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Billet de blog 2 juillet 2012

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Matthieu Chatellier : Voir ce que peut le cinéma

S'ils sont éloignés en apparence, on est tenté de présenter Voir ce que devient l'ombre (2010) et Doux-Amer (2011) - sélectionnés simultanément lors de l'édition 2011 de Cinéma du Réel - comme des films-jumeaux. Faux, peut-être, mais jumeaux quand même...

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S'ils sont éloignés en apparence, on est tenté de présenter Voir ce que devient l'ombre (2010) et Doux-Amer (2011) - sélectionnés simultanément lors de l'édition 2011 de Cinéma du Réel - comme des films-jumeaux. Faux, peut-être, mais jumeaux quand même...

Le premier est une commande institutionnelle sur deux artistes méconnus du grand public, le second un autoportrait en malade. Dans le premier, Matthieu Chatellier filme les gestes minutieux de deux octogénaires, dans le second, c'est l'apprivoisement d'une maladie envahissante (la sienne) qu'il met en scène. Dans chacun de ces films, il s'agit de dompter la mort.

Car à la mauvaise fortune, Matthieu Chatellier oppose son bon coeur. S'en fout (presque) le diabète : il y a une compagne et deux fillettes à ses côtés et de meilleures raisons de vivre que de mourir. Film fait maison au sens le plus strict, c'est même de cela que Doux Amer tire son énergie positive. Le quotidien, les visites, les manèges et les saisons : some things never change, comme dit le poète. Et quand le "réel" ne suffit pas à absorber le trop plein d'anxiété, ce sont les récits de rêves et l'animation (irait-on jusqu'à parler d'animisme quand le cinéaste chemine au milieu des pins ?) qui prennent le relais. Matthieu Chatellier dessine et fait vivre ses visions nocturnes : sa vésicule exposée au Quai Branly, des médecins-bouchers, Fellini qui tente de convaincre Anita Ekberg de tourner à nouveau malgré l'âge et les rides...

Comme tout cela se déroule à Naples, la ville des miracles et des processions, sans doute la plus polythéiste de villes catholiques, Chatellier convoque çà et là quelques dieux-lares ou aïeux trop tôt disparus (son beau père déjà était diabétique et ses seringues sont adaptées aux aiguilles de Matthieu...). Telle la maladie intruse qui tente de s'immiscer dans la vie idéale du réalisateur, le mot d'atavisme vous vient à l'esprit. Mais non, Chatellier résiste. Il a pour lui l'insuline, ses trois femmes et sa caméra.

Dans Voir ce que devient l'ombre, un an plus tôt, il filmait durant plusieurs mois le quotidien ascétique et studieux de deux artistes qui viennent de traverser le plus barbare des siècles. Cécile Reims a perdu toute sa famille lors de l'extermination des Juifs de Lituanie. Fred Reims raconte son incrédulité de petit français faces aux rafles nazies qui emportèrent ses camarades de classe. Meurtris en profondeur, ces deux artistes rares se sont donc trouvés, peu après la guerre, pour ne plus se quitter, travaillant chaque jour à l'élaboration minutieuse d'une oeuvre de dessinateurs et graveurs hantés, lui fixeur de vertiges sur papier, elle graveuse, pour Bellmer, entre autres, mais aussi pour son propre compte.

Pour eux, l'heure de constituer un "fonds" a sonné : 5000 lettres (pour la seule lettre B : Bataille, Bellmer, Breton...), 60 ans de coups de ciseaux à cuivre, des archives et des manuscrits (Fred Deux est aussi écrivain). D'ailleurs, un monsieur est là, qui aimerait voir quelques photos. La prochaine fois, il viendra avec des cartons pour emporter tout ça. Matthieu Chatellier, lui, a son film pour carton. Ce qui l'intéresse, c'est le geste précis et inlassable de Cécile Reims, qui évoque les années de guerre en décalquant un dessin de Bellmer pour le multiplier. Alors il enregistre. Le geste et la parole. Il filme le résultat. Passé, présent, futur. Fred Deux, lui, attaque la matière qu'il vient d'étendre sur le papier et décrit ses nuits d'insomnie, la respiration de Cécile, atteinte de la tuberculose depuis l'enfance. Ces gens-là sont des passeurs discrets, des trompe-la-mort sans orgueil.

Trompe-la-mort ? Tiens, tiens... Film de commande ? Parfois le hasard fait bien les choses : Voir ce que devient l'ombre et Doux Amer s'éclairent ainsi l'un l'autre, faisant se rejoindre l'histoire intime d'un trentenaire de l'an 2000 et l'autre, la terrible, du Vingtième frais fini dans un commun combat pour la survivance. De quoi ? Comment ?

Cécile Reims se réjouit à la fin de Voir ce que devient l'ombre : "Je suis heureuse de ne pas avoir eu d'enfants. La vie est trop horrible." Pas d'enfants, heureuse... Alors qu'ils sont peut-être, ces enfants, le moteur-même de Doux Amer. Matthieu Chatellier réalise ainsi ce qu'on appellerait bien un dyptique contre la mort.  Dans une version sans enfants, puis une avec. Une oeuvre à deux faces, tournées dans des directions opposée à la recherche d'un même éventuel idéal, ou même un demi-idéal. Sinon un horizon possible, au moins un refuge. Dans l'art peut-être.

Pierre Crézé

Ci-dessus, une rencontre en vidéo et en trois parties avec Matthieu Chatellier.

Retrouvez Voir ce que devient l'ombre et Doux Amer sur www.universcine.com

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