Dans moins d’une semaine va s’ouvrir le procès de Daniel Legrand fils devant la cour d’assises des mineurs d’Ille-et-Vilaine, à Rennes ; le moins que l’on puisse écrire, c’est que la tension est déjà là, palpable, en tout cas sur le plan médiatique. Ce 12 mai, Me Hubert Delarue, un des défenseurs du jeune homme, a tweeté rageusement contre « Garde, Thomet, Grison, un beau trio d’imposteurs révisionnistes » et « les falsificateurs de la mémoire judiciaire[1] » ; pas content – ce qui se comprend – Jacques Thomet a répliqué le lendemain sur son blog par une lettre ouverte adressée à l’avocat, se présentant comme un « contestataire » d’une abominable machination et récusant le terme de « révisionniste[2]». Ambiance…
Tout en gardant la tête froide, autant que faire se peut, je me permettrai de livrer ici quelques réflexions avant l’ouverture de qu’on appelle « le troisième procès d’Outreau ».
Depuis deux mois, je me suis replongé dans le dossier, et longuement penché sur le cas de Daniel Legrand fils. Il en ressort que, à mon sens, rien n’est acquis par avance.
Incontestablement, une des clés de voûte de cette affaire ce sont les aveux passés par le jeune footballeur amateur devant Fabrice Burgaud le 19 décembre 2001 (cote D939) et rétractés le 19 février 2002 (cote D1178). Dans son plaidoyer rendu public il y a près d’un an, Me Patrice Reviron – conseil de Jonathan Delay – observait : « Une lecture attentive de ses déclarations montre qu’il donne des détails que seule une personne ayant participé aux faits pouvait connaître[3] » ; le pénaliste évoquait également les explications contradictoires données par Legrand jeune concernant ce qui l’avait motivé à « se mettre à table » devant le magistrat instructeur[4] – mais aussi devant son avocat Me Olivier Rangeon, les magistrats de la Chambre de l’Instruction de la Cour d’Appel de Douai, l’expert psychologue feu Michel Emirzé. Il n’en demeure pas moins que, lors du procès qui débutera ce 19 mai, il va falloir « naviguer entre les récifs ». Rappelons, entre autres choses, que dans ses aveux, Daniel Legrand fils a désigné sur trombinoscope :
* sept protagonistes mis en examen mais futurs acquittés (trois à Saint-Omer le 2 juillet 2004, les quatre autres à Paris le 1er décembre 2005)
* quatre adultes cités durant l’information judiciaire, mais jamais mis en examen,
* cinq enfants cités durant ladite information, mais écartés de la liste des victimes.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les avocats du jeune homme souhaitent faire venir à la barre les acquittés définitifs : il y a, bien entendu, la volonté de démontrer l’invraisemblance des aveux de leur client.
En clair, gardons-nous de parler d’un acquittement ou d’une condamnation programmés dans cette affaire. Et n’oublions pas ce que disait un célèbre avocat et vétéran des assises, feu Me Henri-René Garaud : « C’est l’audience qui fait le procès[5] »
Par ailleurs, au-delà de ce procès, qu’il me soit permis de faire quelques remarques complémentaires. Toute personne suivant cette histoire de près sait que, pour les tenants de la thèse d’un dossier vide ou presque, le livre de la journaliste Florence Aubenas – La Méprise L’affaire d’Outreau, paru aux éditions du Seuil en octobre 2005, peu avant le procès de Paris – est considéré comme une référence. A tort, il faut bien le dire, et le magistrat honoraire Michel Gasteau, ancien président de cour d’assises à Douai, a, à juste titre, pointé du doigt les faiblesses de l’ouvrage[6], tout comme l’a fait naguère Me Gilles Antonowicz dans son livre sur l’affaire[7]. A l’instar de l’avocat pénaliste, j’ai remarqué la fâcheuse manie de Mme Aubenas d’édulcorer le dossier, et de passer sous silence des éléments à charge. Un seul exemple : à la page 15 de la réédition de son ouvrage (2010, en format poche) est évoquée une vidéo privée du couple Delay. Celle-ci, intitulée « TXM », représente des scènes d’exhibition et de sexe oral avec Thierry et Myriam et a été tournée le 4 avril 1999 au soir dans l’appartement familial du cinquième étage de la Tour du Renard. Pas un mot, dans ce passage du livre, sur la présence de Dylan (le dernier enfant de la fratrie qui n’avait pas encore trois ans à l’époque), observant les ébats de ses parents, et apparaissant dans le champ du caméscope.
A l’inverse, chez ceux et celles qui pensent que le dossier Delay et autres est loin de relever du néant juridique et que la vérité judiciaire ne coïncide pas avec la vérité tout court, on se réfère souvent au témoignage de l’expert psychologue Marie-Christine Gryson – Outreau la vérité abusée (Paris, Hugo & Cie, 2009), premier ouvrage hétérodoxe sur l’affaire – au documentaire du journaliste Serge Garde Outreau l’autre vérité (sorti en salles le 6 mars 2013) ou au livre de Jacques Thomet, un ancien de l’AFP : Retour à Outreau Contre-enquête sur une manipulation pédocriminelle (Saint-Denis, Kontre Kulture, 2013). Si, pour ma part, j’ai une opinion globalement positive des deux premières œuvres, il m’est difficile de taire mes réserves concernant celle de Jacques Thomet, quitte à rendre « Ronchonchons[8] » certains de mes lecteurs et lectrices. Certes, ledit ouvrage est le fruit d’un gros travail, il propose de nombreux documents en fac-similé et d’intéressants développements sur les dossiers périphériques à celui instruit par Fabrice Burgaud et Cyril Lacombe (les « Outreau bis »). Du reste, l’engagement de l’auteur en faveur des enfants victimes d’atteintes corporelles mérite le respect. Rien à redire là-dessus, mais, outre des erreurs de détail sur lesquelles je ne m’étendrai pas ici, Retour à Outreau tombe quelque peu dans des excès, diamétralement inverses à ceux caractérisant le livre de Florence Aubenas : à savoir, « pimenter » le dossier. Page 297 de son ouvrage, Jacques Thomet évoque le PV de retranscription d’une conversation au parloir de la prison de Longuenesse entre Thierry Delay, sa mère et sa sœur – qui s’est déroulée entre 15h23 et 16h15 le 20 juin 2001 – rédigé par Pierre Coulombel, commandant de police au SRPJ de Lille (21 juin 2001, 10h25, cote D1668). D’après l’auteur, il aurait été question de « cinquante cassettes pédophiles » lors de ladite conversation. Vérification faite, on y parle de « cinquante cassettes de porno », ce qui est totalement différent. En outre, les propos tenus contre Me Thierry Normand (bâtonnier de Boulogne-sur-Mer) et Me Célia Rofidal, les deux avocats mandatés par le Conseil général du Pas-de-Calais pour défendre les mineurs parties civiles durant l’instruction et au procès de Saint-Omer, qu’on nous présente quasiment comme des renégats, sont franchement injustes. Contrairement à ce qu’écrit Jacques Thomet (p. 203), le bâtonnier Normand a bel et bien évoqué les enfants victimes lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire le 25 janvier 2006 – le PV de la séance le prouve. Du reste, dans son ouvrage évoqué plus haut (p. 132), Mme Gryson a salué le travail de Me Rofidal et de Me Normand lors de leurs plaidoiries respectives du 23 juin en fin d’après-midi et du 24 juin 2004 en matinée. Aussi, je trouve quelque peu fatiguant de lire et d’entendre que ces deux avocats n’ont pas fait leur travail à Saint-Omer[9].
Terminons ce modeste billet par un souhait, même si cela peut relever du vœu pieux : d’un côté comme de l’autre, que tout le monde se calme et fasse en sorte que le procès de Rennes se déroule dans des conditions sereines et dans le respect de chacun. Cela devrait aller sans écrire, mais cela va mieux en l’écrivant !
Précision (11 juin 2015) : si Mme Aubenas n'évoque pas la présence de Dylan lors du tournage de la sex tape du couple Delay page 15 de la réédition de poche 2010, elle signale la présence de l'enfant (renommé Brian) page 191. Précision faite ici par souci d'honnêteté, même si l'ouvrage demeure globalement "à décharge". F.V.
[1] https://twitter.com/hubert8049
[2] Texte consultable ici :
[3] « 18 mai 2014 : Plaidoyer pour un appel à la raison dans l’affaire dite d’Outreau », p. 11.
[4] Ibid., p. 14.
[5] Mon intime conviction Entretiens avec François Broche, Paris, Pygmalion/Watelet, 1994, p. 33.
[6] Son texte, daté du 6 mai dernier, est consultable ici :
http://www.village-justice.com/articles/MEPRISE-Les-mensonges-Florence,19584.html
[7] La faiblesse des hommes Histoire raisonnable de l’affaire d’Outreau, Paris, Max Milo, 2013, p. 217-224.
[8] Clin d’œil à la sympathique chanson d’Alexis HK, dont voici le clip :
https://www.youtube.com/watch?v=H7XCC8ZYJlA
[9] Pour plus de détails, je renvoie le lectorat intéressé à mon analyse fouillée du livre de Jacques Thomet dans Justice criminelle : dossiers brûlants (Blois, Tatamis, 2014, p. 271-300).