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Docteur en sciences humaines (spécialité : histoire du livre et de l'édition), écrivain, conseiller littéraire

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Billet de blog 8 octobre 2021

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Dossier Grégory Villemin : réflexions sur une mauvaise "affaire française"

Il aurait été bien difficile de passer à côté de l'adaptation de l'affaire Grégory en mini-série par TF1. Que pouvons-nous en penser ? Réponse ici même...

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C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai regardé les six épisodes (52 minutes chacun) diffusées les 20, 27 septembre et 4 octobre 2021. Si la réalisation de Christophe Lamotte reste sobre, contrairement à ce que nous pouvions craindre, le scénario de Jérémie Guez et Alexandre Smia mérite clairement un carton rouge. Je ne m'amuserai guère à dresser la liste des erreurs factuelles, inventions de toutes pièces, ellipses regrettables et confusions chronologiques constatées dans ladite fiction, ce serait à peu près aussi passionnant que de compter les diatomées se trouvant dans les eaux de la Vologne. Je me contenterai d’évoquer le traitement inqualifiable infligé à celui qui a été mon préfacier, Jean-Michel Lambert – ici interprété par Laurent Stocker, sociétaire de la Comédie française.

Dès le premier épisode de la mini-série, on nous présente un magistrat froid, cassant, discourtois, en résumé raide comme un piquet ; rien à voir, bien sûr, avec le vrai Jean-Michel Lambert, qui était un homme affable et souriant. Quel intérêt y avait-il à dénaturer à ce point le caractère du premier juge d’instruction du dossier Villemin, on se le demande. Mais ce n’est pas tout : Une affaire française ressort la vieille antienne selon laquelle l'autopsie réalisée à l’Institut médico-légal de Nancy aurait été sabotée par Jean-Michel Lambert. Redisons-le une fois encore : l’ordonnance du juge adressée au professeur Gérard De Ren et au docteur Élisabeth Pagel (17 octobre 1984) leur indiquait clairement de « procéder éventuellement à tous prélèvements en vue d’expertises ultérieures ».

Mais s’il y a un passage qui m’a particulièrement sidéré dans ce premier épisode, c’est une scène surréaliste située durant la seconde quinzaine d'octobre 1984 : Jean-Michel Lambert et son épouse (interprétée par la comédienne Marie Matheron) sont installés sur le canapé en train de regarder Apostrophes à la télévision (Bernard Pivot est à l'écran ; à en juger par la voix « off » et la référence au livre La maladie de la mort, on comprend que l'invitée n'est autre que Marguerite Duras). Voici un extrait du dialogue :

« Mme Lambert : J'espère que tu vas saisir l'occasion.

Jean-Michel Lambert (distrait) : Oui, oui...

Mme Lambert : Tu te rends compte de la chance que c'est pour toi d'avoir une affaire pareille ? »

Bien sûr, la scène tout comme les sentiments prêtés à Mme Lambert – pousser son mari à se servir de cette affaire criminelle pour asseoir sa notoriété – sont totalement imaginaires. À l'automne 1984, le magistrat spinalien est encore célibataire, c'est en 1986 qu'il rencontrera Nicole, sa future épouse, à l'époque institutrice à l'école maternelle de Remiremont (commune vosgienne située à une trentaine de kilomètres d’Épinal), et qu'il épousera l'année suivante. De sa femme, Jean-Michel Lambert dira, en 1993 : « Je ne serais peut-être plus de ce monde si, quelques mois après avoir dû abandonner l'instruction de l'affaire Grégory, je n'avais pas épousé une femme qui m'a formidablement soutenu. » (1) Soutien précieux de son époux face à la tornade médiatique, Nicole Lambert le sera également dans sa carrière d'écrivain (2).

Les autres épisodes sont à l’avenant ; aussi, je me contenterai de quelques exemples.

Épisode 5 : Jean-Michel Lambert dîne en tête-à-tête avec Marguerite Duras dans un restaurant de classe ; la scène nous montre un magistrat visiblement fasciné par la romancière. Premier point : il n'y a jamais eu de dîner, mais une rencontre dans le bureau du juge à Épinal (en présence de Denis Robert, journaliste à Libération), puis un déjeuner au domicile de Marguerite Duras rue Saint-Benoît (Paris VIe) durant l'été 1985. Par ailleurs, l’impression laissée par l’auteur de L’Amant sur le magistrat était plus que mitigée : « Ce qui m’a frappé chez elle, c’est son manque de chaleur humaine, aucune sensibilité particulière. Son article sur l’affaire m’avait choqué. […] J’estime qu’elle ne devait pas l’écrire. » (3) Encore un élément passé sous silence... Mais parfois, on peut se dire que le silence est préférable à la bêtise mêlée de méchanceté : que dire d’autre à propos de cette courte séquence nous montrant Jean-Michel Lambert qui notifie son inculpation à Christine Villemin pour l’assassinat de son fils debout, dans un couloir et entre deux portes, le 5 juillet 1985 ?

Épisode 6 : sans transition, la fiction de TF1 passe de l'interrogatoire récapitulatif de Christine Villemin dans le bureau du juge (23 avril 1986) à l'annonce faite aux journalistes du renvoi de la jeune femme devant les assises ; nouvelle donnée par son avocat, Me Henri-René Garaud. Donc, Une affaire française laisse entendre que c'est Jean-Michel Lambert qui est à l'origine de cette décision. Or, rappelons-le, le dernier document signé du juge d’instruction était l'ordonnance de transmission du dossier au procureur général de Nancy Jean Reygrobellet, datée du 11 septembre 1986. Dans la série, pas un mot des audiences des 12 et 13 novembre 1986 devant la chambre d'accusation de la cour d'appel de Nancy, durant lesquelles les débats ont été vifs – la cour d’assises ou le non-lieu pour Christine Villemin, ou encore un supplément d’information ? – ni de l'arrêt de ladite chambre présidée par le président Antoine Vogstenperger (ses deux assesseurs étaient MM. Belin et Bresciani) renvoyant la mère de Grégory devant la cour d’assises des Vosges le 9 décembre de la même année.

Vers la fin de l’épisode, une séquence nous montre Jean-Michel Lambert convoqué par trois magistrats de la Cour de cassation à l'air sévère, tel un écolier devant le conseil de discipline, le 17 mars 1987. Après avoir été sermonné, informé de la cassation de l'arrêt renvoyant Christine Villemin devant la cour d'assises, et du renvoi du dossier devant la chambre d'accusation de la cour d'appel de Dijon, le juge d'instruction écoute sans broncher ces phrases tombant comme un couperet : « L'instruction va pouvoir repartir sur des bases saines. Votre mission s'arrête ici. Vous pouvez disposer. »

Encore une invention du scénario : le magistrat spinalien, qui était en congé sabbatique depuis le 1er janvier 1987, n'a jamais été convoqué ou même dessaisi du dossier Villemin par Paul Berthiau, président de la juridiction suprême à cette époque. Contrairement à ce qui est indiqué dans la fiction de TF1, l'arrêt du 17 mars 1987 ne constituait pas un désaveu cinglant pour le juge Lambert et son dossier – celui-ci comportant tout de même un millier de pièces au terme de près de deux ans d’instruction. En effet, sur les dix moyens de cassation soulevés par la défense de Mme Villemin, sept ont été rejetés  – dont le premier, concernant essentiellement la prétendue déloyauté du magistrat instructeur : « Que, dès lors, de l'ensemble des motifs de l'arrêt attaqué exempts de contradiction, d'insuffisance ou d'erreur de droit, la Chambre d'accusation a pu déduire, par une appréciation souveraine, que le juge d'instruction n'avait pas formé le dessein de faire échec aux droits de la défense de la demanderesse ; D'où il suit que le moyen ne saurait être accueilli ; » (4) En fait, seuls les huitième, neuvième et dixième moyens ont été retenus, et il est bien précisé dans l’arrêt susnommé : « attendu que les irrégularités critiquées aux huitième et neuvième moyens ne sauraient vicier l'ensemble de la procédure dont les actes contestés ne sont que des éléments que la Chambre d'accusation pouvait écarter ; qu'ainsi il appartiendra à la Cour de renvoi de statuer indépendamment des expertises incriminées ou d'ordonner telles mesures d'instruction qui lui paraîtraient nécessaires ; » (5)

En résumé, avec son mélange de vrai et de faux étalé sur six épisodes, Une affaire française ne se contente pas de livrer au  public une version embrouillée du célèbre dossier criminel : ce programme fait perdurer à titre posthume la « véritable exécution médiatique » (6) subie par le juge Lambert durant des années. Les historiens qui se pencheront à l'avenir sur cet exemple paroxystique de « télé-révision » auront bien des choses à dire. Et elles seront forcément déplaisantes...

(1) Cité par Pauline Delassus, « Le juge Lambert rongé par le remords », Paris Match, n° 3557, 20-26 juillet 2017, p. 60. 

(2) Sur cette carrière littéraire, on consultera notamment cet entretien du magistrat avec le journaliste Cyril Guinet : «“Le monde sans vérité du juge Lambert », Verdict, n° 5, juillet-août-septembre 2009, p. 36-37. Entretien réalisé à l’occasion de la parution d’un des polars publiés par Jean-Michel Lambert : Un monde sans vérité (Paris, Bernard Pascuito éditeur, 2009). Dans les années 1990/2000, l’ancien juge d’instruction a acquis une réelle notoriété en tant qu’auteur ; il a notamment reçu le prix du Polar de Cognac 2001  pour le roman Purgatoire (La Tour-d’Aigues, éditions de l’Aube, 2000). Les propos de Laurent Stocker dans un récent entretien accordé au journal Le Monde apparaissent d’autant plus scandaleux :

https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/09/20/laurent-stocker-dans-une-affaire-francaise-on-ne-peut-pas-etre-le-juge-de-son-personnage_6095308_3246.html

(3) « Le juge Lambert : A l’époque, je souffrais d’une solitude morale terrible », propos recueillis par Arnaud Bizot, Paris Match, 16 novembre 2000, consultable ici :

https://www.parismatch.com/Actu/Faits-divers/Le-juge-Lambert-a-l-epoque-je-souffrais-d-une-solitude-morale-terrible-1306595

(4) L’arrêt en question (n° de pourvoi : 86-96.682) est consultable ici :

https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000007520970/

(5) Ibid.

(6) Christophe Gobin, « Un juge en enfer », Grégory Les coulisses d’un désastre, Hors série L’Est républicain/Vosges Matin/Le Républicain Lorrain, octobre 2014, p. 16.

En complément, je signale la mise au point de Laurence Lacour, auteur du livre Le bûcher des innocents (dernière édition : Paris, Les Arènes, 2016) : « Petits arrangements avec l'affaire Grégory », Télérama, n° 3741, 22 septembre 2021, p. 26-27. Si l'ancienne journaliste d'Europe 1  rectifie un certain nombre d'erreurs de la fiction, elle ne manque pas également de lancer une pique contre son défunt concurrent de RTL, Jean-Michel Bezzina (était-ce vraiment nécessaire ?). Il aurait été intéressant de savoir comment la série de Christophe Lamotte aurait traité de la période de l’instruction du président Simon – à partir du 25 juin 1987, date de sa nomination par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dijon ; gageons que Mme Lacour aurait peut-être eu encore plus de raisons de s’indigner.

Consulter également les articles d'Éric Nicolas et Christophe Gobin : 

https://www.estrepublicain.fr/faits-divers-justice/2021/09/21/une-affaire-francaise-sur-tf1-ce-qui-est-vrai-ou-faux-dans-la-serie-sur-l-affaire-gregory

https://www.estrepublicain.fr/faits-divers-justice/2021/09/28/une-affaire-francaise-sur-tf1-ce-qui-est-vrai-ou-faux-dans-les-episodes-3-et-4-de-la-serie-sur-l-affaire-gregory

https://www.estrepublicain.fr/faits-divers-justice/2021/10/05/une-affaire-francaise-sur-tf1-ce-qui-est-vrai-ou-faux-dans-les-episodes-5-et-6-de-la-serie-sur-l-affaire-gregory

Bien sûr, ces analyses ne pouvaient guère être exhaustives ; on aurait eu aussi beaucoup à dire sur certaines omissions (le témoignage de Nelly Demange qui a dit avoir vu Murielle Bolle dans le car scolaire l'après-midi du 16 octobre 1984, les doutes du major Gillet, gendarme enquêteur de la brigade de recherches d'Épinal, relatifs aux accusations de Murielle contre Bernard Laroche, etc.) ou sur des scènes imaginaires aussi odieuses que ridicules – épisode 5 : le commissaire Corazzi, de la PJ de Nancy, qui effectue une perquisition dans la chambre de Grégory, comportant une commode couverte de jouets et une grande photo de l'enfant encadrée et accrochée au mur (chacun sait que la perquisition a eu lieu alors que la maison du couple était vide depuis des mois).  

Je terminerai par deux petits rappels : 

1/ Le délit de violation du secret de l'instruction n'a pas été retenu, compte tenu du contexte de l’affaire Grégory. Ainsi en a jugé un arrêt de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Dijon daté du 24 novembre 1988, dans des conditions que Christine et Jean-Marie Villemin ne remettront pas en cause.

2/ Contrairement à une légende tenace, Jean-Michel Bezzina  – copieusement vilipendé dans la mini-série, où il est interprété par Michaël Youn – n'a pas inventé les charges contre Christine Villemin (témoignages des filles de la Poste, expertises en écriture, traces de pneus et d'un talon de chaussure de femme près du passage à niveau de Docelles, etc.). L'arrêt de non-lieu du 3 février 1993 ne parle guère d'une construction journalistique concernant l'hypothèse de la mère infanticide. Dans une décision judiciaire relative à une autre affaire – double meurtre de Cyril Beining et Alexandre Beckrich, 8 ans, commis le 28 septembre 1986 à Montigny-lès-Metz (Moselle) – des magistrats ne manqueront pas de l'écrire, à propos d'une théorie soutenue par le journaliste Emmanuel Charlot (décédé depuis) : « la participation de Henri Leclaire aux côtés de Francis Heaulme dans le double meurtre de Montigny-lès-Metz reste principalement une hypothèse journalistique largement contredite par l’analyse juridique rigoureuse de la valeur probante des différents témoignages recueillis ; qu’il y a lieu de rappeler que la chambre de l’instruction ne peut se prononcer que sur la valeur juridique des éléments à charge qui lui sont soumis et non sur une construction d’une fiction qui peut à force d’être répétée donner l’illusion de la réalité » (arrêt de non-lieu de la chambre de l'instruction de Metz en faveur de Henri Leclaire, 7 juillet 2016). Sur cette affaire,  le lecteur pourra se reporter à mon opuscule Coupables innocents La justice en zone grise (préface : Pascal Giovannelli), Hallennes-lez-Haubourdin,  TheBookEdition, 2021, p. 15-25. 

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