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Billet de blog 16 mai 2008

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lois mémorielles, identité nationale et interprétation du passé

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Histoire officielle, lois mémorielles et interprétation du passé
Tous ceux qui, députés, enseignants, simples citoyens s’intéressent de près ou de loin à l’histoire de notre pays savent ou devraient savoir que nous vivons sur une interprétation du passé, un récit élaboré au long du 19ème siècle, puis officialisé et vulgarisé sous la 3ème République via l’école publique par des centaines de milliers de manuels – à partir du récit du Petit Lavisse.


Ni la 3ème, ni la 4ème République n’eurent à débattre de lois mémorielles ni à cautionner telle ou telle interprétation du passé. Mais c’est parce que le récit transmis par ces manuels était l’objet d’un consensus et que la discipline historique de l’époque, au sommet de laquelle se retrouvaient les maîtres de l’école dite « méthodique », reposait sur l’idée qu’à condition de dépouiller méthodiquement les documents écrits et archives du passé, il n’y avait qu’ « une seule » histoire possible de la nation.


Ce récit , à partir d’une Gaule mythique postulée comme « origine « de la France, annexait à « l’histoire de France » Mérovingiens et Carolingiens francs et encensait au passage Charles Martel comme défenseur de « la France chrétienne « contre l’invasion arabe . Il célébrait les Capétiens comme rassembleurs de terres prédestinées (par le mythe de la Gaule ) à devenir « françaises ». Mais les Capétiens devaient mal finir, et la Révolution installait enfin la France comme missionnaire de l'universel, la République en concrétisant à jamais l’Avènement.
Tel était, tel est encore, même si très grossièrement schématisé, la trame du récit de « l’histoire de France des origines à nos jours ».


Or aujourd’hui l’histoire en tant que recherche, exploration du passé a pris ses distances avec l’école méthodique et son positivisme scientiste. Aucun récit historique ne rendra jamais compte de la totalité du passé. Le passé présente de multiples facettes selon les questions qui lui sont posées, et ces questions dépendent de l’outillage intellectuel mais aussi des présupposés idéologiques de l’historien.
Tout récit présente des lacunes, des occultations. Cependant dans le récit « histoire de France », organisé autour d’une France préexistante dans la Gaule et dans l’imaginaire d’une pseudo continuité de pouvoirs d’État, les occultations et les trous de mémoire sont structurels, constitutifs du récit. Les morceaux de territoires, les entités successivement annexées à un ensemble, (qui n’a pris nom de « royaume de France » qu’au 13ème siècle), n'existent qu’en devenant « français ». La multiplicité des langues, des cultures antérieures aux annexions est donc ignorée, est hors « histoire », qu’il s’agisse des terres occitanes, de la Bretagne, de l’Alsace, des Antilles et de leur population d’esclaves, de la Corse, des communautés juives…Ce NON DROIT AU PASSE et à l’identité originelle (non « française ») s’appliquera aussi, dans l’école de la République, aux nouveaux colonisés du Maghreb, de l’Afrique, de l’Indochine. Ainsi qu’aux flux d’immigrés successivement ou simultanément installés, belges, italiens, polonais, juifs des shtetls , et aujourd’hui post coloniaux et planétaires.


De surcroît ce récit, qui célèbre la « nation » en l’identifiant à l’État (royal puis républicain) et à sa Raison, présente une autre série d’occultations : celles qui concernent les exactions de l'État, celles qui contreviennent aux « droits de l’homme » dont la France est présentée comme l’inventeur.
Autrement dit : l’histoire de France, qui continue de faire implicitement référence comme constitutive de l’identité nationale, (même si elle est désormais plus ou moins ignorée par de nombreux Français), est comme un gruyère dont les Français dans leurs multiples origines sont les trous. Et les exactions commises par l’État sont occultées jusqu’à ce qu’un événement politique ou médiatique en devienne le révélateur : rôle de Vichy dans la déportation des juifs, méthodes de l’armée pendant la guerre d’Algérie, mais aussi colonisation, traite de noirs et esclavage …
En résumé :


-Depuis la 3ème République et l’école obligatoire, une histoire de France officieuse sinon officielle a modelé la vision française du passé. Il n’était pas question dans les programmes et les manuels d’en présenter une autre, sauf à débattre des mérites et défauts respectifs de Danton et Robespierre (mais sans jamais s’interroger sur le tabou de la Vendée ou celui de la « juste » Grande Guerre), ni sur l’existence de "la France " au temps de Clovis ou de Charles Martel ou même d'Hugues Capet.
-Depuis les années 1980-1990, sous l’emprise de différents facteurs, les trous de mémoire de l’histoire transmise par l’école ont progressivement été exhumés. Les initiatives des lois mémorielles doivent être replacées dans ce contexte, de même que, depuis 2005, la « guerre des mémoires ».
Ne s’agirait-il pas désormais, plutôt que de s’épuiser en vaines querelles parlementaires, de prendre acte des anachronismes et des lacunes d’une historiographie construite au 19ème siècle qui ne peut plus apporter de clefs du passé aux Français d’aujourd’hui ? Et le temps ne serait –il advenu d’inviter solennellement les historiens à un grand remue-méninges sur la déconstruction-reconstruction du passé, débat qui gagnerait à ne pas être exclusivement franco-français ?

Suzanne Citron, auteure de Le Mythe national, l'histoire de France revisitée, Éditions de l'Arelier, 2008.

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