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Billet de blog 1 août 2024

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Les "polémiques" de La France Insoumise

Une discussion entre amis, à l'occasion d'un dîner. Quelqu'un prend un air indigné et me demande : "tu as vu la dernière déclaration de Mélenchon ? Comment peut-on dire ça !" J'ai vécu cette scène des dizaines de fois. Pourquoi les débats médiatiques tournent-ils autant autour de LFI ? Dans son livre "La Haine de la démocratie", Jacques Rancière nous apporte des éléments de réponse.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand j’écoute l’actualité à la radio, ou quand je discute avec mes proches, je suis souvent frappé par la place occupée par la France Insoumise et Jean-Luc Mélenchon. Il s’agit certes d’un parti important en France, mais j’ai parfois l’impression qu’il existe un décalage entre ses résultats électoraux et sa présence dans le débat médiatique.

La guerre menée actuellement par Israël dans la bande de Gaza en est un exemple éloquent. Les commentaires qu’en font les cadres de LFI sont le principal prisme à travers lequel elle est observée, par exemple la polémique « il a pas dit terroriste ! » d’octobre 2023. En un sens, c’est absurde. LFI n’est pas un acteur de ce conflit, et même la France comme entité diplomatique est une partie prenante tout à fait mineure. Il semble compliqué d’attribuer aux déclarations de Jean-Luc Mélenchon une importance plus grande qu’à celles des officiels israëliens, palestiniens, américains, libanais ou iraniens.

Au début de la guerre en Ukraine, un phénomène similaire s’était produit. Le débat médiatique tournait en partie autour de l’indignation à propos des déclarations de Mélenchon.
Quel était le sujet au moment des émeutes après la mort de Nahel, mineur tué intentionnellement par un policier en 2023 ? « Mélenchon n’a pas appelé au calme ! ». On a du mal à appréhender le caractère central de l’appel au calme d’une force d’opposition dans un tel contexte.

Dans mes discussions avec amis et famille, je ne compte plus le nombre de fois où on m’a prédit la mort rapide de la France Insoumise, due à telle déclaration scandaleuse qui, c’est sûr, allait durablement refroidir son électorat : « cette fois, ça ne passera pas !».

Comment expliquer ce phénomène ?

Du côté des centristes, on dira qu’être clivant est au cœur de la stratégie électorale de LFI, et c’est d’ailleurs pour ça que ce parti est dangereux, qu’il fracture notre pays, et qu’on doit le reléguer en dehors du fameux « arc républicain ».
Du côté des militants comme moi, on met parfois en avant l’intelligence du mouvement et de ses cadres, en un mot leur talent. La place qu’ils occupent dans les médias serait plutôt liée à leur supériorité stratégique, à leurs capacités de raisonnement.
Je pense que ces deux explications sont justes ; elles font partie des raisons permettant de comprendre pourquoi, en France, quand on parle de la guerre menée par Israël, on parle parfois d’abord de ce qu’en dit LFI – à rebours de toute logique.

Je viens de terminer La Haine de la démocratie, livre du philosophe Jacques Rancière, écrit peu après le référendum de 2005 pour le traité établissant une constitution pour l’Europe, et je crois comprendre qu’il existe des raisons plus structurelles pour expliquer la place de la France Insoumise dans le débat public.

Je vous résume ici sa thèse – ou en tout cas la compréhension que j’en ai. La gauche française était historiquement un mouvement prônant la rupture avec l’ordre capitaliste. À partir des années 80, elle s’est muée en défenseur de cet ordre. Face à l’affaiblissement puis à l’implosion de l’Union Soviétique, aux offensives néo-libérales de Reagan aux États-Unis et de Thatcher au Royaume-Uni, et à l’arrivée au pouvoir de la gauche en France, certains anticapitalistes d’hier ont changé de perspective. Quelques années auparavant, ils prêchaient pour le progrès vers l’horizon marxiste : la libération des peuples des oligarchies capitalistes. Désormais, il s’agissait du progrès vers l’horizon néo-libéral : libre-échange à l’international, et réformes de l’état à l’intérieur de nos frontières, pour réduire les dépenses publiques et affaiblir les systèmes de protection sociale. Ils troquaient finalement une nécessité historique pour une autre, et ralliaient le discours de toujours des élites économiques et de leurs représentants politiques, à la droite et au centre.

Dans ce grand renversement, il fallait tout de même établir une continuité. La critique du capitalisme a donc subsisté, mais sous une forme dépolitisée, sociétale : le problème n’était plus le pouvoir économique et politique des oligarques, mais les besoins sans cesse croissants des consommateurs, désignés comme « la société de consommation ». Ce n’est plus l’appétit vorace des capitalistes qui posait un problème, mais celui des citoyens.
Ce changement de focale est utile, car, dans un même mouvement, il permet d’accuser le peuple de vouloir trop d’objets pour son confort personnel, d’être individualiste… et d’avoir trop d’exigences de manière générale. D’être frivole, gâté, et principalement soucieux de son intérêt particulier, sans considération pour le bien commun, dans lequel se situe bien évidemment la nécessité historique néo-libérale.

Le peuple étant constitué d’individus excessifs et égoïstes, il devient logique de bien circonscrire sa souveraineté, afin de protéger la société de sa désagrégation. C’est cela que Jacques Rancière désigne comme « la haine de la démocratie ».
Un exemple de mon cru pour illustrer le propos du livre : la politique monétaire peut être retirée du champ politique national, et transférée à une institution européenne indépendante, la banque centrale européenne, qui ne rend de compte à personne. Ouf, on évite ainsi que les électeurs capricieux et leurs représentants démagogiques n’utilisent cet instrument pour atteindre leurs objectifs aberrants.
Autre illustration, que ne donne pas le livre puisque le traité de Lisbonne n’avait pas été ratifié au moment de sa rédaction : une majorité d’électeurs a voté contre le référendum de 2005 ? C’est parce qu’ils sont égoïstes et arriérés. Cela justifie de ne pas respecter le résultat des urnes et de ratifier le traité de Lisbonne en 2007, qui reprend les articles du traité du référendum.

Revenons à la question de la place de LFI dans le débat médiatique.
Depuis le ralliement du PS aux idées économiques de droite, LFI, à l’inverse des autres partis, revendique précisément cette opposition à l’horizon néo-libéral, soutient les mouvements sociaux, et exprime bruyamment son attachement à la souveraineté populaire. Il s’agit donc là d’une opposition terme à terme au consensus tel que Jacques Rancière le définit : horizon néo-libéral, critique des mouvements sociaux vus comme les défenseurs d’intérêts particuliers, et critique de la souveraineté populaire, notamment à travers le terme de « populisme ».

C’est en ce sens-là que LFI occupe une place centrale dans le débat médiatique. Il existe certes des nuances au sein du camp du consensus, mais ils occasionnent des débats techniques, peu intéressants, sans saveur. Pour continuer à intéresser les auditeurs et à exister, les champs médiatique et politique peuvent difficilement se suffire du commentaire de ces nuances ternes – en particulier dans le contexte d’un RN en recherche de respectabilité. Le vrai clivage en ce moment, c’est bien celui qui oppose LFI aux autres partis.

On pourra m’opposer que, dans certaines déclarations, EELV et le PS formulent des critiques claires de l’horizon néo-libéral. Mais lorsqu’on entend les cadres du PS ou d’EELV décrier les « populismes », appeler à « l’apaisement » et exprimer le « refus de la brutalisation du débat », il est difficile de ne pas faire le lien avec la méfiance vis-à-vis de la démocratie dont parle Jacques Rancière. Le PS et EELV semblent se voir comme des chiens de garde du débat public, de la manière dont on doit parler, et dont les problèmes doivent être posés. En filigrane, on entend dans leurs discours les risques d’excès qu’ils perçoivent dans la démocratie. Risques auxquels il convient d’être attentif, et de participer à contenir. En somme, on peut critiquer l’ordre capitaliste, mais seulement dans des termes jugés acceptables par celles et ceux qui le défendent.

Et que dire de leur admiration béate, religieuse de la construction européenne, malgré l’incroyable déni de démocratie de 2005, et des fondations profondément capitalistes de l’Union Européenne ? Si la souveraineté populaire et la remise en cause de l’ordre capitaliste étaient des enjeux majeurs pour eux, on voit mal comment ils pourraient avoir autant d’attachement à l’idée d'Europe.

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