Un nouvel élément dans la vie quotidienne des Ukrainiens est apparu depuis l’invasion à grande échelle de la Russie en février 2022: le sentiment d’une menace venant du ciel. Là où il n’y avait que le soleil, les nuages et les oiseaux, désormais, un missile ou un avion militaire russe peut apparaître à tout moment. Les sirènes d’alarme,qui sonnaient une fois par an lors des inspections, retentissent désormais plusieurs fois par jour. L’Ukraine disposait de peu de systèmes de défense aérienne capables de contrer les missiles et les avions, et le matériel datait de l’époque soviétique. Au début, Kiev a désespérément demandé à l’Occident de « fermer le ciel » au-dessus de l’Ukraine, ce qui s’est avéré impossible. En effet, cela aurait signifié un affrontement direct entre la Russie et l’OTAN. L’Ukraine a dû s’en occuper elle-même.
Progressivement, les alliés occidentaux ont renforcé la défense aérienne de l’Ukraine et contribué à fermer le ciel. Aujourd’hui, les forces de défense aérienne abattent la plupart des missiles et des drones kamikazes tirés par les occupants sur l’Ukraine. En mai, grâce au système antimissile balistique américain Patriot, les Ukrainiens ont abattu plusieurs missiles Kinzhal, pourtant vantés par les Russes pour être des armes invincibles. Par ailleurs, grâce à la France, l’arsenal de défense aérienne ukrainien a été complété en mai par le système antimissile balistique franco-italien SAMP/T, ce pourquoi l’Ukraine est très reconnaissante.
Les menaces dans l’espace informationnel— en particulier les menaces de propagande et de désinformation, principalement de la part des régimes totalitaires — sont également imprévisibles. Malheureusement, pendant de nombreuses années, l’Occident a eu tendance à minimiser et écarter ces menaces, s’en remettant entièrement aux institutions démocratiques et à la liberté d’expression comme « antidote » contre lesinfluences toxiques de l’information. On pensait qu’il suffisait de dire la vérité aux gens pour que les mensonges échouent, incapables de résister à cela. Le rapport du Conseil de l’Europe, publié en 2018 et intitulé « Les désordres de l’information »,ne mentionne pas le contrôle et le blocage de la désinformation parmi les méthodes proposées pour combattre la manipulation d’information, mais seulement des actions douces (éducation aux médias, renforcement de la qualité d’information, etc.).
Ce n’est qu’en 2020, lors de la pandémie de COVID-19, que l’Occident a commencé à adopter une réaction plus ferme face à l’infodémie qui a coûté la vie à certains, notamment pour encourager la population européenne à se faire vacciner.
Nous savons désormais avec certitude qu’une lutte efficace contre la désinformation russe visant à déformer les faits concernant l’Ukrainepermet également de sauver des vies.
Il a fallu un certain temps à notre pays pour comprendre qu’il était nécessaire de fermer le cielde l’espace informationnel. Dans les années 1990, le marché de l’information ukrainien ne s’est pas formé comme un marché distinct, mais s’est plutôt étroitement lié aux médias russes — en fait, il n’y avait pas de ligne de démarcation claire entre les deux. Après l’effondrement de l’empire soviétique, Moscou a continué à jouer le rôle de métropole médiatique, investissant beaucoup d’efforts dans le maintien et le renforcement de ses liens avec ses anciennes colonies.
Dans mes recherches sur les médias ukrainiens, j’ai observé un accroissement de l’influence russe depuis le milieu des années 2000. Il ne s’agit pas seulement de l’actualité, mais aussi, par exemple, de la domination des séries télévisées russes, qui ont envahi les ondes ukrainiennes. Des stars du journalisme russe venaient à Kiev pour faire carrière à la télévision et sont devenues des exemplespour les journalistes débutants ukrainiens tandis que les médias russes sont devenus des modèles pour nos start-ups de la sphère médiatique. La plupart des utilisateurs ukrainiens de médias sociaux préféraient les services russes. Par exemple, pour fêter le Nouvel An, les gens allumaient souvent la télévision russe à 23 heures plutôt que de regarder les chaînes ukrainiennes — c’est ce qu’on appelait « rencontrer le Nouvel An à Moscou, puis à Kiev ».
Le tournant décisif a été les manifestations de l’Euromaïdan, qui ont débuté en novembre 2013 et ont donné lieu à la Révolution de la Dignité en février 2014. Ces événements ontbeaucoup effrayé la Russie, car cela a démontré la facilité avec laquelle les régimes autoritaires s’effondrent lorsque les citoyens s’unissent contre eux. Les médias russes ont tenté de discréditer la Révolution de la Dignité. Au printemps 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée et a lancé une agression hybride dans les régions orientales de l’Ukraine, elle a utilisé sa présence médiatique sur ces territoires pour lancer des attaques d’information. La propagande a tenté d’assimiler les « soulèvements populaires », inspirés et financés par la Russie dans les régions ukrainiennes, à la Révolution de la Dignité. Les médias racontaient que la Crimée avait quitté l’Ukrainede son plein gré. La propagande insinuaitque les habitants russophones de l’est et du sud de l’Ukraineavaient été intimidés par des « nazis », prétendument prêts à procéder à un nettoyage ethnique. Les actions de l’armée et des forces de l’ordre, qui libéraient les villes des régions de Donetsk et de Louhansk des mains des militants prorusses, étaient présentées comme une « agression de l’Ukraine contre le peuple pacifique du Donbass ».
Des milliers de citoyens ukrainiens ont cru à ce mensonge et demandé à Poutine d’envoyer des troupes pour « sauver » les habitants des régions de l’est et du sud de l’Ukraine de cette menace pourtant fictive. Ainsi, ils ont rejoint les rangs des militants prorusses pour les aider parce qu’ils croyaient défendre leur patrie. La Russie n’avait qu’à continuer à diffuser sa propagande pour façonner l’opinion des habitants des territoires occupés, qui se sont retrouvés dans un vide informationnel.
L’Occident a été confronté au pouvoir toxique de la désinformation russeaprès que des militants prorusses aient abattu le vol MH17 avec un missile fourni par la Russie près de Donetsk. La propagande du Kremlin a déployé d’énormes efforts pour brouiller la vérité sur cet événement par une avalanche d’informations fausses et truquées, et de théories du complot. L’objectif était d’exonérer la Russie, l’auteur de ce crime, de toute responsabilité.
L’Ukraine a donc commencé à fermer son espace informationnel à la propagande russe en août 2014, en interdisant la diffusion de plusieurs chaînes de télévision russes privées et publiques, contrôlées par le Kremlin. À l’époque, les organisations internationales de défense des droits humains et les institutions de l’Union européenne ont appelé les autorités ukrainiennes à faire preuve d’une « extrême prudence » dans les restrictions imposées au travail médiatique. Dans les années qui ont suivi, les autorités ukrainiennes ont progressivement écarté la Russie du champ médiatique, mais ont été constamment accusées de censure et de violations des libertés fondamentales.
Pourtant, en Ukraine, nous avons notre propre histoire de lutte contre la tyrannie. Ces allégations de restrictions à la liberté d’expression contredisent notre culture politique. C’est pourquoi les critiques à l’encontre du blocage physique des médias russes se sont aussi élevées de la population ukrainienne elle-même. Certains défenseurs des droits humainsétaient persuadés que l’interdiction des réseaux sociaux russes VK et Odnoklassniki n’aboutirait à rien, puisque tout le monde continuerait à s’en servir en utilisant un réseau virtuel privé (VPN) —en réalité, quelques années après cette interdiction, peu de gens en Ukraine se souvenaient de ces plateformes.Les organisations internationales ont appelé l’Ukraine à réduire cette lutte active contre la désinformation et à se concentrer plutôt sur la diffusion d’information de qualité, le renforcement de l’éducation aux médias et le développement de la pensée critique, afin que les gens « puissent décider par eux-mêmes ce qui est vrai et ce qui est faux ».
Le temps, juge impitoyable, a prouvé que cette politique de lutte résolue directe et indirecte, visant à préserverles réseaux d’information ukrainiens de l’influence russe, nous a protégés, alors même que la Russie créait un réseau de centres d’information clandestins, utilisant mensonges et manipulations.
Tout en préparant une offensive sur terre, sur mer et dans le ciel, l’agresseur espérait également remporter une victoire rapide dans la guerre de l’information, inonder l’espace informationnel avec ses messages faux et truqués et convaincre les Ukrainiens que l’« opération spéciale » — comme est appelée l’attaque contre l’Ukraine en Russie — n’est pas une guerre de conquête, mais une campagne de libération lancée contre le « régime illégitime et sanglant de Kiev ». La domination de la Russie dans l’espace informationnel, comme dans l’espace aérien, était censée paralyser la volonté de résistance des Ukrainiens et les contraindre à se soumettre. Mais cela n’a pas fonctionné : privés de soutien technique et logistique basé en Ukraine, les propagandistes n’ont pas pu diffuser leurs messages auprès d’une grande partie de la population. Les Ukrainiens ont eu le temps de se regrouper et prendre les armes.
Aujourd’hui, malgré les conditions difficiles de la guerre — la crise économique et démographique, le danger quotidien des bombardements et l’incertitude du lendemain — nous ne ressentons pas de menace réelle dans l’espace informationnel. La Russie ne peut agir dans cet espace qu’en utilisant des méthodes de guérilla, par exemple, sur les réseaux sociaux.
Toutefois, l’Ukraine n’est pas le seul pays à devoir fermer le ciel aux attaques informationnelles russes.Une étude de l’Union européenne, datant de 2022, a identifié la Russie comme la première source de désinformation au monde. De même, une étude sur la diffusion de la propagande russe dans cinq pays européens, dont la France, montre que les médias européens manquent encore de capacités d’adaptation et de compétences nécessaires pour faire face à ces influences dangereuses.
Fermer le cielà la propagande dans l’espace informationnel peut s’avérer être une tâche difficile, car la propagande russe est malléable et a de multiples visages. Je salue la décision des autorités françaises d’interdire la diffusion des médias d’État russes, dont Russia Today, dans le pays, ainsi qued’arrêter la diffusion de trois chaînes de télévision sur la plateforme satellitaire Eutelsat. Cependant, si vous regardez la liste des chaînes de télévision qu’Eutelsat continue de diffuser, vous verrez des chaînes de télévision aussi toxiques : Zvezda (une chaîne du ministère de la Défense de la Russie), Oplot TV, ainsi qu’un certain nombre de chaînes des occupants, qui diffusent leur propagande sur les terres ukrainiennes occupées.
Cela ne fait aucun doute que l’on peut trouver de nombreux médias de propagande russe sur YouTube, qui ne s’est d’ailleurs pas montré pressé de bloquer les chaînes qui appellent ouvertement au génocide et à la guerre nucléaire. L’Ukraine incite le monde entier à ne pas prendre à la légère les ressources de la Russie en matière de désinformation et propagande, dont les campagnes n’ont rien à voir avec du journalisme et ne doivent pas être protégées sous couvert de liberté d’expression. Bien que l’interdiction des médias russes nécessite généralement une prise de décision au niveau gouvernemental, le monde occidental gagnerait à avoir une vision commune et des actions coordonnées dans ce sens.
Nous pensons qu’avec l’aide de nos alliés, l’Ukraine sera en mesure d’arrêter l’invasion russe, de libérer ses territoires et de rendre sa frontière impénétrable à toute nouvelle tentative de la Russie pour satisfaire ses ambitions néo-impérialistes. Cependant, l’Union européenne, ainsi que chaque pays européen, même ceux qui n’ont pas de frontières communes avec la Russie, devrait se tenir prête. Il vaut mieux affronter l’invasion barbare quand le ciel est fermé et l’espace informationnel bien protégé.
Otar Dovzhenko, président du Conseil indépendant des médias