L'Université citoyenne reçoit François Burgat lors du second rendez-vous consacré aux révolutions arabes. Entretien.
Spécialiste du monde arabe contemporain et de l’islamisme, François Burgat a vécu plus de dix-huit ans au Maghreb, au Proche-Orient et dans la péninsule arabique. Il dirige l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Damas en Syrie. Depuis quelques mois, au vu de la situation dans ce pays, les personnels français ont été transférés à Beyrouth, au Liban. C'est donc depuis la capitale libanaise qu'il répond à nos questions, avant de venir participer à la prochaine conférence de l'Université citoyenne, le 19 mars au Forum: François Burgat nous donnera à réfléchir sur l'Islam, les pouvoirs et les sociétés arabes.
1) Pourquoi fait-on souvent une confusion entre islam et islamisme ?
Ce chevauchement d’une appellation qui désigne toute une communauté de religion et de culture par un mot qui a – au moins en Europe - une portée clairement stigmatisante rappelle que notre relation au monde musulman - qu'il se trouve « loin » de l'autre côté de la mer Méditerranée ou a fortiori au sein de notre société - a toujours eu quelque chose de passionnel. "Le musulman" c'est en fait, pour chacun de nous, l' « autre » par excellence, celui qui nous dit « qui nous sommes » (ou qui nous ne sommes pas), et sert ainsi de repoussoir dans le processus de construction de notre identité. De fait, sur l’arrière plan des « conquêtes arabes », puis des croisades, de la colonisation puis de la décolonisation, des vagues migratoires sud nord, de l’écho des conflits du Proche Orient, notre relation au monde musulman est passée du registre très unilatéral et assez peu anxiogène de la domination coloniale sans limite à quelque chose d'un peu moins inégalitaire, où l'"Autre" réclame désormais sa part de reconnaissance, politique mais également culturelle bien plus que strictement religieuse. Ce moment de notre histoire a logiquement quelque chose de très déstabilisant. C'est sans doute de cela avant tout que vient la tendance à criminaliser un peu trop systématiquement tout ceux qui s’expriment en faisant usage du vocabulaire de leur culture musulmane. Au lieu de désamorcer ces tensions et ces malentendus, la tentation est forte, pour les moins scrupuleux des hommes politiques, de les cultiver à des fins électoralistes.
2) Que pensez-vous de l'émergence des partis confessionnels dans les pays qui viennent de se libérer ?
Je suis un peu moins pessimiste que bon nombre d'autres observateurs. Il faudra juger ces partis sur leurs actes et non sur le seul fait qu’ils usent d’un lexique où la référence religieuse a une place que nous avions nous-mêmes au Nord, mais dans un contexte historique très différent, mis longtemps à minimiser.
3) Le siège de l'IFPO est situé à Damas. Comment cela se passe-t-il actuellement? Comment décririez-vous la situation ?
L'Ifpo a la chance d'être un institut implanté dans 5 pays : la Syrie mais également le Liban, la Jordanie, l'Irak et les Territoires palestiniens. Depuis le mois de juillet, les personnels français ont été transférés à Beyrouth où je les ai personnellement rejoint fin novembre. Ce n'est pas la première fois que les instituts français de recherche dans cette région du monde doivent migrer d’un pays à un autre. Nous espérons seulement que cet épisode conflictuel durera (beaucoup) moins longtemps que celui qui avait conduit les chercheurs à quitter le Liban en guerre.
4) Concernant la Syrie, faut-il parler de guerre civile, de révolution ou de conflit ethnico-confessionnel ?
Je pense que les trois qualifications se superposent. Un régime très autoritaire et, un peu comme dans l’Algérie des années 1990, décidé à employer tous les moyens pour se maintenir, a tout fait pour transformer en conflit ethno confessionnel une "révolution" qui était dans un premier temps pacifique et laïque. Il a malheureusement en partie au moins réussi. La répression sanglante des manifestations a nourri sans surprise un processus de contre radicalisation et de vendetta. Certains épisodes – tel l’assaut à l’arme lourde contre un quartier de Homs où s’étaient réfugiés des déserteurs ou des civils en armes constitués en « armée libre » – relèvent bien désormais du registre de la guerre civile. Cette guerre civile a quelque fois des tonalités confessionnelles, les Alaouites dont est issu le président étant plus étroitement que les autres communautés religieuses associés au régime et à la répression qu’il conduit. Cette confrontation est ensuite envenimée par des acteurs régionaux (Iran ou Turquie) et internationaux (Russie, Chine, France, Etats Unis, Qatar, Arabie saoudite etc…) dont les lectures de la crise et des possibilités d’en sortir sont diamétralement opposées. La lecture intérieure de la crise met en scène, sur toile de fond de printemps arabe, la répression sanglante conduite par un régime d’une particulière brutalité. Mais cette lecture est opacifiée par la lecture régionale qui met quant à elle en scène un attaque portée par les puissances occidentales et leurs alliés arabes habituels, pas particulièrement portés sur la démocratie, contre l’un des derniers membres du « front du refus » à l’ordre israélo américain dans la région. La légitimité, au demeurant indiscutable à mes yeux, de la révolte populaire est ainsi en partie masquée par cette irruption d’acteurs hautement illégitimes dans la région. Cette complexité de la situation dans sa double configuration interne et régionale qui interdit de faire aujourd’hui un pronostic surtout optimiste à court terme. Une seule chose est sûre : les Syriens des deux camps paient chaque jour un prix de plus en plus élevé à la violence et à la dégradation économique et humanitaire dans lesquelles leur pays s’enfonce.
FB Beyrouth
Propos recueillis par Laëtitia Soula
Photo: DR
Islam, pouvoirs et sociétés arabes: lundi 19 mars, à 18h30, au Forum. Entrée libre.