Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Billet de blog 6 janvier 2021

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Benoit et la désobéissance institutionnalisée

Benoit, cadre du privé, s'emploie à désobéir à sa chef avec une constance qui appelle l'admiration. Derrière ce comportement individuel se cache un phénomène de désobéissance collective qui contamine le monde de l'entreprise et s'auto-entretient.

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Nous l’avons vu, Benoit a refusé d’obéir à sa manager Assia qui lui demandait de réaliser un travail, rompant ainsi le contrat qu’il avait lui-même signé quatre ans plus tôt en démarrant son CDI. Il y était stipulé noir sur blanc que Benoit s’engageait à renoncer à sa liberté d’action le temps de sa présence en entreprise, et promettait de faire acte de subordination, en échange d’une somme d’argent versée mensuellement. Un contrat que Benoit a signé en toute connaissance de cause, et qu’il est libre de rompre à tout moment. Et pourtant, Benoit a désobéi. Faut-il lire dans cette désobéissance un acte punitif envers Assia, destiné ouvertement à lui nuire et provoquer en elle un ressentiment ? Une forme de suicide professionnel, par lequel il mettrait en place les conditions d’un licenciement matériellement plus facile à gérer qu’une démission de sa part ? La conviction solidement ancrée que la demande d’Assia serait néfaste à l’entreprise et à la bonne marche du monde ? Que nenni : le comportement de Benoit et sa défiance envers l’autorité reposent sur un cercle vicieux de désobéissance normalisée dont Benoit est tout à la fois acteur, victime, et rouage.

Pourtant, tout avait bien commencé : dans ses premiers mois de CDI, Benoit répondait à la lettre à toute demande émanant de sa hiérarchie, remplissant ses objectifs avec un zèle évident. Mais très vite, il lui est apparu que cette stratégie ne lui apportait guère de bénéfices. A sa première demande d’augmentation, il s’est ainsi vu répondre par son manager qu’un employé ne pouvait se targuer d’avoir simplement rempli ses objectifs pour demander une revalorisation salariale ou une prime. Implacable. Benoit a donc profité de la même revalorisation salariale que Brandon, tire-au-flanc notoire, abonné des pauses clopes à rallonge, et stakhanoviste de l’improductivité : zéro. Pire encore : Benoit a vite réalisé que l’excès de subordination était mal vu de ses collègues, qui n’ont pas tardé à l’affubler de quelques noms d’oiseaux qui lui sont vite revenus aux oreilles : le petit chien de la direction, le bon petit soldat, le fayot. « Je n’aime pas Benoit, il fait tout ce que la direction lui demande », surprendra-t-il un jour dans la bouche de Stéphanie, l’assistante marketing, alors qu’il arrivait dans son dos sans qu’elle ne le voie. Dur à avaler.

Et puis un beau jour, Benoit a décidé qu’il désobéirait. Le déclic s’est produit dans une réunion faisant suite à un déjeuner un peu trop arrosé : dépourvu de son inhibition naturelle, Benoit a vertement contredit l’avis de son N+2 Philippe à propos du prévisionnel 2022. Stupeur dans l’assistance. Mais plus que la stupeur de ses collègues, Benoit a surtout remarqué le regard enjôleur de Kimberley, la stagiaire communication, que sa saillie ne laissait visiblement pas indifférente. Eh oui, être rebelle c’est glamour, c’est viril, c’est valorisant. On parle de petit fayot mais pas de petit révolutionnaire, de petit anarchiste. Désobéir, c’est se grandir un peu. Après tout, Benoit, bon chic bon genre, bon milieu, bonnes études, bon mariage, n’a pas eu si souvent que ça l’occasion de s’acheter un peu d’anarchisme à bas prix, il aurait bien tort de s’en priver, d’autant plus qu’il n’y a eu aucune conséquence néfaste pour lui. Louise Michel et Ravachol n’ont qu’à bien se tenir.

Dès lors, Benoit n’a eu de cesse de désobéir, c’est même d’ailleurs le premier réflexe qui lui vient à l’esprit sitôt que sa manager lui réclame un quelconque travail. La simple idée d’obéir semble lui réclamer un effort intellectuel tel qu’elle ne peut s’envisager qu’en dernier recours, après avoir soigneusement éliminé toutes les stratégies d’évitement possibles. Oh, Assia a bien tenté de le recadrer à l’une ou l’autre reprise, parfois même en le menaçant ouvertement, mais Benoit a suffisamment lu les numéros de psychologies empruntés à son épouse pour savoir reconnaitre les pervers narcissiques au travail, et il n’est guère dupe de la toxicité d’Assia : au moindre reproche, il criera au harcèlement, à l’autoritarisme, se fera porter malade, menacera d’un abandon de poste. Après tout, Brandon taxe déjà Assia régulièrement de harcèlement : deux harcèlements ça va, trois, bonjour les dégâts : Assia ne prendra pas le risque de passer pour une autocrate et de s’attirer les foudres de la direction, sensible à son image d’employeur-modèle. Décontraction, bienveillance, esprit d’équipe : les valeurs-clés de la société s’affichent dans tous les documents internes. Il y a même un baby-foot dans la cafétéria, c’est dire.

Parfois, quand Benoit rêve, il se prend à imaginer poser triomphalement sa lettre de démission sur le bureau d’Assia, dont il devine à l’avance la mine déconfite et stupéfaite, l’implorant de changer d’avis. Alors un beau jour, Benoit consulta sur les différents portails web des offres d’emplois, avec l’appréhension que les employeurs ne demandent, parmi les qualités requises, celles qu’il n’est plus à même de mettre en avant : la subordination, l’obéissance, le respect de l’autorité, l’appétence à effectuer des tâches et la propension à accomplir un travail. Mais en parcourant les offres, Benoit poussa un ouf de soulagement : rien de tout cela, mais seulement des termes de novlangue managériale à l’emporte-pièce rédigés dans un frenglish douteux : « le candidat devra être proactif, autonome, customer-centric, doté de capacité d’initiative et d’esprit critique ». Oui, Benoit se reconnait dans tout cela, sa capacité d’initiative et son esprit critique sont d’un niveau tel qu’il ne saurait s’abaisser à respecter une forme d’autorité ou de contrainte.

Restait à savoir quel motif Benoit pourrait avancer pour justifier de sa volonté de quitter son poste. Pour l’argent ? Pour changer d’air ? Pour s’assurer de meilleures perspectives d’évolution ? Non, Benoit ne se risquera pas à passer pour vénal, instable ou ambitieux, trop risqué. Il dira tout simplement qu’il est en désaccord avec la stratégie de son entreprise. Un petit mensonge certes, puisque personne ne lui a jamais demandé son avis sur les choix stratégiques de sa direction, desquels il ne connait d’ailleurs pas grand-chose, faute de s’y être un jour intéressé. Mais tout au moins est-il en désaccord avec la stratégie d’autorité de sa manager, ça revient au même. En tout cas, tel est le motif qu’il avance à chaque entretien d’embauche depuis lors, et personne n’a jamais rien trouvé à y redire, bien au contraire : ses différents interlocuteurs accueillent généralement cette explication avec un hmm d’approbation sans chercher à en savoir plus, heureusement d’ailleurs.

17h : une alerte sur son calendrier rappelle à Benoit qu’il a rendez-vous avec une candidate, qui pourrait devenir son assistante afin de le soulager sur ses tâches. Benoit ne cache pas son enthousiasme : il a déjà longuement discuté avec Natacha par téléphone sur ses motivations et son parcours, et elle lui apparait comme la candidate idéale, sportive, dynamique, souriante, ambitieuse. Une jeune qui en veut, et il imagine déjà les rires gras teintés de jalousie de ses collègues lorsqu’il leur montrera sa photo. C’est décidé, Benoit lui fera une offre d’embauche dès ce soir : autant ne pas perdre de temps, Natacha est en poste, avec trois mois de préavis. Elle veut démissionner car elle est en désaccord avec la stratégie de son entreprise.

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