Christophe Cognet raconte sa découverte simultanée des camps et du cinéma. "Après le film de Resnais, dit-il, rendez-vous était pris". Aujourd'hui, les images qu'il intègre à son film sont les fragiles traces laissées par les déportés sur du papier trouvé, échangé ou volé. Parce que j'étais peintre (au cinéma cette semaine) questionne en profondeur et le plus rigoureusement qui soit le statut de ces reliques à l'heure où les derniers témoins s'éteignent.
C'était à l'école. Pour punir la classe, on avait montré Nuit et Brouillard. L'histoire que raconte Christophe Cognet — cela le rassure —, Serge Daney ou Susan Sontag la rapportent avant lui. C'est celle d'un deuil impossible. "Ce fut la fin de quelque chose ; ce fut le début de larmes que je n'ai pas fini de verser" * écrit Sontag. C'est qu'on croyait savoir ce qu'est une image et puis non.
Un temps, son film, Parce que j'étais peintre aurait dû s'appeler La Beauté. C'est que cette catégorie que le XXè siècle s'est attaché à rendre secondaire en art est encore bien valable pour les déportés peintres et dessinateurs des années 40. Et bien au-delà, puisqu'il en est encore question dans les entretiens donnés par Zoran Mušič à Jean Clair plus de cinquante ans après : "Je n'ose pas le dire. Je ne devrais pas le dire, mais pour un peintre, c'était d'une beauté incroyable." **
Dans ces entretiens, Mušič parle encore à de nombreuses reprises de "montagnes de cadavres". Et cette métaphore a beau n'être que le degré zéro de la rhétorique, on se dit tout de même qu'il y a chez Mušič une stylisation permanente à l’œuvre. Une manière de voir au-delà de ce qui se soumet atrocement au regard. Une transcendance, enfin. La Beauté semble bientôt au spectateur de Parce que j'étais peintre le salut de ceux-là, déportés nombreux qui en prononcent encore le nom devant la caméra de Cognet. Une manière d'aveuglement.
Si on échappe à ce titre malheureux, c'est parce que le parcours du réalisateur part plutôt de la Beauté qu'il n'y mène. Aussi l'objet de Christophe Cognet, à mesure qu'avance le film, devient-il la Justesse. Et celle-ci l'obsession de chaque plan et de chaque mouvement de caméra, le souci premier des entretiens qu'il mène. Qu'est-il juste de représenter et comment le faire ? Le dessin pose à l'historiographe des problèmes que la photographie ou le cinéma règlent d'emblée. Ici la coprésence de celui qui figure et de ce qui est figuré est mise en doute à chaque nouveau "cas" : de quoi ces dessins sont ils la représentation si toutefois ils peuvent se prétendre tels, le dessinateur a-t-il vu ce qu'il dessine ? Quel est le statut de ces traits fragiles ? Sont-ils témoignages ou œuvres d'art ? Et ces documents sont-ils voués aux limbes de la documentation ?
" Durant "L'Ere des témoins", explique Christophe Cognet, ces dessins ont servi à illustrer le propos des déportés. Ils sont aujourd'hui, pour ceux qui peuvent prétendre à ce statut, des témoignages en soi." Et ces dessins devenus témoins, est-on tenté d'ajouter, c'est l'oubli qui gagne du terrain.
Pierre Crézé
* Susan Sontag, Sur la photographie, Christian Bourgois, Paris, 1993
** Jean Clair, La Barbarie Ordinaire (Mušič à Dachau), Gallimard, Paris, 2001