En plein mois d'août, période généralement calme, la nouvelle pouvait difficilement passer inaperçue : Luc Tangorre, condamné par deux fois en 1983 et 1992 pour viols et agressions sexuelles et libéré en septembre 2000, « a été mis en examen mardi pour l'agression sexuelle d'une fillette de 12 ans dans le Gard. [au Grau-du-Roi]
Aujourd'hui âgé d'une cinquantaine d'années, il a été mis en examen pour agression sexuelle sur mineur de 15 ans et laissé libre sous contrôle judiciaire, a-t-on appris auprès de la procureure de Nîmes Laure Beccuau, qui avait requis son placement en détention.
midi. ».
Source : http://www.20minutes.fr/societe/1427735-luc-tangorre-soupconne-nouvelle-agression-sexuelle-mineure)
C'est il y a un peu plus de dix ans que j'ai découvert cette sinistre affaire, grâce à l'excellent ouvrage du magistrat Didier Gallot Les Grâces de Dieu Le scandale des grâces présidentielles, (Paris, Albin Michel, 1993, chapitre III : « Luc Tangorre, innocent à tout prix », p. 49-66). J'ai bien entendu été révolté par l'appui indécent dont a bénéficié Luc Tangorre, grâcié par François Mitterrand, scandaleusement assimilé à Alfred Dreyfus, mais aussi impressionné par la faconde de cet étudiant en gymnastique devenu criminel qui clamait son innocence nonobstant les nombreuses charges rassemblées contre lui... un tel aplomb ne pouvait que laisser pantois. Bien entendu, dans l'affaire qui a éclaté cette semaine, l'ancienne vedette médiatico-judiciaire des années 1980 doit bénéficier de la présomption d'innocence. Mais, de grâce (si je puis écrire), chers amis pourfendeurs de la justice, n'allez pas d'office enfermer ledit personnage dans une posture victimaire ! Affaire à suivre... En attendant, je retranscris ici le paragraphe que j'avais consacré au cas Luc Tangorre dans mon avant-dernier livre, Justice : mise en examen (paru en mars 2009 chez Underbahn, éditeur désormais en sommeil), pages 52 à 58. Une piqure de rappel, en quelque sorte...
La campagne en faveur de Luc Tangorre aura eu des répercussions bien plus dramatiques. Rappelons brièvement les faits : reconnu coupable de quatre viols, tentatives de viol et sept attentats à la pudeur avec violences commis entre le 6 décembre 1979 et le 10 avril 1981, cet ancien étudiant en éducation physique a été condamné à quinze ans de réclusion criminelle par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône le 24 mai 1983. Au comité de soutien qui s’était mis en place avant le procès – animé par Gisèle Tishané, chercheuse au CNRS, amie de la famille Tangorre et auteur d’une contre-enquête sur l’affaire[1] – s’ajouta une grande campagne pour obtenir la libération du « violeur des quartiers Sud de Marseille ». L’angle d’attaque : présenter Luc Tangorre comme la victime de l’acharnement policier et de la psychose sécuritaire régnant avant les élections présidentielles de 1981. Personnages-clés de ladite campagne : l’académicien Jean-Denis Bredin – qui venait de publier un livre sur l’affaire Dreyfus[2] – et surtout Pierre Vidal-Naquet, qui se dépensa sans compter pour le condamné. Dans une tribune libre parue dans Le Monde, l’historien n’y allait pas par quatre chemins : « Pas un instant, Luc Tangorre n’a cessé de proclamer son innocence, avec parfois une maladresse qui a indisposé ses juges. C’est un reproche que l’on fait souvent aux innocents[3]. » L’argument vaut ce qu’il vaut, mais il constitue surtout une référence à peine voilée au capitaine Dreyfus, à qui on reprocha souvent une défense maladroite, donc une défense de coupable. Finalement, les efforts des amis de Luc Tangorre furent payants : celui-ci a été gracié le 21 juillet 1987 par le président Mitterrand et libéré le 11 janvier 1988 sur ordre d’Albin Chalandon, garde des Sceaux. Fin de l’histoire ? Hélas non : quatre mois après sa libération, Luc Tangorre récidivait le 23 mai 1988 en violant deux étudiantes américaines revenant de Marseille qu’il avait prises en stop, Jennifer Mac Luney et Carol Ackermann. Ironie du sort : ces deux dernières reconnurent leur agresseur grâce à la couverture du livre de Gisèle Tishané, dont des exemplaires traînaient sur la lunette arrière du lieu du crime… la 4 L que Mme Tishané donna à son protégé après sa remise en liberté ! On a l’impression de lire un polar débordant d’imagination, mais tout ceci est malheureusement la stricte vérité. Evidemment, plutôt gênés d’avoir contribué à la libération d’un coupable, nombre de supporters de ce triste sire prirent leurs distances après son arrestation par les gendarmes le 24 octobre 1988[4]. Suite à sa condamnation pour ce double viol le 8 février 1992 à dix-huit ans de réclusion criminelle par la cour d’assises du Gard[5], Pierre Vidal-Naquet prit la plume afin de faire son mea culpa, publié dans Le Monde le 15 février de la même année. C’est tout à son honneur a priori, mais en lisant son texte, on déchante vite. Qu’on en juge :
A propos du livre (postfacé par lui) de Gisèle Tishané : « Pour l’essentiel, et même si tout n’y est pas également convainquant, l’analyse demeure valable. Luc Tangorre n’avait pas été véritablement jugé, il fallait donc refaire son procès[6]. »
Sur le second procès : « A-t-il été jugé ? Je dois à regret écrire que non. Chacun a pu constater l’incroyable partialité du président de la cour d’assises du Gard, qui est allé jusqu’à déchirer en public un document favorable à l’accusé sans le communiquer aux parties et jusqu’à expulser un père brisé par onze ans de souffrances et d’illusions, et qui répétait que la famille Tangorre n’était pour rien dans l’envoi de ce document qualifié par le président de “torchon[7]” »
Sur l’accusé lui-même : « aucune expertise psychiatrique digne de ce nom, digne d’un cas aussi rebelle, n’avait été tentée » ; plus perspicace que les psychiatres semble t-il, l’auteur affirme péremptoirement que si il est coupable, Luc Tangorre est « un grand malade[8] » ; bref, non responsable de ses actes.
Le texte se termine par cette piteuse envolée : « Est-ce, par delà ce coupable, l’idée même d’erreur judiciaire – car tout de même il y en a – qu’on a voulu frapper de réclusion criminelle[9] ? »
Ce salmigondis consistant à dire : « J’ai eu raison d’avoir tort[10] » déclencha une réponse rédigée après consultation de l’assemblée générale des magistrats, signée Henri Bezombes, premier président de la cour d’appel de Nîmes, et Monique Guemann, procureur général au sein de cette même cour. Les deux magistrats y soulignaient, concernant le document favorable à l’accusé évoqué par Pierre Vidal-Naquet, que « ce sont les avocats de la défense et Luc Tangorre eux-mêmes qui se sont opposés à sa lecture[11] » – et on les comprend : ledit document était un opuscule signé d’un certain Vermorel expliquant que Jennifer Mac Luney et Carol Ackermann n’avaient jamais été violées mais qu’elles avaient eu des rapports sexuels librement consentis avec les « braves gars de la marine US qui les avaient emmenées à Marseille[12] » ! Pas terrible comme élément à décharge. Henri Bezombes et Monique Guemann ajoutaient dans leur réponse à Pierre Vidal-Naquet que « dix experts psychiatres et psychologues […] ont tour à tour examiné l’accusé pendant cette période[13] », et que l’historien n’a aucunement assisté aux débats de la cour d’assises du Gard. Bref, il a loupé une occasion de se taire[14].
[1] Coupable à tout prix. L’affaire Luc Tangorre, Paris, La Découverte, 1984.
[2] L’Affaire, Paris, Julliard, 1983.
[3] « Pour Luc Tangorre », Le Monde, 28 décembre 1983, p. 7.
[4] Parmi les exceptions, signalons Marguerite Duras, qui dans une lettre datée du 29 novembre 1990 et adressée à Luc Tangorre, qualifiait une de ses victimes de « petite garce qui veut [sa] défaite coûte que coûte » (Cité par Didier Gallot, Les Grâces de Dieu Le scandale des grâces présidentielles, Paris, Albin Michel, 1993, p. 92). Difficile d’être surpris, la romancière ayant l’art et la manière de raconter n’importe quoi : voir ses apologies de crime dans son texte « Sublime, forcément sublime » (Libération, 17 juillet 1985) consacré à Christine Villemin accusée du meurtre de son fils Grégory, ou dans ces propos, qui n’ont pas choqué grand monde parmi les bonnes âmes : « Tous les matins je tue Le Pen dans ma tête »
[5] « Non… pas deux fois… » déclara t-il lors de l’énoncé du verdict.
[6] « Luc Tangorre et notre erreur », Le Monde, 15 février 1992, p. 1-2.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Mais qui contient néanmoins une information intéressante : c’est Pierre Vidal-Naquet lui-même qui conseilla à Tangorre de reprendre les paroles de Dreyfus lors de sa libération de la prison centrale de Muret (près de Toulouse) le 11 janvier 1988 : « La liberté ne m’est rien sans l’honneur » !
[11] « La réponse de deux magistrats nîmois à Pierre Vidal-Naquet », Le Monde, 6 mars 1992, p. 2.
[12] Cité par Roger Colombani, Les ombres d’un dossier L’affaire Tangorre, Paris, J’ai lu, 1994, p. 241.
[13] « La réponse de deux magistrats nîmois à Pierre Vidal-Naquet », article cité. On notera par ailleurs que pour étayer son argumentation dans sa tribune libre du 28 décembre 1983, l’historien en appelait… aux psychiatres, qui « ont jugé [Tangorre] équilibré et normal : ni schizophrène, ni hystérique, ni paranoïaque » (« Pour Luc Tangorre », article cité). Belle contradiction !
[14] Pierre Vidal-Naquet s’engagea dans d’autres causes douteuses, telle la défense de l’ancien complice du Viêt-minh Georges Boudarel. Alain-Gérard Slama y fit référence dans son article cité plus haut, ainsi qu’à son soutien à Luc Tangorre, ce qui suscita la colère de l’historien (« L’intellectuel et le criminel », L’Histoire, N° 170, octobre 1993, p. 98-99). Le journaliste fit cette pertinente réponse : « Est-ce ma faute, si chaque fois que j’ai l’occasion de dresser un sottisier de l’intelligentsia, je tombe sur son nom ? » (« Le point de vue d’Alain-Gérard Slama », L’Histoire, N° 170, octobre 1993, p. 99)