Ukraine: les experts expliquent (avatar)

Ukraine: les experts expliquent

Comprenez l'Ukraine grâce à l'analyse des experts éminents ukrainiens

Abonné·e de Mediapart

12 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 juin 2023

Ukraine: les experts expliquent (avatar)

Ukraine: les experts expliquent

Comprenez l'Ukraine grâce à l'analyse des experts éminents ukrainiens

Abonné·e de Mediapart

Que peut faire l’Occident pour contrer le chantage nucléaire russe ?

Ukraine: les experts expliquent (avatar)

Ukraine: les experts expliquent

Comprenez l'Ukraine grâce à l'analyse des experts éminents ukrainiens

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les forces de défense ukrainiennes aident aujourd’hui à trouver la réponse à cette question.

Le 4 mai, le système Patriot, que l’Ukraine a récemment reçu des États-Unis, a abattu un missile hypersonique russe X-47M2 « Kinzhal » pour la première fois dans l’histoire, près de Kiev. La propagande du Kremlin s’était évertuée à donner une image d’invincibilité à cette arme, affirmant qu’il était impossible de l’abattre. Il est probable que la Russie s’appuiera sur les missiles hypersoniques dans sa nouvelle stratégie de dissuasion nucléaire à l’égard de l’Occident. La Russie menace constamment d’utiliser des armes nucléaires contre l’Ukraine ou ses alliés s’ils franchissent les « lignes rouges » du Kremlin. Il s’agit de la métaphore utilisée par la Russie pour désigner les évènements fictifs, après lesquels le pays commencerait enfin à combattre décisivement et à pleine puissance - bien qu'à chaque fois que ces événements se soient produits, rien ne s’est passé.

La décision de déployer des armes nucléaires tactiques sur le territoire de la Biélorussie en mars 2023 est une autre illustration du chantage nucléaire russe. Le président français Emmanuel Macron a réagi à cette nouvelle en appelant à « retirer la question nucléaire du conflit » et à « rappeler la Russie à ses responsabilités ». Lors de sa visite en Chine, le président français a critiqué cette décision de transférer des armes nucléaires à d’autres États (la Biélorussie est toujours formellement indépendante de la Russie). Pour comprendre si les menaces nucléaires du Kremlin doivent être prises au sérieux, il convient d’en analyser les motivations. La Russie cherche à retrouver son statut de superpuissance, mais plusieurs obstacles s’opposent à cet objectif. Tout d’abord, la notion de supériorité militaire et politique du Kremlin est obsolète. Alors que le monde se tourne vers des armes de haute précision et une armée professionnelle très mobile, la Russie s’enorgueillit de ce qu’elle a hérité de l’URSS : un arsenal nucléaire et une armée d’un million d’hommes, mais qui n'est pas de la plus haute qualité.

Deuxièmement, la simple présence de missiles nucléaires ne signifie rien sans un moyen d’acheminement vers la cible. Ainsi, la Russie dispose d'avions tactiques et de systèmes de missile balistique, mais plusieurs problèmes se posent en matière de stratégie. Par exemple, Moscou tente toujours d'effrayer l'Occident avec ses bombardiers à turbopropulseurs Tu-95 conçus dans les années 1950, alors que le reste du monde est passé depuis longtemps aux avions supersoniques.

C'est l'une des raisons pour lesquelles la Russie a tant besoin de la Crimée ukrainienne. En déployant des avions tactiques et des systèmes de missile balistique sur la péninsule, Moscou les rapproche de ses cibles en Europe occidentale, espérant ainsi résoudre des problèmes stratégiques. Poutine avait prévu de faire de même dans l'Arctique et dans la région de Kaliningrad, mais cela s'est avéré difficile. En effet, construire des bases militaires en Arctique coûte cher et prend du temps, et Kaliningrad, enclave russe située entre la Lituanie et la Pologne, n’est pas appropriée pour l'installation de bases militaires.

Dans ces conditions, la Crimée est devenue pour Poutine ce que Cuba était pour le dirigeant soviétique Khrouchtchev en octobre 1962. À l'époque, conscient que l'arsenal nucléaire stratégique de l'URSS était désespérément à la traîne par rapport à celui des États-Unis, Khrouchtchev avait estimé que le seul moyen d'égaliser les chances dans la course à l’armement était de déployer des armes nucléaires tactiques là où elles avaient une chance d'atteindre le territoire des États-Unis. Aujourd'hui, la seule opportunité pour Poutine d'effrayer qui que ce soit avec des armes nucléaires est de les installer aux frontières de l'Union européenne.

Poutine et le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko ont parlé du déploiement d'armes nucléaires en Biélorussie au début de l’année 2021. Le fiasco stratégique de la Russie dans la guerre totale contre l'Ukraine et son incapacité à atteindre ses objectifs au cours des premiers mois de l'invasion ont contraint le Kremlin à accélérer ce déploiement. En février 2022, la Biélorussie a organisé un référendum afin que la population se prononce sur plusieurs amendements à la constitution, ce qui a abouti à la suppression des obligations d’exclusion nucléaire du pays et de neutralité du gouvernement. Au cours de l'été 2022, Loukachenko a officiellement demandé à Poutine d'envisager la possibilité de déployer des armes nucléaires russes en Biélorussie, ce que Poutine a annoncé avoir l’intention de faire fin mars 2023. Début avril, le ministre russe de la Défense, Sergei Shoigu, a annoncé que la Biélorussie avait déjà reçu des armes nucléaires tactiques, des systèmes de missile balistique Iskander M et des avions. 

Les dirigeants russes ont pris cette décision parce que les précédentes tentatives de chantage avaient échoué. En effet, l'Occident a continué de soutenir l'Ukraine malgré la menace de frappes nucléaires. L'utilisation de la menace nucléaire comme moyen de dissuasion hybride ne donne plus les résultats escomptés par le Kremlin, et le retard technologique met à nouveau en péril les projets géopolitiques de Moscou. Le Kremlin a donc décidé de réformer les forces nucléaires stratégiques. 

Le 2 mars, la revue scientifique militaire russe « Pensée Militaire » a publié un article sur la réforme des forces nucléaires stratégiques de la Russie dans le contexte de ses perspectives géopolitiques et de la guerre contre l'Ukraine. Selon l'article, lorsque la Russie a été confrontée à la nécessité d'affronter les « opérations stratégiques multisphères des États-Unis » qui utilisaient des armes de haute technologie, en particulier la défense antimissile, le pays a ressenti le besoin urgent de compenser son retard technologique. Le système de défense antimissile américain est à l’origine du récent et décevant bilan de l'arsenal nucléaire stratégique de la Russie. Ses systèmes de missile balistique obsolètes — missiles et bombardiers — n'avaient pratiquement aucune chance face aux technologies modernes de défense antimissile. Selon les estimations de l'auteur de l’article, 65 à 70 % des armes nucléaires et des systèmes de missile balistique russes seraient détruits si les États-Unis et l'OTAN frappaient en premier. Seuls 35 à 40 % des missiles atteindraient leur cible si Moscou frappait en premier. C'est pourquoi les dirigeants russes pensent nécessaire de développer un nouveau plan opérationnel pour les forces nucléaires stratégiques afin d'essayer d'égaliser les chances.

Il s'agit donc pour la Russie de créer une unité de forces nucléaires stratégiques, équipée de missiles hypersoniques modernes « Kinzhal » et « Tsirkon ». Ces missiles permettraient de pénétrer directement dans les défenses antimissiles occidentales, offrant ainsi un passage aux missiles soviétiques obsolètes. Il s'agit d'un sérieux défi pour la stratégie de dissuasion occidentale, qui tente de neutraliser le potentiel nucléaire de la Russie et d'autres adversaires potentiels. Le chantage nucléaire et le déploiement d'armes nucléaires tactiques de la Biélorussie constituent l'écran de fumée qui masque ces efforts russes. L'Occident devrait donc accorder plus d'attention à sa capacité à contrer les armes hypersoniques pour garder l’avantage, par l’approvisionnement de systèmes de défense antimissile moderne à l’armée ukrainienne, afin de les tester dans des conditions de combat réelles et les améliorer au besoin et au moment opportun.

Le missile « Kinzhal » abattu près de Kiev restera dans l'histoire comme le premier missile russe capable de transporter une charge nucléaire, à être neutralisé par des armes occidentales modernes. Jusqu'à présent, l’efficacité du système Patriot ne pouvait être que supposée. Il ne s'agit pas seulement d'un coup porté à la propagande militaire russe qui tente d'intimider le monde, mais d’une étape importante pour garantir que les armes nucléaires ne seront plus jamais utilisées.

Fournir à l'Ukraine des systèmes Patriot PAC-3 supplémentaires et des avions de chasse modernes, tels que le F-16, capables de contrer les avions russes équipés de missiles hypersoniques, est la meilleure solution pour l'Occident, afin de s'assurer que le chantage nucléaire russe reste à jamais une menace vide de sens.

Toutefois, l'Ukraine ne doit pas se contenter d'être un simple terrain d'essai pour les armes. Le pays doit participer activement au développement des technologies et de la stratégie qui les sous-tend, afin de contrer efficacement les outils nucléaires de l'agression hybride russe.

Taras Jovtenko

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.