Dès le mois de juin 2023, le Musée du Louvre a accueilli une exposition d’anciennes icônes issues de la collection du Musée Khanenko, situé à Kiev. C’est l’une des collections que l’Ukraine a réussi à évacuer lorsque la Russie a lancé son invasion à grande échelle en février 2022. Cependant, de nombreuses œuvres d’art et d’objets du patrimoine historique des musées ukrainiens ont été détruits ou pillés par les occupants russes. De nombreux bâtiments, dont l’architecture fait partie du patrimoine national, ont été détruits par les missiles et les obus russes. Le bilan des dégâts ne sera possible qu’après la fin de la guerre. Pour l’instant, la communauté culturelle ukrainienne reste menacée, mais les artistes ne cessent ni de se battre, ni de créer.
Une culture bombardée et pillée
Depuis le début de l’invasion à grande échelle, la Russie a détruit au moins 763 objets du patrimoine culturel en Ukraine. Plus de 1600 bibliothèques, musées, théâtres et autres espaces publics ont été détruits ou endommagés. Désormais, les monuments de la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO sont menacés. Par exemple, le centre historique d’Odessa fait partie de la liste du patrimoine mondial en péril depuis 2023.
« La situation s’est aggravée à la suite des attaques russes contre le centre historique d’Odessa, qui est sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO », explique Kateryna Chuyeva, ancienne ministre adjointe ukrainienne pour la Culture et l’Information, et conservatrice de musée. Avant son travail au sein du ministère, elle a été la directrice du Musée Khanenko. « Jusqu’à récemment, nous n’avions enregistré des destructions d’une pareille ampleur que dans le centre de Kharkiv et dans la région de Donetsk. »
Le 7 mai 2022, à la suite d’un bombardement russe, le Musée national Grigory Skovoroda, situé dans la région de Kharkiv, a été détruit. Seul le monument en hommage à l’illustre philosophe, œuvre du sculpteur Igor Yastrebov, a survécu. La bibliothèque pour la jeunesse de la ville de Tchernihiv, située dans la précieuse Maison Tarnovskyi datant du XIX siècle, a également été endommagée par les bombardements russes. À Koupiansk, dans la région de Kharkiv, un missile russe a visé le bâtiment du musée local, tuant la directrice du musée et sa collègue.
On ne sait rien de l’état des autres monuments et d’institutions culturelles sur le territoire occupé par les troupes russes. « Nous recevons des informations provenant de sources publiques et via des messages personnels des Ukrainiens qui se trouvent sur ces territoires », explique Kateryna Chuyeva. « Il est également difficile d’obtenir des informations sur les sites culturels qui sont minés ou ceux qui sont situés à proximité de la ligne de front ». Certaines collections des musées ont été pillées par les occupants russes. Par exemple, celle du Musée d’Histoire locale de la ville de Melitopol, dans la région de Zaporijjia, où se trouvaient de précieux objets d’or scythe. « Nous ne saurons pas exactement ce qui a été dérobé avant la libération », explique Kateryna Chuyeva.
Un pillage a également eu lieu à Kherson, ville occupée par l’armée russe et libérée en novembre 2022. Par exemple, le Musée de l’Histoire locale possédait une collection de plus de 180 000 objets. Au moins 30 000 d’entre eux ont été pillés par les Russes, mais ce bilan n’est pas complet. Le décompte des pertes continue.
Les employés du Musée de Tavrida, situé dans la région occupée de Crimée, ont participé au pillage du Musée d’Art de Kherson, lorsque la ville a également été occupée. Celui-ci a perdu environ 12 000 objets. Les employés du Musée d’Art de Kherson ont d’ailleurs reconnu un tableau volé sur une photo publiée par le Musée de Tavrida.
Le village d’Ivankiv, dans la région de Kiev, non loin de la zone de Tchernobyl, fut l’un des premiers à être occupé par les Russes en février 2022. Oksana Semenyk, critique d’art et autrice d’un blog Twitter sur l’art ukrainien, raconte comment le Musée d’Histoire locale a été détruit par les bombardements russes. Ce musée possède une collection unique d’œuvres de Maria Prymachenko, une brillante artiste du courant de « l’art naïf ». « Les employés du musée qui habitaient à proximité ont pu sauver 14 de ses tableaux. Cependant, de nombreuses œuvres de l’artiste ont été perdues, y compris ses premières et très précieuses broderies », explique Oksana.
Une communauté culturelle assassinée et torturée
Lorsque la Russie a fait sauter le barrage hydroélectrique de Kakhovka, le Musée Polina Raiko, en hommage à une autre artiste de l’art primitif a été inondé dans la ville d’Oleshki. « Son travail était d’une grande importance pour la communauté artistique de Kherson », commente Oksana Semenik. Il ne faut pas oublier de mentionner l’artiste Vyacheslav Mashnytskyi, fondateur du fond caritatif Polina Raiko, qui a disparu lors de l’invasion de Kherson par les Russes. Son sort est toujours inconnu. Les meurtres, les enlèvements et les tortures de personnalités culturelles ukrainiennes représentent également des pertes graves pour le patrimoine culturel ukrainien » déplore Oksana.
La mort de l’écrivaine Viktoria Amelina en est un célèbre exemple. Elle a été tuée par le missile russe « Iskander », qui a touché une pizzeria à Kramatorsk, faisant 12 morts.
Viktoria Amelina est celle qui a documenté la torture subie par l’écrivain pour la jeunesse Volodymyr Vakulenko, ainsi que son assassinat, par les occupants russes. Celui-ci vivait dans un village de la région de Kharkiv, occupé à l’époque. L’organisation PEN Ukraine a contribué à la publication de ses journaux intimes qu’il a écrit sous l’occupation. La directrice exécutive de PEN Ukraine, Tetyana Teren, déclare : « Ce journal a été enterré par le père de Volodymyr Vakulenko, sous un cerisier dans son jardin, lorsque son fils a été capturé par les Russes. Victoria Amelina a déterré le journal, l’a pris en photo et nous l’a remis ainsi qu’au Musée littéraire de Kharkiv. Il a fallu plus de six mois pour le déchiffrer, travailler le texte et se mettre d’accord sur les questions juridiques. En juin 2023, le livre a été publié, il contient le texte du journal, ainsi que la poésie de Volodymyr et les in memoriam écrits par d’autres écrivains ukrainiens. Ce livre est le testament de Viktoria Amelina. »
Viktoria, elle-même, a écrit un livre, « War and Justice Diary: Looking at Women Looking at War » (Journal de guerre et de justice : Regarder les femmes regarder la guerre), en anglais. Une grande partie du texte, que l’écrivaine a réussi à terminer avant sa mort, sera publiée en Grande-Bretagne en 2024. Ses amis veulent préserver la tradition du festival littéraire fondé par Viktoria, dans le village de New York, dans la région de Donetsk. Ce festival a eu lieu pour la première fois en 2021, la deuxième édition était prévue en 2022. Mais l’invasion russe y a fait obstacle à cause des combats à proximité de New York. « Viktoria a écrit avec beaucoup de douleur à propos des lieux détruits par les missiles russes, ces mêmes lieux qui accueillaient une véritable fête littéraire en 2021 », se souvient Tetiana Teren. En 2023, les événements du festival sont organisés en mémoire de Viktoria et se déroulent dans d’autres régions ukrainiennes.
Une culture à préserver et à restaurer
Un autre coup porté à la culture est celui de la destruction des espaces publics. Les musées, les bibliothèques, les cinémas sont des lieux où les gens communiquent et passent leur temps libre. Au début de l’invasion russe, ces locaux étaient souvent transformés en entrepôts pour l’aide humanitaire et en centres de secours, qui offraient un accès gratuit à l’électricité, Internet, à l’eau, etc.
Le Musée littéraire de Kharkiv qui se trouve au centre-ville a survécu aux bombardements russes et n’a pas cessé de fonctionner. La directrice du musée, Tetyana Pylypchuk, raconte qu’avant le 24 février 2022, craignant une invasion, l’équipe a installé des abris dans le sous-sol et a caché certains objets de la collection. Lorsque les forces russes ont commencé à bombarder Kharkiv, les employés du musée ont démonté l’exposition permanente. « J’ai demandé à mes collègues, qui ont des enfants, de rester chez eux et de ne pas quitter leur famille. D’autres collègues sont venus au musée tôt le matin » raconte Tatiana. « Une partie de l’équipe est restée dans l’abri — les collègues qui habitaient dans le quartier de Saltivka qui était quotidiennement bombardée par les Russes. » Tatiana vivait chez elle, dans son appartement au centre-ville. Chaque jour, elle venait travailler dans le musée pour vérifier l’état de la collection et pour apporter de la nourriture à ses collègues. Bientôt, le musée a commencé à collecter et à distribuer de l’aide humanitaire aux habitants de Kharkiv.
La majeure partie de la collection du Musée littéraire de Kharkiv a été transportée par trains, avec l’aide du gouvernement ukrainien, de fondations internationales, des bénévoles et sous la protection de l’armée. Désormais, les objets exposés sont conservés dans un lieu secret et protégé. Le Musée continue de jouer un rôle important dans la culture ukrainienne puisqu’en septembre 2023, l’équipe du Musée et l’écrivain célèbre Serhiy Zhadan ont organisé le festival « Cinquième Kharkiv ».
Les bibliothèques des territoires libérés et celles de la première ligne de front sont souvent touchées par les bombardements ou les pillages russes. Elles ont besoin d’aide. Depuis le printemps 2022, PEN Ukraine collecte des livres pour ces bibliothèques. « Notre organisation ne peut pas participer à la reconstruction des bâtiments, mais nous collectons des livres pour ces bibliothèques. Nous les achetons nous-mêmes ou les récupérons auprès de ceux qui souhaitent aider les bibliothèques locales. Au total, plus de 10 000 livres ont été collectés », raconte Tetiana Teren.
Lors de la foire du livre London Book Fair, la délégation de PEN Ukraine a rencontré l’organisation Book Aid International, qui fournit des livres aux pays qui souffrent de la guerre. Grâce à cette rencontre, les bibliothèques ukrainiennes recevront 25 000 livres en anglais. « Nous avons reçu des demandes de la part de 600 bibliothèques. Je ne pensais pas que la demande de livres en anglais serait si forte », déclare Tatiana.
L’aide des organisations internationales est d’une grande importance pour la préservation de la culture ukrainienne. Kateryna Chuyeva donne des exemples : formations sur la documentation des pertes du patrimoine culturel, organisations de résidences et autres formes de soutien aux employés des institutions culturelles, matériaux d’emballage nécessaires à l’évacuation des collections vers des régions plus calmes. « Malheureusement, on ne sait plus quelle région est plus calme », explique Kateryna. « Les attaques russes menacent toutes les régions ukrainiennes. »
Une culture qui n’abandonne pas le combat
Les artistes ukrainiens ne cessent pas de travailler. Le recueil de poèmes « Dasein : défense de la présence » de la critique littéraire et poète Yaryna Chornogouz en est un exemple frappant. Yaryna sert dans le 503e bataillon d’infanterie de marines. Elle fait partie des 5000 femmes qui défendent l’Ukraine au front. Au début, Yaryna était bénévole dans l’organisation paramédicale « Hospitalières ». Lorsque son partenaire qui servait dans l’armée est décédé, elle a décidé de rejoindre l’armée. L’année de l’invasion russe est sa troisième année de service militaire.
Yaryna a écrit des poèmes dans un cahier avec un stylo, puis les a retranscrits sur un ordinateur portable. « Mon carnet a brûlé avec toutes mes affaires pendant les combats dans le district de Volnovakha, dans la région de Donetsk », se souvient Yaryna. « Je n’ai pas réussi à récupérer tous mes textes. J’ai réalisé que les notes sur papier ne sont pas fiables : elles brûlent, elles se perdent, elles peuvent tomber entre les mains de n’importe qui. Maintenant, j’écris les choses importantes sur mon téléphone. Mes textes sont protégés avec un mot de passe et sont stockés dans le “cloud”.
Yaryna a écrit des poèmes au cours des premiers mois de l’invasion dans les tranchées. “Il est impossible de créer un poème dans de telles conditions, c’est pourquoi j’ai noté des mots ou des lignes de poésie sur mon smartphone. Je travaillais le texte pendant mes heures du repos”, explique Yaryna. Elle a lu les textes de son nouveau recueil à Kiev en juin 2023, lors du festival littéraire international Book Arsenal.
La préservation de la culture et l’émergence de nouvelles initiatives témoignent de la stabilité de l’environnement culturel ukrainien. Au XIXe siècle, il a survécu à l’interdiction d’écrire en ukrainien sous l’Empire russe et au XXe, à l’Holodomor, aux répressions et aux exécutions massives organisées par le régime de Staline. Depuis 2014, lorsque la Russie a annexé une partie du territoire ukrainien, et surtout depuis février 2022, lorsque l’armée russe est passée à l’offensive ouverte, les institutions culturelles et les artistes ukrainiens ont dû relever de nouveaux défis.
Les institutions internationales fournissent une assistance, mais elles ne peuvent pas protéger la culture ukrainienne des missiles russes, ni de la barbarie des occupants. L’aide militaire à l’Ukraine, des sanctions sévères contre la Russie et des procès internationaux contre les criminels de guerre russes restent toujours les meilleurs moyens de protéger la culture ukrainienne.
Iryna Slavinska, Producteur exécutif de Radio Kultura, journaliste