Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Billet de blog 14 janvier 2021

Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Les cadres du privé sont-ils pour toujours à l'abri de l'oppression ?

Benoît, cadre du privé, se plaint beaucoup, mais coule des jours heureux dans son entreprise. Pourquoi la machine capitaliste ne le broie-t-elle pas ? Va-t-il un jour partager le sort de ses camarades ouvriers ?

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Benoit, cadre du privé, se la coule douce. Mais pourtant, me direz-vous, tous les salariés du privé n’ont pas la belle vie ! Les caristes dans les entrepôts subissent des cadences infernales ; les employés des centres d’appel sont encadrés au millimètre, et gare à eux s’ils osent protester.

Pourquoi certains subissent-ils la recherche permanente de l’efficacité et du profit, et d’autres non ? Pourquoi cette différence entre les cadres pépères d’un côté et les ouvriers, dont on mesure la productivité, qu’on essore, sous-traite, qu’on rend invisibles ?

On peut commencer par remarquer que, si le sort des ouvriers n’est pas enviable aujourd’hui, ce n'est pas là un phénomène nouveau. Que ce soit dans les mines ou à la chaîne dans l’industrie, les conditions de travail des moins qualifiés ont toujours été dures. On ne peut pas vraiment parler d’un âge d’or de l’ouvrier, qui n’aurait pas subi d’accident du travail, ni d’entrave à la liberté syndicale ou au droit de grève. Au fond, les ouvriers sont maintenus sous pression parce qu’ils l’ont toujours été. Une loi historique qui, une fois identifiée, doit bien sûr faire l’objet d’un combat.

Alors d’accord, mais où la frontière entre les dominants et les dominés s’arrête-t-elle ? Pourquoi par exemple ne sépare-t-elle pas les actionnaires de tous les autres, plutôt que les actionnaires et les cadres d’un côté, et les ouvriers et employés de l’autre ?

J’ai une mauvaise nouvelle pour les cadres franciliens : rien ne nous garantit que cette frontière reste là où elle se situe actuellement.

Aujourd’hui, nos cadres du privé sont très majoritairement propriétaires de leur logement. Certes, ils se sont endettés pour ça. Mais chaque mois, grâce à leur remboursement, ils accumulent du capital. Vingt ans plus tard, ils disposent d’une surface financière conséquente, qui leur permet de passer une retraite confortable, sans plus payer pour leur logement. Tout cela leur donne une certaine tranquillité d’esprit, et, au quotidien, participe d’une relative liberté dans le rapport avec leur employeur. Davantage en tout cas que s’ils n’avaient pas ce pouvoir économique.

Et si cette situation disparaissait ? Dans son ouvrage Le Capital au XXIème siècle, Thomas Piketty nous donne son avis sur la question. L’économiste commence son livre en citant Le Père Goriot, de Balzac et Orgueil et Préjugés, de Jane Austen. A travers ces livres, il met en avant l'importance des questions de capital pour les hommes et les femmes des sociétés française et britannique de la première moitié du XIXème siècle, et l'impossibilité d'y accéder à la propriété par les fruits du travail. Piketty cite en particulier le discours à Rastignac de Vautrin, au cours duquel Vautrin conseille, pour arriver à une bonne situation, de se marier à une femme de la bourgeoisie et d'assassiner son frère afin de toucher l'héritage familial.

Pourquoi Piketty nous parle-t-il de cette époque ? Parce que, selon lui, la tendance historique lourde que nous suivons est celle d'un retour à une société où 10% de la population détient la totalité du capital, comme à l'époque de Balzac. Et il convient pour lui de combattre cette tendance avec détermination. A l’inverse, l'existence d'une classe moyenne possédante dans les pays occidentaux aujourd’hui est le fruit de conditions historiques très spécifiques, et il ne faut pas la considérer comme acquise.

Dans la répartition du grand gâteau du capital et des revenus, les cadres ont aujourd’hui la certitude de bénéficier à leur retraite d’un logement dont ils sont propriétaires, et de revenus. Mais les bourgeois pourraient reprendre ce qu’ils se sont vus contraints de céder.

Si Benoît, cadre du privé, lisait Le manifeste du parti communiste, de Marx et Engels (1847), il aurait également des raisons de s’inquiéter pour le futur de ses enfants et leur sérénité au travail. Dans les passages qui suivent, une astuce : remplacez « grande industrie » par « GAFAM » ou « plateforme web détenue par des géants de l’informatique ».

« Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; d'une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d'employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes; d'autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. [...]
De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l'industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d'existence.
Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l'heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l'avenir. »

Si vous croyez à la révolution et au dépassement du capitalisme, alors c’est une bonne nouvelle : la prolétarisation des cadres nous rapprochera du paradis socialiste. Dans le cas contraire, je vous suggère de reprendre un peu de Prozac.

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