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Billet de blog 6 octobre 2023

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Les russes ont détruit le réservoir de Kakhovka: faut-il le restaurer?

La destruction du réservoir de Kakhovka a été une catastrophe écologique. Les défenseurs de l’environnementalertent que la restauration de cette «mer» pourrait avoir des conséquences aussi désastreuses que sa destruction, constituant un autre crime contre l’environnement.

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Le 6 juin, une puissante explosion a détruit le barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, situé dans la ville ukrainienne de Nova Kakhovka, actuellement occupée par la Russie. L’eau du réservoir a inondé des dizaines de villes et de villages, faisant plus d’une trentaine de victimes et détruisant de nombreuses maisons. Les autorités russes ont avancé plusieurs versions, allant de la destruction naturelle du barrage aux «conséquences des bombardements ukrainiens», bien qu’aucune arme de l’arsenal de l’armée ukrainienne n’aurait pu causer de telles destructions.

Par la suite, le chef de la diplomatie de l’Union européenne, Joseph Borrell, a déclaréque le barrage avait été détruit à l’aide d’explosifs sur un territoire contrôlé par la Russie. Des journalistes du New York Times sont arrivés à la mêmeconclusion. Il est probable que les troupes russes aient tenté de vider partiellement le réservoir pour empêcher une contre-offensive ukrainienne, mais qu’elles n’aient pas correctement anticipé les conséquences de l’explosion. La plus grande «mer» artificielle d’Ukraine a cessé d’exister.

Le jour de la catastrophe, l’entreprise publique Ukrhydroenergo a annoncé son intention de reconstruire le barrage et de remplir à nouveau le réservoir, après la libération de la région de Kherson. Le 18 juillet, le gouvernement a adopté une résolution sur un «projet expérimental» visant la reconstruction de la centrale hydroélectrique. Les autorités expliquent que sans le réservoir, l’industrie et l’agriculture de plusieurs régions ne pourront pas survivre. Cependant, les écologistes qualifiaient déjà la construction de la «mer» de crime contre l’environnement et déconseillent une potentielle reconstruction.

Le réservoir de Kakhovka, construit il y a 70 ans, faisait partie du «Grand Plan pour laTransformation de la Nature» du dictateur soviétique Joseph Staline. Sa construction a nécessité de submerger 2 150 km2, presque la superficie du Luxembourg, et une centaine de villages dont les habitants ont été expulsés de force. La «mer» servait à irriguer les steppes arides de Kherson, Zaporijjia, Dniepr et la Crimée pour la culture du riz et du coton. La centrale hydroélectrique, quant à elle, fournissait de l’électricité aux villes industrielles en pleine expansion de ces régions.

«[La construction du barrage] représentait un crime à la fois contre la population locale, contre une économie qui s’était développée des siècles auparavant, et contre la nature. Une vaste nappe d’eau stagnante a été créée, qui verdissait chaque été», explique le biologiste Yevhen Dykyi. La «mer» de Kakhovka a non seulement inondé de nombreux sols fertiles, mais aussi submergé de vastes zones, les rendant impropres à l’agriculture. La centrale hydroélectrique produisant peu d’électricité, il a fallu construire deux centrales nucléairesici. L’une d’entre elles est aujourd’hui occupée par les Russes.

Au total, six grands réservoirs ont été construits sur le Dniepr. Selon le géographe Roman Spitsa, l’objectif principal du réservoir est défensif. «Si l’OTAN attaque, les barrages seront détruits et l’ennemi ne pourra plus avancer. Les Russes se sont donc cachés derrière ce réservoir pendant 70 ans». Tout comme sous Staline, ils ne se sont pas souciés des conséquences environnementales en provoquant la destruction du réservoir. Selon Greenpeace, au moins 32 raffineries de pétrole, stations-service, centrales thermiques, et autres infrastructures, ont été inondées. Au moins 150 tonnes d’huile moteur se sont déversées dans l’eau.Les poissons sont morts en masse à cause de la libération du réservoir. Il est impossible de mesurer l’entièreté des dommages environnementaux, car la Russie refuse l’accès aux territoires occupés aux représentants des organisations internationales.

À présent, la plupart des systèmes d’irrigation des régions de Kherson et de Zaporijjia sont privés d’eau. Sans irrigation, la récolte de légumes et de céréales de cette année va se perdre. L’année prochaine, selon le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, des milliers d’hectares de champs se transformeront en déserts.

L’approvisionnement en eau des grandes villes, telles que Nikopol, Marhanets, Pokrov et Kryvyï Rih, est également menacé, ainsi que celui de la centrale nucléaire de Zaporijjia, occupée par les Russes. En aval de la centrale hydroélectrique de Dniepr, vers Zaporijjia, la navigation fluviale est désormais impossible. En effet, la passe du canal est devenue peu profonde et l’écluse ne fonctionne pas à un niveau inférieur à 14 mètres dans le bassin inférieur. L’écluse de la centrale hydroélectrique de Kakhovka a été endommagée et estimpraticable, avec un niveau d’eau d’une hauteur de 12 mètres.

Après la libération de la rive gauche de la région de Kherson, les autorités prévoient de reconstruire le barrage par étapes et de remplir à nouveau le réservoir. Ukrhydroenergo estime que c’est le seul moyen de restituer l’eau aux régions environnantes et à la Crimée. De nombreux scientifiques sont d’un avis différent.

«Le réservoir était en grande partie peu profond », explique Roman Spitsa. « L’eau se réchauffait, verdissait et des algues s’y développaient. Au moins 1 km3 d’eau s’évaporait chaque année».

«De tels réservoirs d’eau ne sont plus construits. Au début des années 2000, de longues discussions ont été engagées en Ukraine pour comprendre si nous pouvions réparer des crimes commis par le régime soviétique. Mais c’est impossible: ce territoire est sous l’eau depuis plus d’un demi-siècle. La terre noire riche en humus ne s’en remettra pas».

Cependant, rétablir tout à l’identique ne trouve de justificationni d’un point de vue environnemental et ni d’un point de vue économique. «Qui peut confirmer que le modèle soviétique d’agriculture irriguée était adapté à ce type de sols et ce type de climat ?», déclare le scientifique. Selon lui, 90 % de l’eau des canaux d’irrigation dans la steppe s’évaporait, et seuls 10 % alimentaient les champs. En outre, le climat dans les régions méridionales de l’Ukraine est devenu plus chaud et plus sec. «Nous avons maintenant un équilibre des précipitations annuelles complètement différent. L’Ukraine souffre d’une pénurie d’eau, qui va s’aggraver d’année en année», explique M. Dykyi. Selon lui, il vaut la peine de revenir à des pratiques agricoles traditionnelles similaires à celles de la Méditerranée.Avant la construction du réservoir, l’élevage s’est développé dans les steppes tandis qu’autour des villes ont fleuri les jardins.L’arrosage à partir des canaux devrait être remplacé par l’irrigation goutte à goutte.

Les détracteurs de la reconstruction du réservoir nous rappellent le passé. À l’époque, sur le site de la « mer » de Kakhovka se trouvaient les plaines inondables légendaires du Dniepr, appelées Velykyi Lug. «Il s’agissait de milliers d’hectares de forêts productives naturelles. L’élevage et la pêche s’y sont développés», explique Yevhen Dykyi. Cependant, celui-ci doute que les plaines de Velykyi Lug puissent être restaurées. «Les espèces exotiques envahissantes seront les premières à s’y établir, et des écosystèmes dégradés se formeront».

Le biologiste propose aux autorités d’élaborer un projet visant à redonner vie à l’ancien réservoir. En restaurant partiellement le barrage, il est possible de remplir la zone d’eau la plus profonde, de créer un nouveau chenal et de rétablir la navigation. À la place des eaux peu profondes, une plaine inondable avec des lacs et des marais peut être restaurée. «Nous pourrions restaurer la pisciculture et les frayères, ce qui rapportera bien plus que l’énergie hydraulique et l’agriculture irriguée», explique le scientifique.

Il s’inquiète du fait que la décision de reconstruire le barrage ait été prise sans débat publicni étude d’impact sur l’environnement. «Pour adopter un tel projet, il faut de l’expertise, des dizaines de tables rondes et la participation d’experts de différents domaines», explique M. Dykyi. Sans cette expertise, la restauration du réservoir et toute autre utilisation du territoire pourraient porter un coup encore plus dur à l’environnement. En effet, des déchets toxiques de l’industrie lourde ont été déversés dans la « mer » pendant des décennies. Ainsi, toute perturbation de l’équilibre des fonds marins pourrait libérer des sédiments à forte teneur en métaux toxiques. Il s’agit d’une menace non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour les autres pays côtiers de la mer Noire.

Bien que la conception duprojet ait déjà commencé, il s’agit d’une perspective un peu plus lointaine. Même si l’Ukraine récupère ses territoires et que la guerre prend fin, la construction du nouveau barrage prendra environ sept ans. Et s’il a fallu trois ans pour remplir le réservoir il y a 70 ans, il faudra beaucoup plus de temps aujourd’hui, car l’eau sera acheminée vers des terres arides.

«Personne n’attendra sept ans pour avoir de l’eau», explique la géographe Olha Helevera. «Dès à présent, on cherche d’autres moyens d’approvisionner les grandes villes en eau. Dans sept ans, la région sera envahie par la végétation, et si les gens s’impliquent, les choses iront beaucoup plus vite». À Nikopol, des légumes sont déjà plantés au fond de l’ancienne «mer». Cependant, il serait risqué de les manger.

Les écologistes critiquent également le projet de restauration du réservoir, car il est en contradiction avec les textes de l’Union européenne sur la biodiversité mais également, avec la Déclaration Lugano, qui accorde le statut de pays candidat à l’Union européenne à l’Ukraine. «C’est un test pour notre gouvernement, qui doit déterminer si nous suivons vraiment la voie européenne ou si nous retournons 70 ans en arrière, dans le passé soviétique», commente Anna Kuzemko, membre du conseil d’administration du Groupe ukrainien de Protection de la Nature. Elle ajoute : «Si nous voulons nous positionner comme un pays qui cherche à rejoindre l’Union européenne, il serait étrange de prendre des décisions de cette ampleur qui iraient à l’encontre des normes européennes».

Alyona Vychnytska, journaliste

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