Vagabondeuse 5

Abonné·e de Mediapart

4 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 juin 2022

Vagabondeuse 5

Abonné·e de Mediapart

Le Juge des Enfants qui murmurait à l'oreille des bébés

A travers ce titre un brin provocateur, je tente de saisir le sens qu'implique la construction mythique autour de ce professionnel de la protection de l'enfance qu'est Mr Edouard Durand, Juge des Enfants et co-responsable à la commission la Ciivise

Vagabondeuse 5

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A travers ce titre un brin provocateur, je tente de saisir le sens qu'implique la construction mythique autour de ce professionnel de la protection de l'enfance, qu'est Mr Edouard Durand, Juge des des Enfants, dont la compétence et l'engagement sont reconnus. Quid de cette co-construction d'un mythe médiatique et quels en  sont les architectes. Les médias assurément, le public avide de figures charismatiques et l'intéressé lui-même. Quels pourraient-être les bénéfices secondaires de cette médiatisation pour le secteur de la protection de l'enfance ?

L'histoire a toujours été jalonnée de figures emblématiques de Juges des Enfants ( essentiellement des hommes) ce depuis que la fonction existe, y compris dès ses balbutiements. Tous ont incarner leur rôle, utilisés leur fonction pour développer et améliorer la protection de l'enfance. Le terme amélioration s'entend au regard du prisme de la société, des concepts éducatifs du moment.

Je croise Edouard Durand à l'ENPJJ (Ecole Nationale de la Protection Judiciaire de la Jeunesse) à Roubaix en Octobre 2015, lors d'un hommage rendu à un autre magistrat, Alain Bruel, décédé. Je note dans cette assemblée composée, majoritairement de magistrat.es. l'austérité qui se dégage de sa personne. Toutefois, le discours clair qu'il prononce retient mon attention, plus que son apparence. Puis, au fur et à mesure des interventions d'Edouard Durand dans l'espace public, j'essaie de comprendre l'emballement médiatique à l'oeuvre. J'écoute son témoignage dans une émission de radio sur France Inter, Une journée Particulière le 21-03-21. Je regarde le documentaire : Bouche Cousue, une audience filmée  au tribunal pour Enfants de Bobigny. Je lis son livre /interview Défendre les Enfants. A propos de ce dernier, beaucoup de questionnements surgissent et mériteraient de s'y arrêter à un autre moment.

Dans le documentaire, l'on observe que ce magistrat a engagé un gros travail d'élaboration, de réflexion, construit sur l'expérience et surtout une observation très fine des enfants en souffrance. Incontestablement, il s'est formé auprès de spécialistes de l'enfance pour décoder les symptômes, comprendre les attitudes des enfants, les traduire, aussi bien l'infra-verbal, les silences, les non-dit au bord des lèvres,  le langage gestuel, les conflits de loyauté qui les agitent. A la compréhension de ce langage aussi singulier des enfants, notamment des petits, vient s'adosser une connaissance réelle des théories de l'attachement, puisée dans les travaux de John Bowlby. J'observe une référence aux travaux du Dr Maurice Berger, pédopsychiatre. L'acquisition de ces notions sont indispensables pour comprendre les besoins fondamentaux d'un enfants, sa construction dans un lien affectif durable et protecteur.

Sa connaissance des éléments de l'histoire de l'enfant et de ses parents, transmise dans les divers rapports médico-sociaux, est claire. Ses échanges tant avec les enfants, même les bébés sont adaptés et viennent étayer ses décisions.

Pour autant, cela fait-il de ce magistrat une exception dans l'exercice de sa fonction ? Oserais-je dire que j'ai rencontré, dans le cadre de mon métier d'éducatrice spécialisée, des Juges des Enfants avec une approche aussi fine, attentive, protectrice, parlant aux très jeunes enfants et leur faisant part de leurs décisions. Tout aussi capables d'appliquer des mesures répressives lorsque cela s'avérait nécessaire avec des adolescents ou d'entendre leur détresse, leur mal être. Des magistrats qui n'ont eu de cesse de se former tout au long de leur carrière.

A contrario, j'ai croisé quelques Juges des Enfants similaires à ceux décrits par Dominique Simonnot ( journaliste et Contrôleuse des lieux de privation de liberté) qu'elle dépeint dans les audiences des Comparutions Immédiates. A savoir des magistrats pétris de préjugés, irrespectueux, sans nuances ni compréhension des parcours chaotiques des personnes reçues dans leurs cabinets en audience.

Chaque fois que j'évoque auprès de mes collègues le malaise que la figure "mythique" de Mr E.Durand me renvoie, j'assiste  à la même scène: la personne module l'intonation de sa voix, comme si nous entrions dans un lieu sacré et et rétorque "non, impossible de formuler une critique; il est trop bien ce Juge des Enfants". Je tente en vain d'expliquer que ce n'est pas sa compétence que je questionne mais bien ce mythe quasi Christique qu'il participe à construire. Force est de constater que l'aura de ce magistrat le rend, en quelque sorte, intouchable, incritiquable.

A une période où la question de la laïcité agite la société, je m'interroge quand j'entends dans l'émission de radio, ce juge confier que la protection de l'enfance c'est une passion, ma joie et ma souffrance tout en se référant au cours de l'entretien à sa foi en Jésus. Idem quand il accepte d'être surnommé l'ange gardien des petits. Certes, cet homme se destinait un temps à la prêtrise. Il en reste imprégné. Pour autant, son obédience chrétienne ne devrait-elle pas restée dans le domaine de la sphère privée? Ne risque-t-elle pas d'imprégner sa perception de la famille, des rôles parentaux, de ce qu'il appelle sa  mission de protection des enfants, des mères?

L'intensité de ces interventions dans les médias lui érige, certainement à son insu, une image de sauveur des enfants des griffes des prédateurs sexuels, des pères violents. Son engagement à la commission de la Ciivise ( avec d'autres intervenants) renforce cette image de bienveillance, d'écoute attentive de ces adultes qui enfants furent victimes d'inceste, d'actes de pédocriminels. Je reste un peu dubitative quant aux modalités de recueil collectif de la parole de ces personnes. Je présume qu'elles ressentent un effet cathartique dans l'instant. Ne peut-on dans un second temps, redouter les effets rebonds de cette parole, sans soutien de professionnels aguerris dans le soin psychologique ?

J'ai entendu Mr Durand affirmer que désormais l'on croirait la parole de l'enfant. Comment comprendre cette affirmation qui fait écho à des collectifs, des mouvements associatifs, voire des militant.es. Il me semble que les acteurs chargés de la protection de l'enfance se doivent d'investiguer, avec les professionnels compétents, afin de faire advenir la parole de l'enfant. Le procès d'Outreau très présent dans les mémoires avec son cortège de traumatismes, tant pour les enfants que pour les adultes, ne devrait -il pas nous inciter à la prudence ?

Dans le sillage de cette médiatisation, il est probable que l'on puisse apporter des modifications à certaines lois , notamment sur l'exercice de l'autorité parentale dans les situations de très grande violence d'un.e. parent. En ce qui concerne, la prise en charge des enfants, je reste perplexe au regard de l'état du secteur social. La protection de l'enfance ne se résume pas aux décisions des Juges des Enfants. Mr Durand le sait bien lui qui a signé le 5-11-2018 une tribune dans le journal le monde avec 14 autres magistrats : Notre alerte est un appel au secours. Cette tribune alertait sur la forte dégradation des dispositifs de protection de l'enfance. 

La protection de l'enfance ne peut s'exercer qu'avec les CMP, les CMPP pour les soins psychologiques,; les services de l'ASE, les foyers, les maisons d'enfants , les services d'AEMO ou d'investigation, les associations agrées etc... Or, ces établissements ne peuvent fonctionner qu'avec des éducateurs, des travailleurs sociaux et la pénurie actuelle est prégnante,inexorablement  constante. Il manque aussi des pédopsychiatres dans les services,  tant pour les diagnostics que pour éclairer et soutenir les professionnels. Idem pour les familles d'accueil pas assez nombreuses. Je n'ose évoquer les services de pédopsychiatrie.

Cette déshérence rend les conditions de travail épuisantes et malmène les personnels en place souvent en souffrance. Je rappelle que la presse a signalé les suicides d'éducateurs et d'une magistrate. ( A ce propos, je recommande l'écoute de 2 témoignages de magistrates diffusés (en podcast) sur France Culture,  dans l'émission :Les Pieds sur Terre du 10-02-2022 Les Juges démissionnent).

Les conditions de travail alliées aux rétributions insuffisantes des travailleurs sociaux, tout comme le personnel infirmier, les incitent à travailler en intérim, ce qui ne correspond absolument pas aux besoins fondamentaux de ces enfants placés, fragilisés par leur histoire.

En égrenant cet état des lieux, j'essaie de mettre en exergue qu'aucune personnalité toute charismatique qu'elle soit, ne peut masquer l'obligation de moyens que nous avons d'assurer la protection de l'enfance. Les déclarations, les engagements publiques doivent impérieusement et urgemment être suivies d'actes sauf à prendre le risque de faire perdurer la souffrance des enfants, aggraver des situations fragiles, voire d'aboutir à des drames. Je ne suis pas sûre d'être qualifiée pour exprimer que cette question  de la protection de l'enfance me semble être éminemment politique.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.