Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Billet de blog 19 mars 2021

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La googlisation du travail, ou la désorganisation à marche forcée

La mainmise Google sur nos vies quotidiennes atteint désormais le monde de l'entreprise, via sa suite d'outils de bureautique fonctionnant selon une logique propre et particulièrement déroutante pour les utilisateurs. Simples lacunes d'ergonomie, ou volonté de googlisation des esprits ?

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A 58 ans, Isabelle n’a pas spécialement la réputation d’être une femme frivole et futile, avec laquelle on irait prendre un café entre deux réunions pour partager les derniers potins. Non, Isabelle a construit sa carrière professionnelle et son parcours personnel autour d’une valeur cardinale : la rigueur. Sur son bureau, rien ne dépasse, tout est rangé, impeccable. Sur son ordinateur, idem : l’ensemble de ses documents de travail ont été rangés et classifiés dans un système de dossiers, sous-dossiers et répertoire parfaitement organisés, numérotés, qualifiés. Et lorsqu’on est directrice du contrôle de gestion de Transacteo, de la rigueur, il en faut : lorsque les commissaires aux comptes demandent en urgence un bon de commande de 2011 ou une facture de 2015, pas de place pour la spéléologie : il faut répondre immédiatement, sans tergiverser. Les commissaires aux comptes ne s’y sont pas trompés, pas plus que ses collègues : ils savent très bien qui solliciter lorsqu’il faut rechercher un document ou une information, et Isabelle ne se lasse pas d’être devenue femme-clé dans son entreprise. Oh bien sûr, elle n’ignore pas qu’un jour elle quittera Transacteo, de gré ou de force. Qu’à cela ne tienne, son système de répertoire est si bien organisé que son successeur potentiel retrouvera sans problème les informations utiles, pour peu de se donner la peine d’en comprendre la logique. C’est ça aussi la conscience professionnelle.

Aussi, lorsque la direction a annoncé que Transacteo abandonnerait les outils de bureautique traditionnels Microsoft pour passer sur la « suite Google », Isabelle a plutôt accueilli la nouvelle avec bienveillance. En bonne contrôleuse de gestion, elle n’a pas pu s’empêcher d’exhumer les factures adressées par Microsoft ces dernières années, et s’est réjouie de l’économie substantielle pour son entreprise. Mais l’enthousiasme sera de courte durée.

En effet, Isabelle va bien vite constater que « passer sur Google » ne signifie pas simplement changer d’outil de travail, mais purement et simplement d’opérer une révolution copernicienne dans son mode d’organisation, voire de pensée. Avec la suite Google, fini les outils (tableur, traitement de texte…) installés à demeure sur l’ordinateur, et accessibles via la barre des tâches. Désormais tous les documents sont accessibles dans un « cloud » et s’ouvrent en ligne dans une fenêtre de navigation internet. Lorsqu’on jongle souvent d’un outil à un autre, il y a de quoi être un peu décontenancé.

Mais il y a bien pire pour Isabelle : jusqu’à présent, au sein de Transacteo, les collaborateurs s’envoyaient des fichiers, en pièce jointe d’un E-mail, par messagerie, ou via le réseau partagé. Avec la suite Google, on n’échange plus de fichiers, on échange des liens. Cela signifie qu’un document n’existe plus qu’en un seul exemplaire, et charge à chacun de se débrouiller pour stocker ou sauvegarder ces liens comme il peut. Autant dire que le système de classification des documents soigneusement mis en place par Isabelle depuis 10 ans parait subitement hors de propos, voire obsolète.

D’ailleurs l’ergonomie même de la suite Google est conçue pour décourager purement et simplement la logique de classement par arborescence de dossiers/sous-dossiers. A moins de manipulations fastidieuses et chronophages, il est quasiment impossible de copier un document, le glisser d’un dossier à un autre, le dupliquer, le couper, le coller. « Mais comment fait-on pour retrouver une ancienne facture alors ? » s’est émue Isabelle auprès du directeur de Transacteo. « Facile, il suffit de chercher par mots-clés dans la barre de recherche Google », lui a-t-il répondu, implacable. Sceptique au départ, Isabelle a bien tenté de se plier à la nouvelle règle du jeu. Mais pas si simple : pour pouvoir chercher par mots-clés, encore faut-il être certain que le document recherché contient bien le mot-clé en question, ou pire encore, qu’il ne s’agisse pas d’un document scanné voire manuscrit. Des obstacles assurément significatifs, mais pas insurmontables, pensait Isabelle. Jusqu’à ce que le directeur lui fasse une demande inhabituelle, lui pourtant reconnu jusque-là pour sa rigueur légendaire au même titre qu’elle : « Dites, Isabelle, pourriez-vous me retrouver ce dossier de litige, là, avec un prestataire… vous savez… celui qui nous avait donné beaucoup de fil à retordre il y a 3 ou 4 ans… » Isabelle a bien tenté d’interroger la barre de recherche Google, avant de baisser les bras et d’avouer son incompétence. Eh oui, pour mettre de son côté toutes les chances de trouver, encore faut-il savoir ce que l’on cherche. Obstacle facile à surmonter lorsqu’on dispose d’une arborescence de dossiers dans lesquels on peut « fouiller ». Avec Google, rien de tout cela : une logique de travail étrangère à toute forme d’approximation, d’empirisme, d’itération. 

Ce midi à la cantine, Isabelle a fait part de son scepticisme quant à l’ergonomie de la suite Google, ce qui lui a valu quelques sourires condescendants de la part des millenials à la table, les yeux rivés sur leur smartphone. « Resistance au changement, refus du progrès », s’est-elle vu rétorquer par le DRH assis à ses côtés, avec un ton de reproches. Alors elle s’est tue, et l’après-midi s’est surprise à vouloir chercher sur le net des témoignages d’autres cadres réticents à la logique Google. Comment ? En lançant une recherche Google, évidemment. Il faut dire que le fameux moteur de recherche de Palo Alto, redoutable d’efficacité, a envahi nos quotidiens, s’est immiscé dans nos esprits, jusqu’à en modifier notre rapport au savoir et à la connaissance, jusqu’à voir l’organisation de notre quotidien et de notre travail en épouser les contours et la logique. L’adoption de la suite Google dans le monde du travail ne fait que renforcer cette dépendance des individus. Elle est gratuite ou presque, donc c’est nous le produit.

En rentrant chez elle le soir, épuisée et contrariée, Isabelle a voulu se changer les idées en relisant un de ses polars favoris. « Kimberley, tu pourras me chercher le crime de l’Orient express dans la bibliothèque ? « lance-t-elle à sa fille affalée dans le canapé. Ni d’une, ni deux, une alerte retentit sur le téléphone d’Isabelle : « Kimberley vous recommande le Crime de l’orient Express, 2,99€ sur Google Books ». 

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