parole. Ce n’est pas une preuve. Ce n’est ni fondé sur la raison ni sur des faits. Il n’y a que l’affirmation d’une opinion, et l’interdiction d’aller voir ailleurs ; ce qui n’est pas un argument. Au contraire. C’est dans l’interdiction de penser, de raisonner ou de douter que se retrouvent ces deux types mensonges « politiques. » Totalitarisme et religion partagent les mêmes ressorts pour affirmer une ligne impérative ou dogme : censure, propagande/texte canoniques, héros/martyrs, disparition des hérétiques, réécriture de l’histoire.
Vérité et mensonge d’opinion
Les mensonges sont de toutes sortes : des mensonges d’intention et des mensonges intentionnels ; des mensonges sur des opinions (la mauvaise foi) ou sur les faits. Déterminer la gravité d’un mensonge est aussi œuvre de raison et de subjectivité pour déterminer des vérités d’interprétation. Beaucoup de ce dont parlent les médias sont des mensonges personnels et non politiques. Le cas Cahuzac, qui a menti sur des faits, n’est nullement un mensonge politique – ou en politique – tel que le définissait Arendt. Au contraire, c’est le mensonge d’un individu sur un compte bancaire personel, et une fraude fiscale individuelle. C’est un mensonge qui est devenu politique par la carrière du coupable, mais qui l’est nullement à son origine, vingt ans plus tôt. (Médiapart imagine des aboutissants plus anciens et plus politiques, selon une construction rationnelle qui n’est pas la Vérité, mais n’est qu’une vérité possible.) D’où les soupçons grandissants des uns et des autres : le foisonnement d’hypothèses qui nuisent à la vérité : un tel savait-il ; l’autre est-il complice etc. ? La vérité devient l’otage des particuliers ; ce qu’Arendt cite dans Léviathan de Hobbes : que les hommes n’acceptent aucune vérité qui est contraire à leur pouvoir ou intérêts.
Entre la mauvaise foi d’une rhétorique abusive et les bonnes intentions qui deviennent promesses non-tenues, la vérité et le mensonge s’entremêlent ; les démêler est parfois une gageure. Le public semble plus sensible aux hésitations, qui sont interprétées comme autant de renonciations, que comme temps de réflexion, ou temps de préparation politique. Le discours politique n’est plus respecté. Pourtant le public réclame des paroles fortes et encourageantes ; ce qui parait en totale contradiction avec le peu de crédit que l’on donne à ces mêmes paroles.
Dires et faits
On reproche souvent aux politiciens de ne pas tenir parole ou de se contredire, pourtant il n’y a pas de mandat impératif. L’histoire en cours est en mouvement perpétuel, donc imprévisible au-delà d’une certaine marge raisonnable. Prévoir n’est pas prédire, d’où les variations ou renoncements constatés à chaque mandature. C’est un état de fait, une vérité qui s’impose à tous. En revanche la réalité n’est pas une chose immuable. Se dire réaliste n’entraine pas une soumission ad vitam aeternam au statu quo, a une réalité figée. Etre réaliste implique simplement voir les faits et comprendre leur fragilité. La vérité en politique ne peut se réduire à la concordance entre intentions et réalisations législatives. Il y a aussi le comportement par rapport aux faits, qui entraine une action aménagée.
La réalité est multiple sinon, infinie. On ne peut la réduire à une dichotomie entre deux options, deux vérités en conflit. Quand un politicien dit avoir une intention il le dit dans un contexte de politique interne au pays, au parti, ou d’un poker menteur, où ses intentions ne peuvent être dévoilées. Un candidat peut promettre plusieurs choses et affirmer plusieurs intentions. Ce ne sont pas encore des vérités, mais au mieux des volontés. Une fois élu, il doit faire face aux contingences du moment, ainsi qu’aux attentes de chacun. La réalité des faits s’impose pour modifier la vérité appliquée – ce qui peut devenir trahison et mensonge pour l’opinion publique. Mais ceci ne peut être considéré un mensonge de fait. C’est l’opinion déçue qui en fait un mensonge. Mais la vérité n’est pas où on la cherche ; elle devient tout autre. Le jugement ne se fait plus entre vrai ou faux ; l’habileté, l’intelligence, la sagesse et l’efficacité rentrent aussi en jeu.
Le candidat Sarkozy promettant de ne pas revenir sur la retraite à soixante ans et faisant l’inverse est une négation de l’intention première. Est-ce un mensonge ? Seulement si l’intention première l’était. Sarkozy affirmant passer par le Parlement pour ratifier le Traité Européen pendant la campagne présidentielle est une intention réalisée, donc une vérité. François Hollande promettant le mariage pour les homosexuels a tenu une promesse. En modifiant la taxe à 75% pour en faire des cotisations patronales le président Hollande fait face aux contingences. Trahison ou pragmatisme ? A chacun sa vérité.
Le mensonge politique – ou l’abus de vérité – peut surtout se voir à l’œuvre aujourd’hui en Syrie, où la ligne officielle de Damas est que l’armée ne tire pas sur son peuple mais sur des terroristes étrangers. Voilà un mensonge politique à la hauteur des analyses de Mme Arendt. Voilà une négation de la réalité et une manipulation de l’histoire. Sans rentrer dans les détails ni dans les accusations réciproques, les faits restent d’une cruauté inimaginable. Que la réalité soit complexe – sans nul doute – mais 100,000 morts ne peuvent pas être qu’une « tentative de déstabilisation » ; c’est une guerre faite de massacres. Que des étrangers se soient joints aux rebelles donne une part de vérité au discours d’Assad. Cela n’a pas toujours été le cas ; c’est une déformation des faits, une négation de la réalité générale. La vérité est aussi qu’une soif de liberté a longtemps été étouffée et que la répression atteint un niveau jamais encore vu dans les printemps arabes. L’utilisation de chasseurs bombardiers et de gaz contre des civils nous rappelle Saddam et les Kurdes. Le vrai mensonge politique qui s’affirme comme vérité cache toujours les crimes du pouvoir.
Identifier vérité et mensonge, le travail de chacun
Face à la multiplication des discours, de l’utilisation subjective des faits, face à la rhétorique du mensonge chacun doit être en éveil. Il faut décortiquer les dires pour voir les faits qui se cachent derrière. La vérité n’est pas toujours aussi simple à identifier – surtout quand le mensonge peut paraitre plus agréable ou plus mordant. C’est selon les envies et besoins de l’opinion générale, cette chose très volatile et imprévisible, que la confusion se fait entre opinion et vérité. Ce sont des considérations qui devraient nourrir la compréhension de chacun pour la chose politique, de ses discours et débats. Etendre le champ du réel et voir ce qu’Edgar Morin appelle la complexité des choses. Le travail du journaliste est de les démêler, plutôt que d’amplifier les opinions au détriment de la vérité.