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Billet de blog 8 décembre 2020

Tribune d'un collectif de travailleur.se.s de Manifesta 13

Face aux tentatives de récupération de leurs expériences et de leurs revendications dans la presse par Stefan Kalmár, l'un des commissaires de la 13ème édition de la biennale Manifesta, 37 travailleurs et travailleuses publient cette tribune pour faire entendre leur voix.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nous, membres de l'équipe de Manifesta 13, vivant et travaillant à Marseille, avons été engagé.e.s pour mettre en œuvre la biennale. Nous nous considérons comme un groupe très divers de professionnel.le.s français.es et internationaux.ales, ayant un lien fort avec la ville qui a accueilli l’événement. Nous sommes assistant.e.s, coordinateur.rice.s, producteur.rice.s, médiateur.rice.s et stagiaires de Manifesta 13. 

Nous sommes celles et ceux qui ont travaillé au plus près des partenaires locaux, des acteurs culturels, économiques ou politiques, qui ont noué quotidiennement des liens avec les habitant.e.s, les collaborateur.rice.s et les visiteur.euse.s de l’exposition.

Néanmoins, bien que directement en prise avec la réalisation du projet, nous estimons être trop souvent inaudibles et ignorés dans le débat public. Plus encore, nous estimons que les sujets qui appartiennent à notre réalité professionnelle ont fait l'objet d'une appropriation par l'équipe artistique de Manifesta 13, et principalement par la voix de Stefan Kalmár.

En s'appropriant ces sujets, nous identifions une stratégie de déviation du débat public loin des enjeux qui les concernent directement - à savoir l'accomplissement des intentions curatoriales revendiquées, réussi ou non, dans l'exposition Traits d’union.s - vers une critique générale de l'institution, dont iels s’excluent d’office, mais dont iels font indéniablement partie. 

Nous avons décidé de publier cette lettre afin de faire reconnaître nos voix et de répondre à certaines de leurs déclarations que nous jugeons illégitimes.

La raison principale de cette lettre ouverte est en effet le malaise que nous ressentons lorsque nous lisons leurs entretiens dans la presse spécialisée, qui ne concernent finalement jamais l’exposition Traits d’union.s et son impact sur la ville, mais se focalisent sur les difficultés qu’iels ont rencontrées. Il nous paraît en effet discutable que des curateur.rice.s hyper mobiles de la scène internationale, ayant reçu carte blanche, un honoraire plus que confortable et une équipe de plus de 40 personnes à leur service, s'absolvent de leur responsabilité en accusant de manière unilatérale l’institution et la municipalité les accueillant (ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas critiquer ces derniers, mais tout est question de postures d’énonciation).

Notre collaboration avec Stefan Kalmár, Katerina Chuchalina et Alya Sebti aura rendu plus que visible la dichotomie entre les bonnes intentions annoncées dans le discours curatorial et une mise en pratique demeurée impensée et jugée secondaire. De cette fracture a découlé un sentiment de malaise partagé par un grand nombre de membres de l’équipe. De nombreuses discussions internes ont également mis en évidence le caractère collectif des frustrations professionnelles accumulées. Constat qui révèle que le champ professionnel de l’art contemporain, par la mise en service des travailleur.euse.s autour d'un projet curatorial au contenu indiscutable et non-négociable, produit aussi (même s'il se veut à part) des postes de travail aliénants sous couvert de rhétorique progressiste.

En effet, si le discours curatorial, dans ses textes, lors des visites officielles ou dans la presse, fait la part belle aux initiatives locales et à la création de « nouvelles solidarités », notre expérience est tout autre, menant à croire qu’il s’agit davantage d’une stratégie de communication et d’autopromotion que d’une volonté réelle de faire bouger les lignes. Le Tiers Programme, par exemple, fruit du travail de l’équipe éducation et médiation, a été largement utilisé comme caution “ancrage local" par les curateur.rice.s sans qu’iels n’y aient joué aucun rôle. 

Plusieurs projets et initiatives locales à forte teneur politique ont été invité.e.s à prendre part à Traits d’union.s. Si l’implication d’acteur.rice.s extérieur.e.s au monde de l’art contemporain dans des expositions et des biennales n’est pas rare aujourd’hui, celle-ci est trop souvent réduite à un geste, tout juste symbolique, à une case cochée sur une liste d’intentions curatoriales. Malheureusement et malgré plusieurs projets menés intelligemment par les artistes en concertation avec les institutions accueillantes et les collaborateur.ice.s qu’iels s’étaient choisis, les vœux de l’équipe artistique sont trop souvent restés pieux. L’amplification des voix locales a rapidement tourné à la récupération de leur image. En effet, créer de nouvelles solidarités demande du temps et une implication personnelle forte, les intentions n’étant pas encore dotées d’une capacité d’autoréalisation. Or, il est très rapidement apparu que la responsabilité de créer ces solidarités, de “re-tourner” les musées de la ville et de rallier acteur.rice.s des milieux militants, associatifs et artistiques serait à la seule charge d’une équipe réduite censée adhérer et soutenir inconditionnellement le projet de curateur.rice.s absent.e.s. 

S’iels ont rencontré la plupart des partenaires locaux.ale.s au moins une fois , la discussion s’est bien souvent arrêtée là. Il était laissé au seul soin d’une équipe déjà débordée de consolider (voir le cas échéant de créer) la relation. Peu présente physiquement, l’équipe artistique a également brillé par son indisponibilité, retardant les décisions (lorsqu’elles étaient prises) et créant de fait un cadre de travail stressant au rythme effréné, sans considération pour les risques que celui-ci pouvait faire encourir aux travailleur.se.s. Alerté.e.s à ces sujets (les impacts des indécisions sur le calendrier de production avant et pendant la pandémie, sur la santé des membres de l’équipe, sur les relations avec les partenaires locaux institutionnels et non-institutionnels) par une partie de l’équipe au début de l’été 2020, la réponse des curateur.rice.s fut inexistante.

La question du racisme structurel n’échappe pas à la tentative d’appropriation de la part de Stefan Kalmár. Prenant la position de l’observateur extérieur, il invisibilise de nouveau l'équipe de travailleur.euse.s de Manifesta 13 directement en prise avec ces questions d’analyse institutionnelle, alors que les curateur.rices reproduisent elleux-même souvent les rapports de force et violences structurelles qu’iels dénoncent.

Alors que l’équipe a initié tout au long de l’année une réflexion collective sur la question du racisme structurel et de ses ramifications, il est inacceptable que des personnes qui n’ont prise qu’avec une si petite partie de la problématique, et qui n’ont à aucun moment cherché à prendre conscience de ces réalités quotidiennes au sein de Manifesta 13 Marseille, puissent avoir une quelconque légitimité à s’exprimer sur le sujet. 

Le temps n’est plus à l’accusation qui se lave de toutes fautes mais bien à l’introspection et à la vigilance quant à ses propres actes face à une réalité qui touche le monde de l’art dans son entièreté et à laquelle n’échappent ni les curateur.rice.s, ni les équipes, ni les institutions.

Plus généralement, il nous semble étonnant que les conclusions de la majorité des journalistes écrivant sur Manifesta 13 soient toujours exclusivement basées sur les déclarations des curateur.rice.s et de la direction. La presse demande rarement aux personnes qui réalisent la biennale quelle a été leur expérience. En ne prenant en compte que les discours des curateur.rice.s et des directeur.ice.s, iels reproduisent exactement ce qu'iels critiquent souvent : une institution diabolisée et pyramidale prétendant agir en solidarité pour la justice sociale.

Malgré toutes les limites de son concept général, Manifesta 13 a mis en place de nombreux projets que nous pensons pertinents et humainement gratifiants. Si l’équipe est restée, ce n’est pas seulement par soi-disant solidarité avec les artistes invité.e.s, mais également du fait de notre engagement envers nos collaborateur.rice.s locaux.ales, les un.e.s envers les autres, et grâce aux relations de confiance que nous avons créées avec toute une série de personnes à Marseille que nous remercions sincèrement.  

37 membres de l’équipe de Manifesta 13 Marseille

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