Lettre ouverte à François BAYROU, Premier ministre,
Monsieur le Premier ministre,
Je veux commencer par vous rendre hommage. Dans un moment où notre pays traverse une crise démocratique profonde, où la dissolution ratée de l’Assemblée nationale a laissé la France sans majorité claire, vous avez accepté une charge redoutable. Vous l’avez fait, dit-on, au nom de l’unité. Vous l’avez assumée comme un devoir de stabilité.
Vous avez revendiqué le consensus comme méthode. Vous avez parlé de « coresponsabilité » et de « vérité à dire », comme s’il s’agissait d’un service à rendre au peuple. Ce langage-là, je le respecte. Car la République a besoin de vérité. Elle a besoin de courage. Et elle a besoin de ceux qui sont prêts à tenir debout malgré le chaos.
Mais Monsieur le Premier ministre, la vérité n’est pas seulement un ton grave ou un calendrier avancé. Elle est ce que l’on ose regarder, ce que l’on choisit de dire — et ce que l’on choisit de taire. Et c’est pourquoi je vous écris aujourd’hui. Parce qu’après avoir écouté votre discours, après avoir entendu votre appel au redressement, je dois vous répondre avec la clarté qu’exige la loyauté civique.
Non, Monsieur le Premier ministre. Vous parlez de surendettement comme d’un gouffre, d’un piège, d’une faute collective. Mais l’Etat n’est pas un ménage, sa dette n’est pas un poison. Elle est l’empreinte de nos engagements communs, le souvenir d’une solidarité assumée dans les crises — pandémie, inflation, inondations. Elle n’est pas la trace d’un échec. Elle est la mémoire d’un effort partagé.
Non, la rigueur n’est pas une vérité. C’est un choix politique, habillé en nécessité. Vous dites : pas de hausse d’impôts. Pas de redistribution. Pas d’alternative. Seulement des économies. Seulement « des efforts ». Mais ceux qui entendent ces mots savent qu’ils devront payer deux fois : en fatigue physique et en silence politique.
Non, Monsieur le Premier ministre, la République ne peut se construire sur l’oubli de ceux qui la tiennent encore debout, sur leur culpabilisation. Vous appelez à l’effort, mais vous ne regardez pas l’épuisement. Dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les communes, les services publics craquent, les vocations s’effondrent, les lits ferment, les agents partent. Et vous parlez d’efficacité, de productivité, comme si le problème était l’organisation du système français. Ce n’est pas l’intendance qui flanche. C’est le sens.
Vous dites que la France « travaille trop peu ». Mais ce n’est pas cela, le cœur du malaise.
Ce pays ne travaille pas trop peu : il travaille trop souvent sans reconnaissance, sans vision, sans respiration. Ce que vous appelez "paresse" est souvent la trace d’une société sans horizon, qui demande du temps pour vivre et de la justice pour contribuer.
Non, Monsieur le Premier ministre, le progrès ne se mesure pas à la sueur supplémentaire. Il se mesure à la liberté gagnée. Et l’intelligence collective, si elle doit vraiment nous sauver, doit pouvoir dire : nous ne voulons pas seulement durer, nous voulons mieux vivre. C’est en cela que l’intelligence artificielle peut être facteur de progrès et non pour accroître la rentabilité.
Je suis fonctionnaire. Je ne suis ni un coût ni une charge. Je suis un engagement quotidien, souvent discret, toujours réel. Je ne vous écris pas pour demander plus. Je vous écris pour que vous regardiez ce que nous perdons à force de « tenir » : la confiance, l’envie, la capacité d’agir ensemble. Et je ne suis pas seul. Vous le savez. Un rapport vous l’a rappelé : « la pénurie engendre la pénurie ». Quand les postes restent vides, les équipes s’effondrent. Quand le sens disparaît, les agents s’en vont. Quand l’État recule, la République s’amaigrit.
Non, Monsieur le Premier ministre, nous ne voulons pas d’une République comptable. Nous voulons une République vivante.
Non pas une France contenue. Mais une France qui ose encore faire des choix collectifs, pas des arbitrages automatiques.
Et parce que j’ai foi en cette République-là, je me permets de vous dire non.
Non à l’austérité recouverte de gravité.
Non à l’absence de choix transformée en responsabilité morale.
Non à l’idée que le sérieux serait une manière élégante de désigner le renoncement.
Je vous respecte, Monsieur le Premier ministre. Mais je vous crois dans l’erreur.
Et en démocratie, la loyauté commence par le refus d’être complice.
Un agent public. Un citoyen. Ni résigné, ni désespéré. Juste indocile. Juste fidèle à la société qu’il sert.
