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Billet de blog 11 septembre 2023

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Les Ukrainiens ne veulent pas fermer les yeux sur la guerre

Les autorités ukrainiennes essayent de trouver des moyens de répondre à l’indignation de l’opinion publique concernant le financement de l’entretien routier, des séries télévisées et d’autres dépenses qui semblent inutiles en temps de guerre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les autorités ukrainiennes essayent de trouver des moyens de répondre à l’indignation de l’opinion publique concernant le financement de l’entretien routier, des séries télévisées et d’autres dépenses qui semblent inutiles en temps de guerre. La population souhaite que cet argent soit utilisé pour améliorer la capacité de défense du pays. Cependant, la loi ne permet pas toujours de rediriger facilement les ressources vers le financement des besoins de l’armée.

Les citoyens contestent les rénovations inutiles en temps de guerre

« Si nous gaspillons de l’argent pour construire des stades maintenant, ce sont les envahisseurs qui s’en serviront après la guerre », déclare Sviatoslav Litynskyy, spécialiste des technologies de l’information et enseignant dans une université de Lviv. Il a déposé une pétition électronique sur le site internet du gouvernement ukrainien, intitulée « Limiter les dépenses non obligatoires pour accroître les capacités de défense ». Cette pétition a déjà été signée par plus de 25 000 personnes, ce qui veut dire que le Cabinet des ministres sera obligé de l’examiner. Sa proposition est d’arrêter les dépenses du budget de l’État et des budgets locaux pour tout ce dont on peut se passer pendant la guerre et d’allouer ces ressources accumulées au soutien de la défense.

« L’armée manque de drones, de véhicules et d’autres équipements de base. L’État encourage les volontaires à soutenir l’armée et la population à augmenter les dons. Les gens paient cette « taxe » parce qu’ils comprennent que si l’Ukraine perd la guerre, la situation sera pire. En 2022, ma famille a payé plus de deux millions de hryvnias [soit plus de 49 000 euros], au titre de cette « taxe ». Dans le même temps, le budget est utilisé pour financer des biens et des services qui ne visent pas à contribuer à la défense », explique Sviatoslav.

Cette pétition s’inscrit dans une vague d’indignation de la part des Ukrainiens, suscitée par les dépenses liées à des projets qui sont considérés comme dispensables en temps de guerre. À Lviv, où vit Sviatoslav, l’« allée des broderies », un chemin piétonnier dont la chaussée a été réalisée pour rappeler la broderie ukrainienne, a suscité l’indignation dès que les services publics ont commencé à l’aménager en 2023. Son coût total est d’environ 500 000 dollars. Il existe d’autres projets de la sorte, tels que la construction d’un complexe sportif dans la ville de Kamianka-Buzka nécessitant un investissement de 3 millions de dollars, la reconstruction de la chaussée en pavés à Ivano-Frankivsk, qui coûtera 3,8 millions de dollars, ou la rénovation d’un stade dans le village de Kivertsi, pour un coût de 4 millions de dollars.Le 13 juillet, le Parlement a voté le budget d’environ 15 millions de dollars pour achever le musée de l’Holodomor à Kiev. « Un citoyen ukrainien peut se poser la question suivante : pourquoi moi, en tant que contribuable, dois-je donner mon argent à l’armée, si l’État dépense des millions de dollars pour financer des biens qui ne sont pas nécessaires aujourd’hui ? » explique M. Litynskyy.

Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par l’armée russe, une part importante du budget de l’État ukrainien a été consacrée à la défense - bien que les données précises ne puissent pas être divulguées. Les ressources financières des partenaires internationaux sont essentiellement allouées aux besoins humanitaires. En 2023, la Banque nationale d’Ukraine s’attend à recevoir 42 milliards de dollars d’aide, ce qui devrait financer la majeure partie du déficit budgétaire, qui atteint actuellement 47 milliards de dollars. Dès avril 2022, le gouvernement a interdit les dépenses en capital : seules les dépenses courantes peuvent être effectuées avec des fonds budgétaires.

Mais alors d’où viennent ces dépenses qui suscitent l’indignation de la société ? L’Ukraine a achevé son processus de décentralisation il y a trois ans. Ainsi, les municipalités se sont vues confier le pouvoir de gestion qui appartenait auparavant aux autorités centrales, et les flux budgétaires ont été distribués en leur faveur. La plupart des impôts restent donc dans les budgets locaux, qui sont les principales sources de financement de l’entretien routier local, des écoles, des stades, etc.

Les étrangers qui viennent en Ukraine sont souvent surpris de constater que dans les villes de l’arrière-pays, « on ne sent pas la guerre ». Des bâtiments se construisent, les rues sont nettoyées, des arbres sont plantés. Les premiers mois après l’invasion de la Russie, ces actions publiques du quotidien ont permis de soutenir psychologiquement la population. Il était important de sentir que, même sous la menace de la mort, nous ne renoncions pas à notre dignité humaine et à notre mode de vie.

Cependant, certaines municipalités semblent trop désireuses de garder leur routine intacte. Par exemple, Oleksandr Kovalchuk, maire du village de Kivertsi, près de Lutsk, explique pourquoi il juge nécessaire de démolir le stade et d’en construire un nouveau. Il met en avant le bien-être des militaires, « pour qu’ils puissent revenir et voir que pendant qu’ils nous défendaient à l’Est, nous ne nous tournions pas les pouces à l’arrière du front ». Cependant, des journalistes d’investigation dans les médias locaux supposent qu’il pourrait s’agir de blanchiment de l’argent.

Des drones plutôt qu’une nouvelle rue pavée

Lorsque les Ukrainiens critiquent le gaspillage des ressources de la part des autorités, ils font surtout référence à l’achat de véhicules et de drones. L’armée en a toujours besoin, car des centaines de véhicules et de drones sont perdus sur la ligne de front chaque jour. Sviatoslav Litynskyy a calculé que le financement que le Parlement a prévu pour l’achèvement du Musée de l’Holodomor aurait permis d’acheter 10 000 drones kamikazes. Cependant, les autorités ukrainiennes démententcela, affirmant que l’argent est prélevé sur des fonds internationaux qui sont dédiés aux besoins civils et ne peuvent pas être alloués aux besoins militaires.

Selon le système ProZorro, utilisé pour les marchés publics, 25 millions de dollars ont été dépensés pour acquérir des drones pour l’armée. Les municipalités en sont les plus gros acheteurs. Le maire de Dnipro, Borys Filatov, affirmequ’en un an et demi, la ville a acheté 650 véhicules pour l’armée, « alors que d’autres administrations régionales se sont limitées à quatre voitures ». La mairie de la ville de Mukachevo en Transcarpatie déclare avoir fourni à l’armée une aide de 24 millions de dollars, bien qu’elle n’ait pas cessé de réparer les routes.

Les autorités locales laissent entendre que les choses ne sont pas toujours aussi simples que le souhaiteraient les Ukrainiens. Les procédures budgétaires se heurtent encore à des obstacles bureaucratiques et rediriger des fonds destinés à l’armée pour l’entretien des routes, par exemple, implique des inspections et éventuellement des poursuites pénales. La loi ne permet pas de transférer de l’argent du budget communal aux forces armées, mais seulement d’aider les unités militaires enregistrées dans la commune. Les municipalités qui financent le matériel militaire agissent au-delà de leurs obligations légales.

Le gouvernement pourrait changer cette situation en autorisant les municipalités à acheter ce dont l’armée a besoin, mais Kiev tarde à prendre cette décision. Au lieu de cela, le Président Volodymyr Zelensky critique publiquement les municipalités pour leurs dépenses inutiles : « La population doit avoir le sentiment que les ressources budgétaires sont utilisées de manière équitable et correcte. Les pavés, les décorations, les fontaines peuvent attendre — la victoire passe avant tout ». Réagissant à ces propos, le maire de Kiev, Vitali Klytchko, a suggéré que ce discours était une incitation délibérée de l’indignation public à propos des « pavés et des fontaines » parce que les autorités voulaient exercer une pression sur les budgets locaux et régionaux qui leur sont dédiés pour les faire transférer vers le budget central.

Les séries télévisées comme bouclier identitaire

« Je soutiens l’allocation rationnelle des ressources en temps de guerre et le fait de confier aux municipalités locales et régionales le pouvoir d’acheter le matériel dont l’armée a besoin avec les impôts qu’elles perçoivent, car la chose la plus précieuse est la victoire », déclare Iryna Podoliak, qui a travaillé pendant de nombreuses années au sein du conseil municipal de Lviv. Entre 2019 et 2020, Iryna était vice-ministre de la Culture de l’Ukraine, et s’est opposé à la limitation des dépenses consacrées aux institutions culturelles. Lorsque l’Etat a dû réduire ses dépenses, la culture, n’étant pas un bien de première nécessité, a été la première à être privée d’une partie de son financement.

« Je ne pense pas qu’il faille fermer les bibliothèques, licencier les gens des théâtres ou des sociétés philharmoniques, car ce sont aussi nos citoyens qui paient des impôts, soutiennent financièrement leurs familles et font des dons à l’armée », déclare Iryna. L’Ukraine, qui a subi l’influence colonisatrice de la Russie pendant des décennies, a aujourd’hui un besoin urgent de ressources pour protéger son identité, en particulier dans le domaine culturel.

Le 21 juillet, le ministre de la Culture et de la Politique de l’Information, Aleksander Tkachenko, a démissionné « en raison d’une vague de malentendus sur l’importance de la culture pendant la guerre ». Le 27 juillet, le Parlement l’a démis de ses fonctions.

« La culture est importante en temps de guerre parce qu’il s’agit d’une guerre non seulement pour des territoires, mais aussi pour le peuple. Le peuple représente notre mémoire collective, notre histoire, notre langue, notre créativité, notre patrimoine et notre passé pour le bien de l’avenir, malgré la guerre. Le budget destiné à la culture pendant la guerre n’est pas moins important que celui qui finance l’acquisition des drones, car la culture est le bouclier de notre identité », a écrit l’ancien directeur de la télévision nationale, M. Tkachenko. Sous sa direction, des chaînes de télévision, généreusement financées par l’Etat, ont vu le jour en Ukraine pendant la guerre. Parmi elles, on trouve des chaînes diffusant en dehors de l’Ukraine, y compris en russe.

Cependant, si nous examinons de plus près « le bouclier d’identité » pour lequel le ministère de la Culture alloue de l’argent, nous verrons, par exemple, 11 millions de dollars pour la série comique « La ville d’Ingulets ». Tout dans cette histoire a indigné les Ukrainiens : l’intrigue identique à la série télévisée russe « Scarabées », les personnages principaux, à savoir des hommes qui fuient la mobilisation, et même l’image du « prince » local, dans laquelle il est facile de reconnaitre l’odieux homme d’affaires et industriel, Aleksander Povorozniuk. Son producteur, Yuri Gorbunov, ancien collègue de Tkachenko et Zelensky à la chaîne de télévision 1+1, a tenté d’expliquer la nécessité d’une telle série. Il affirme qu’il est important d’écraser la concurrence des séries télévisées russes, qui intéressent toujours les Ukrainiens. Suite à ce scandale, les producteurs du film ont refusé d’utiliser l’argent de l’Etat et ont promis de trouver des fonds privés pour réaliser le film.

« Je pense qu’il faut soutenir l’industrie cinématographique, les documentaires, les enquêtes, la télévision et la radio publique, le cinéma, et acheter des livres. Mais pas financer des feuilletons télévisés avec des centaines de millions de budget », commente Iryna Podoliak.

C’est peut-être la première fois dans l’histoire que les Ukrainiens protestent contre le confort et le divertissement, rompant ainsi avec l’habitude postsoviétique du paternalisme. Un nouvel instinct puissant, qui les pousse à prendre les choses en main pour survivre, s’avère plus fort. Après tout, chaque famille ukrainienne compte au moins un proche au front. Même à l’arrière, les civils ne peuvent donc pas se permettre de vivre comme s’il n’y avait pas de guerre.

Otar Dovzhenko, président du Conseil indépendant des médias

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