Si tel avait été le cas dans le passé, certaines affaires judiciaires retentissantes auraient pris une autre tournure. Qu’on en juge (si je puis dire)…
* On le sait : le capitaine Dreyfus a été réhabilité par un arrêt de la Cour de Cassation daté du 12 juillet 1906. Or, pour ce faire, la Cour a, disons-le, arrangé l’article 445 du Code d’instruction criminelle en application au début du XXe siècle. Le texte de l’article est le suivant : « Si l’annulation de l’arrêt à l’égard d’un condamné vivant ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé » Ce qui donne chez la Cour de Cassation : « Si l’annulation de l’arrêt ne laisse rien subsister qui puisse, à la charge du condamné, être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé. » Considérant qu’il subsistait bel et bien un crime – en l’occurrence le bordereau sur papier pelure annonçant la livraison de renseignements à l’attaché militaire allemand et baron Maximilien Von Schwartzkoppen, quel qu’en soit l’auteur (document qui constituait la clé de voûte de l’accusation contre Alfred Dreyfus lors de son premier procès en décembre 1894) – le capitaine aurait dû être renvoyé devant un troisième Conseil de guerre. Cette irrégularité de procédure sera un argument de poids pour moult antidreyfusards, pourtant fort indulgents face à la forfaiture commise sur ordre du général Mercier, ministre de la Guerre, au terme du premier procès Dreyfus (communication d’un dossier secret aux sept juges militaires dans la salle des délibérations avant le verdict du 22 décembre 1894).
* Il aurait peut-être été plus difficile de juger l’Hauptstürmführer (capitaine) Klaus Barbie, responsable de la section IV (répression des crimes et délits politiques) du SIPO-SD de Lyon en 1943/1944. L’extradition à la hussarde de l’ex-officier SS de la Bolivie vers la France dans la nuit du 4 au 5 février 1983 n’en était pas vraiment une, elle relevait plutôt d’un marché entre les gouvernements des deux pays : « Rien de tout ceci n’est conforme au droit international. Klaus Barbie aurait dû bénéficier des lois sur l’extradition ; c'est-à-dire attendre, en Bolivie, que la justice de ce pays examine la régularité d’une demande d’extradition que lui aurait présentée la France. » a observé Me Dominique Inchauspé, avocat pénaliste[1]. Tout cela a pourtant été validé par la Cour de Cassation[2].
* Les gens d’Eglise – l’ « ecclesiastic connection » pourfendue dans Le Canard enchaîné (édition du 15 mars 1989) – qui ont aidé « Monsieur Paul » (Paul Touvier, ancien chef des services de renseignements de la Milice française à Lyon) durant sa clandestinité auraient pu être poursuivis pour recel de malfaiteur (article 434-6 du Code pénal). Mais le magistrat instructeur Jean-Pierre Getti n’estimait « peut-être pas souhaitable d’engager des poursuites accessoires qui auraient pu, à certaines façons, altérer la gravité des actes reprochés à Touvier par des actions un peu périphériques et secondaires[3] ».
* Aurélie Grenon, un des quatre protagonistes du dossier Delay et autres (dit « Outreau ») définitivement condamnés au terme du procès de Saint-Omer (cour d’assises du Pas-de-Calais, 2 juillet 2004[4]) aurait pu aussi être jugée devant la cour d’assises des mineurs. En effet, les faits pour lesquels elle était jugée couvraient la période «courant 1998 à novembre 2000 » ; étant née le 23 juin 1980, le terme « courant » pouvait concerner la période comprise entre le 1er janvier et le 22 juin 1998, alors qu’elle n’avait que dix-sept ans. Ce point a été évoqué par le président Philippe Dary lors du procès « Outreau 3 », celui de Daniel Legrand fils, comme me l’a confirmé une journaliste qui a suivi les audiences (déposition d’Aurélie Grenon, 27 mai 2015, audience de l’après-midi, cour d’assises des mineurs d’Ille-et-Vilaine, Rennes).
De manière plus générale, si on se livrait à une application plus stricte de la loi dans notre pays, nous nous retrouverions face aux situations suivantes :
* Nombre de personnes – peut-être même votre serviteur, malgré ses précautions de style – seraient poursuivies pour avoir jeté le discrédit sur une décision juridictionnelle (article 434-25 du Code pénal).
* Bien d’autres se retrouveraient devant les tribunaux pour apologie de crime (loi du 29 juillet 1881, chapitre IV, paragraphe premier, article 24), compte tenu des dérapages constatés lors de manifestations, quelle que soit la sensibilité politique, ou sur divers sites Internet (forums et autres réseaux sociaux).
* Des gérants et utilisateurs de sites de rencontres seraient inquiétés pour leurs escroqueries diverses et variées. [Certains de ces margoulins – hommes ou femmes – qui pullulent dans les arcanes du Web peuvent s’estimer heureux de ne pas vivre au XVIe siècle. A l’époque, l’usurpation d’identité était passible de la peine de mort, exemple célèbre l’arrêt du Parlement de Toulouse du 12 septembre 1560 contre Arnaud du Tilh, dit « Pansette », « soi-disant Martin Guerre », condamné à « être pendu et étranglé, et après son corps brûlé[5] ».]
Au vu de ces exemples, la réponse à la question initialement posée (est-il possible d’appliquer la loi à la lettre ?) ne peut être que négative. Dans les deux premiers cas de figure évoqués plus haut, c’est nécessité qui a fait loi. Si le capitaine Dreyfus avait été renvoyé devant un troisième Conseil de guerre, il y aurait eu risque d’une nouvelle condamnation – ce qui n’était pas concevable pour le pouvoir français de l’époque, qui voulait en finir avec ce qu’on a appelé « la guerre civile des esprits ». En refusant la pseudo-extradition de Klaus Barbie, la Cour de Cassation aurait retardé ou empêché la tenue du premier grand procès pour crimes contre l’humanité en France – ce procès « pour la Mémoire » qui dépassait largement la personne de l’accusé : « Tout le monde se fiche des chefs d’accusation, et même de Barbie. Celui-ci est indispensable pour que le procès ait lieu, c’est tout. L’important, c’est de faire devant l’opinion le procès de la répression nazie. » (Me Alain Gourion, avocat du Mouvement contre le Racisme et Pour l’Amitié entre les Peuples, juillet 1985[6]) Des poursuites tout azimuts contre les protecteurs en soutane du « chef Paul » auraient peut-être fait sortir de ses rails la minutieuse instruction du juge Getti[7] ; de même, l’affaire Delay et autres étant déjà bien assez complexe et douloureuse, renvoyer Aurélie Grenon devant la cour d’assises des mineurs n’aurait pas fait avancer le Schmilblick – et ce n’est pas maintenant, le dossier étant définitivement clos, que la justice va se lancer dans un nouveau procès du style « Outreau 4 : chapitre final ».
Pour le reste, une application aussi tatillonne de la loi française serait tout bonnement impossible. Il est de notoriété que la justice manque de moyens – problèmes de fournitures (papiers, imprimantes), postes vacants, surcharge de travail[8] – alors imagine t-on les chambres des tribunaux correctionnels submergées par des centaines, voire des milliers de prévenus supplémentaires défilant devant elles ? Même si nombre de nos concitoyens, de gauche comme de droite, souhaiteraient un exercice plus ferme de la répression dans certains domaines (la sécurité publique, notamment[9]) il est peu probable qu’ils soient majoritairement favorables à une telle frénésie judiciaire. D’abord, parce que tout cela se passe avec l’argent du contribuable ; ensuite, parce qu’ils pourraient être touchés par ladite frénésie, nul d’entre nous ne pouvant être certain de n’avoir jamais enfreint les règles de la légalité.
Bref, la conclusion est limpide (et n’y voyez ni critique ou approbation de ma part, c’est un simple constat) : en l’état, un ordre judiciaire total est parfaitement inconcevable en France.
[1] L’innocence judiciaire Dans un procès, on n’est pas innocent, on le devient, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 206. Un essai très fouillé qui nous prouve, une fois encore, à quel point l’œuvre de justice est une chose bien complexe.
[2] Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de Cassation (n° de pourvoi : 83-93194) du 6 octobre 1983 :
http://www.haguejusticeportal.net/Docs/NLP/France/Barbie_Cassation_arret_6-10-83.pdf
Rappelons ici que Klaus Barbie a été condamné à mort par contumace pour crimes de guerre par le TPFA (Tribunal Permanent des Forces Armées) de Lyon, le 25 novembre 1954, tout comme son supérieur hiérarchique l’Oberstürmbannführer (lieutenant-colonel) Werner Knab. En fait, en 1954, celui-ci était déjà mort, probablement tué dans un raid de l’aviation alliée sur une autoroute de Bavière, le 14 février 1945.
[3] Témoignage du juge Getti dans Faites entrer l’accusé (« Paul Touvier la traque », première diffusion 11 février 2007) :
https://www.youtube.com/watch?v=bp4TzFEANSc
On sait qu’une commission d’enquête a été mise en place à la demande du cardinal-archevèque de Lyon, Monseigneur Decourtray, dirigée par l’historien René Rémond. Les conclusions ont été rendues publiques lors d’une conférence de presse le 6 janvier 1992, et le texte du rapport publié dans la foulée :
http://www.fayard.fr/paul-touvier-et-leglise-9782213028804
Le rapport sera violemment critiqué pour son indulgence par l’historienne communiste Annie Lacroix-Riz dans son livre L’histoire contemporaine toujours sous influence (Paris, éditions Delga/Le Temps des Cerises, 2012, p. 101-126).
[4] Aurélie Grenon a été condamnée pour avoir « par violence, contrainte, menace ou surprise, commis des actes de pénétration sexuelle de quelque nature qu’ils soient » « commis des atteintes sexuelles » « favorisé la corruption » [de mineurs], voir arrêt n° 31/2004 de la cour d’assises du Pas-de-Calais, p. 9. Peine prononcée : quatre ans d’emprisonnement (Ibid., p. 12).
[5] Que le lecteur se rassure : je ne souhaite pas le rétablissement d’un tel châtiment (tous ces aigrefins gigotant au bout d’une corde au dessus d’un bûcher, vous imaginez le barbecue). Pour ceux et celles qui voudraient avoir un aperçu du problème :
https://www.datingwebsites.fr/reviews/casualdating.fr/
Par ailleurs, je recommande la lecture, parfois déprimante mais aussi amusante, de l’enquête du journaliste Stéphane Rose : misère-sexuelle.com Le livre noir des sites de rencontres, Paris, La Musardine, 2013.
[6] Cité par Michel De Jaeghere, « Au-delà de Barbie », Le Spectacle du Monde, n° 303, juin 1987, p. 31-32.
[7] Ceci dit, dans une autre affaire de grande ampleur – l’assassinat du préfet Erignac – les personnes ayant aidé le chevrier Yvan Colonna durant sa cavale (dont la chanteuse corse Patrizia Gattaceca, primée aux Victoires de la Musique en 1992) n’ont guère échappé aux poursuites et aux procès :
http://www.europe1.fr/france/ils-auraient-aide-colonna-en-cavale-1480285
[8] Sur le problème de la souffrance au travail, l’Union Syndicale des Magistrats (USM) a publié un livre blanc en février 2015, consultable en intégralité ici :
[9] Qu’il me soit permis de renvoyer à mon article :