La période de confinement a mis en exergue l'extrême fragilité des vieux. Vieille, je le suis et le revendique, quoi que toute récente septuagénaire. Fragile et vulnérable peut-être. Quoi que certains renâclent à mettre leurs pas dans les miens... Ayant passé une décennie à prendre en charge un proche, (H 24) atteint de la maladie d'Alzheimer et d'autres pathologies lourdes, pas un jour ne s'est écoulé où je ne fus gratifiée de plusieurs mises en garde, de bien faire attention à moi car j'étais dans le pourcentage (30%) susceptible de mourir prématurément. Menaces de mort imminente, proférées quotidiennement comme des mantras dont la finalité nébuleuse ne pouvait qu'alourdir, si ce n'est plomber ma charge mentale, déjà bien lestée. C'était écrit dans les textes sacrés des médias, entendu sur les ondes ou vu dans la lucarne télévisuelle. Les professionnelles de santé relayaient benoitement ce risque inconsidéré que je prenais à "jouer avec la camarde" à l'insu de mon plein gré. Excusez moi du peu, d'avoir survécu à la puissance prédictive collective. Je suis pourvue d'un solide sens de l'humour. J'ai cultivé de belles colères en mon for intérieur qui m'ont tenues debout. J'ai eu la chance fabuleuse que la maladie d'Alzheimer ait considérablement adouci le caractère de ce proche. Cela m'a permis de dédramatiser et de faire preuve de créativité pour maintenir un lien de qualité.
Mon propos n'est pas d 'évoquer la problématique liée à la dépendance ,quand bien même j'aurai un témoignage conséquent à transmettre sur les modalités de prise en charge, tant à domicile qu'en EHPAD. Avec la pandémie de Covid, j'ai vu revenir le cortège de mises en garde, le matraquage des rappels à ne pas s'exposer au virus, le tout assaisonné du chiffre journalier des morts dont une majorité de vieux. Quid d'une action de prévention dont le procédé s'apparente à une forme de harcèlement propice à maintenir une pression anxiogène, voire à déclencher chez certains soit un état de panique, soit une sous estimation du danger. En France, il est clair que la prévention s'incarne dans une pédagogie de la peur. Les campagnes contre le tabagisme ou la prévention routière en sont des exemples flagrants.
Dans notre société qu'elle place occupe les vieux. J'utilise à dessein ce terme, refusant d'y substituer tous les euphémismes qui fleurent bon une respectabilité de façade. La pandémie a fusionné toutes les appellations usuelles, personnes âgées, les anciens, les aînés, les séniors en un terme générique de vieux fragiles, dépendants, incapables de prendre des décisions cohérentes pour préserver leur santé et celle des autres, de penser par eux-mêmes, lestés de pathologies morbides. Classement allant de 65 à + de 100 ans, tous devenus des sujets à risque, à protéger, à surprotéger, à surconfiner.
Je n'ose rappeler la gestion politique de la pandémie envers les résidents des EHPAD ni " le Manifeste des vieilles et vieux réfractaires" très révélateurs de ce vécu durant cette période.
Les vieux me semblent assignés à une place très fluctuante, au gré d'une sorte de mouvement pendulaire, oscillant du respect face à leur fragilité, aux vieux encombrant l'espace public. Que les vieux soient engagés dans la vie associative, s'occupent des petits-enfants, c'est indéniable. Mais ne pourraient-ils pas s'organiser pour ne pas envahir les transports en commun à l'heure ou les sacro-saints travailleurs les utilisent; éviter de faire leurs courses le soir, ne pas sortir avec leur voiture durant les périodes de grève. Ils pourraient avoir la décence de ne pas encombrer l'espace, voire même faire preuve d'invisibilité. Bref, vivre à la marge et mourir sans bruit pour ne pas déranger, à l'instar du Pauvre Martin Pauvre Misère, chanté par G.Brassens.
Le 21 janvier 2020, le Monde publiait un article : Le Vieillissement et la Mort en série. Sur le fil twitter de Fabienne Sintès, David Abiker écrivait ce tweet " Dernier cadeau des boomers, 2000 enterrements par jour. Ce à quoi Fabienne Sintès commentait : On comprend bien l'idée de ce titre mais ça laisse vaguement l'impression qu'on va tous les aligner contre un mur au même moment. Le procédé serait un peu raide. Bye bye Boomers. Au commentaire un peu raide, j'ajoute que le procédé est empreint d'une connotation guerrière, voire d'exécution d'une condamnation pénale. Joueuse et espiègle, j'y vois une analogie avec un règlement de compte à la Raoul Volfoni, quoi que trop alignés et bien rangés ces boomers pour la méthodologie façon puzzle de ce tonton flingueur. Certes, un peu plus propre que la guillotine mais pas exempt d'éclaboussures. Pour autant, je connais quelques vieux autour de moi, susceptibles de s'inscrire à ces pelotons . Toute initiative permettant de sauter la case EHPAD au jeu de l'oie de la vie, ne serait-elle pas bonne à prendre ?
Avec la pandémie, il est probable que M. Abiker devra composer avec un dernier cadeau des boomers moins somptueux que prévu! Radins, raz-clou ces baby boomers, profiteurs des 30 glorieuses, jouisseurs, riches, propriétaires, inconséquents face à l'environnement, le climat, puis si nombreux et encombrants l'âge venu, encaissant des retraites fabuleuses...
Derrière les clichés, les injonctions de toutes sortes, l'âgisme se profile. Comment être vieux dans une société prompte à classer, cataloguer, opposer les générations, se substituer aux capacités de décision du vieux pour son bien. Au moindre oubli, chacun s'autorise à porter un diagnostic d'Alzheimer. Quand, jeune mère à la maternité, j'ai allaité un autre bébé que le mien, personne n'a qualifié cette méprise. Le bébé lui même n'avait fait aucun commentaire et au regard de son attitude, je présume qu'il a dû se dire, qu'importe le flacon pourvu que j'ai l'ivresse laiteuse. Ma vie durant, j'ai commis des impairs à ce degré là, d'autres un peu moins conséquents. Je suis juste une distraite et l'âge n'a ni diminué ni amplifié cette particularité. Etre vieux exige une capacité d'adaptation phénoménales pour survivre aux clichés, aux injonctions paradoxales, le tout asséné doctement. Etre vieux tout en restant jeune dans sa tête, voire faire jeune. Le paraître et le déni bien illustrés dans les noms des cosmétiques anti-rides, anti âge que je boycotte depuis des années pour ces motifs. L'on ne peut pas être et avoir été mais je revendique le droit d'être ce que je suis, à l'instant présent, de pouvoir décider des orientations de ma vie.Je refuse d'endosser les oripeaux d'une future morte ambulante, une surmortelle. Je ne brigue pas le statut de centenaire.
Pour avoir accompagnée des patients atteints de cancers ou du sida, l'extrême difficulté résidait dans la perception des familles qui bien souvent ne voyait leur proche, que mort, le privant de tout ce qu'il pouvait vivre jusqu'à son dernier souffle de vie. Cette attitude traduisait souvent une terreur de la séparation définitive, voire la confrontation insupportable avec la souffrance de l'autre et la sienne propre. Quelques uns plus prosaïques et concupiscents, ne semblaient pas traversés par ses affres là.
En conclusion, comment rester et être un vieux citoyen exerçant ses droits? Probable que cela sous entend de refuser de se laisser piéger entre d'affectueuses contentions et injonctions de tous ordres. Cela suppose aussi que la société cesse de penser ses vieux comme une cohorte d'étude mais plutôt comme des sujets singuliers, doués de pensées, simplement des vivants.