Nous sommes en 2033. Cela fait désormais 6 ans que la gauche est au pouvoir, depuis l’élection de Clémentine Autain à la présidence de la République en 2027. Avec l’aggravation de la crise climatique, les temps ne sont pas roses, mais, après 20 ans de politique économique de l’offre, la relance par la demande et la justice sociale porte ses fruits. Les éditorialistes des plateaux de télévision avaient prédit que le retour à une sécurité sociale et une assurance chômage digne de ce nom, conjugués aux investissements dans les hôpitaux et les écoles, provoqueraient l’effondrement de l’économie française et la dégradation de la capacité de l’état à emprunter sur les marchés. C’est en réalité l’inverse qui s’est produit. Comme si, au fond, les financiers avaient compris qu’un retour de balancier était nécessaire pour préserver leurs intérêts.
Évidemment, ça ne s’est pas passé sans heurts : pendant plusieurs années, les capitalistes et leurs soutiens ont tenté de déstabiliser le gouvernement nouvellement constitué, en activant tous les moyens à leur disposition. Heureusement, la nouvelle équipe au pouvoir n’était pas tout à fait idiote : elle a tout de suite mis les bouchées doubles sur le renseignement, et est ainsi parvenue à déjouer les plans des groupes de policiers et de militaires illuminés qui refusaient l’alternance politique.
Pas folle, la nouvelle majorité a aussi su se rendre compte quand le rapport de force avec les milieux économiques lui était défavorable, et a mis de l’eau dans son vin aux bons moments, au prix de quelques compromissions.
Au total, en ce printemps 2033, les militant.es de gauche qui avaient fait campagne en 2027 sont presque étonné.es que les choses se soient aussi bien passées. En 2023, Mélenchon parlait d’abattre la citadelle. Déjouant les attentes, celle-ci s’est finalement plutôt bien prêtée au jeu de la démocratie. Les cadres du Parti Socialiste ne manquent pas de le souligner : vous voyez, ce n’était pas la peine de faire autant de bruit ! Pourquoi tant de radicalité ? C’est de bienveillance dont nous avons besoin pour atteindre nos objectifs politiques !
Et pourtant.
Le calendrier électoral a changé depuis les réformes institutionnelles de 2028, et les élections législatives approchent. Après plusieurs années dans l’opposition, les partis de droite ont eu le temps de s’organiser et d’affûter leurs argumentaires. Sur le fond de leurs idées, il n’y a pas eu de grand changement, mais ils ont gagné en vivacité d’esprit, et semblent moins déconnectés des réalités des Français.es.
Depuis la réforme des médias de 2030, la presse est un peu moins concentrée dans les mains des milliardaires, mais Bernard Arnault et Vincent Bolloré conservent un grand pouvoir d’influence. Sans surprise, ce pouvoir est largement mis au profit des personnalités politiques de droite, dont les magazines et chaînes de télévision chantent les louanges sans vergogne. Certains médias, moins nombreux, tentent de gagner les faveurs des nouveaux dirigeants, et ont réorienté leur ligne éditoriale, depuis la complaisance envers les personnalités de droite vers la complaisance envers les personnalités de gauche.
Du côté de la droite, on rabâche les mêmes rengaines. On glorifie les milliardaires, qu’on érige en héros de l’effort et du mérite – alors que, de notoriété publique, tous.tes sans exception ont hérité d’une fortune considérable. On s’enthousiasme pour les levées de fonds des start-ups et les dernières lubies du capitalisme, qui commencent à sentir le réchauffé : crypto-monnaies, blockchain, métaverse, NFTs, new space…
On promeut le succès individuel et l’autonomie. Il ne faut pas tout attendre de l’état, disent-ils : c’est à chacun de se prendre en charge, et de se donner les moyens de réussir.
Lorsque les agriculteurs sont mis en difficulté par un accord de libre-échange, on accuse les technocrates de Bruxelles de tous les maux ; mais dans les assemblées législatives, on vote comme un seul homme en faveur des traités honnis quelques jours plus tôt à la radio.
On pointe du doigt une ou plusieurs catégories de la population, de préférence des personnes en difficulté, ou celles qui les défendent. Et on prétend que leur mise au pilori est nécessaire pour que le pays aille mieux : les chômeurs, les immigrés, les musulmans, les syndicalistes, les militants écologistes ou des droits humains.
On s’inquiète des dépenses publiques trop élevées, on s’alarme du niveau de la dette et du déficit, alors même que la situation budgétaire s’est plutôt améliorée après les années Macron : les taxes sur les super profits, l’ajout de plusieurs tranches au barème de l’impôt sur le revenu, et la croissance économique ont fait bondir les recettes fiscales.
Pour porter ces discours, toujours les mêmes profils : les filles et fils à papa de Neuilly-sur-Seine et du XVIème arrondissement, flanqués de quelques cautions de province et des milieux populaires. À la tribune des universités d’été, les anciens élèves des établissements privés se succèdent. À qui le tour maintenant ? École Alsacienne ? Janson-de-Sailly ? Stanislas ? Le suspense est total. Dans les partis de gauche, les enfants de cadres sup' sont aussi très représentés, mais l’entre-soi y est un peu moins flagrant.
Dans les meetings des Républicains et du Rassemblement National, on guette la dernière recrue de l’extrême droite violente : qui cette fois-ci a troqué sa batte de base-ball et son poing américain contre un costume cravate ? Qui sera le digne successeur d’Alain Madelin, Patrick Devedjian, Gérard Longuet, Anne Méaux, Nathalie Loiseau et Philippe Vardon ?
Tout cela est cousu de fil blanc. Les militant.es de gauche s’en amusent.
Mais ils ne devraient pas. Car neuf mois avant le scrutin, les sondages sont plutôt bons pour les partis de droite. Malgré l’amélioration de la situation économique, malgré le peu de renouvellement de l’idéologie de ces partis, malgré la détérioration des conditions de vie en France de 2005 à 2027, le pouvoir d’attraction de la vulgate de droite et d’extrême-droite n’a pas diminué.
En mai 2027, à l’annonce des résultats de l’élection, les petites mains des mouvements de gauche, colleur.ses d’affiche, distributeur.rices de tracts, avaient pleuré de joie. Iels pensaient que la bataille culturelle des 20 dernières années avait payé, qu’iels étaient sortis du tunnel de la défaite.
Iels sont sur le point de se rendre compte que la lutte contre les prédateurs n’est jamais terminée.