C’était il y a trente ans. Nombre d’observateurs, sans doute, pensaient que l’affaire était pliée, que tout était résolu par cette « inculpation d’un mineur pénal » – Patrick Dils donc, qui était passé aux aveux le 28 avril 1987. On a vu ce qu’il en a été… Depuis le 25 avril dernier, la cour d’assises de la Moselle juge Francis Heaulme pour le meurtre de Cyril Beining et d’Alexandre Beckrich, commis entre 17 h 00 et 19 h 00 le 28 septembre 1986 à Montigny-lès-Metz ; le moins que l’on puisse dire, c’est que le déroulement dudit procès est jugé avec sévérité. « Que reste-t-il dans ce dossier sinon un fatras d’aveux, de revirements, de dénégations, d’accusations qui s’empilent et se contredisent, sinon la parole vagabonde de Francis Heaulme que l’on s’évertue à déchiffrer ? » s’interroge Julie Brafman, qui ajoute : « Finalement, cet étrange procès n’est plus qu’une mise en abîme, renvoyant sans cesse à la même question : peut-on encore juger un homme trente ans plus tard [1]? » De son côté, Stéphane Durand-Souffland évoque un « chaos », observant : « Des dizaines de témoins ont été cités à la barre. Mais l’émolliente conduite des débats par un président [Gabriel Steffanus] qu’on pourrait croire sous l’emprise de la camomille, et son calendrier décousu, fait de l’audience un fatras[2]. » M’intéressant à cette affaire depuis plusieurs années, je me permettrai de faire quelques observations ci-après.
Il a beaucoup été reproché aux avocats de Francis Heaulme –Mes Liliane Glock, Alexandre Bouthier et Stéphane Giuranna – de refaire le procès de Patrick Dils durant les deux premières semaines d’audience, et en particulier lors du témoignage de l’ancien apprenti cuisinier le 26 avril après-midi, en visioconférence[3]. Même critique formulée à l’égard de certains avocats des parties civiles (mais à un degré moindre) dont Me Dominique Rondu, conseil de Ginette Beckrich, grand-mère du petit Alexandre, « vétéran » de l’affaire puisqu’il est présent depuis octobre 1986. Que Patrick Dils ait fort peu goûté de se retrouver dans le rôle de « témoin-accusé », quinze ans et deux jours après son acquittement définitif par la cour d’assises du Rhône (Lyon, 24 avril 2002), cela se comprend fort bien. Mais il était difficile de ne pas évoquer sa place dans ce dossier maudit, et ses aveux précis, circonstanciés et détaillés (plan des lieux, pierres ayant servi à tuer les enfants, précision relative à Alexandre, « raide de peur » lorsqu’il a été tué, détail constaté par le médecin légiste). Aveux passés devant six personnes différentes en un mois (28 avril-29 mai 1987) avant rétractation, qui permettent de comprendre pourquoi deux cours d’assises (six magistrats professionnels + jury populaire) l’ont condamné par le passé, à Metz le 27 janvier 1989 (cour d’assises des mineurs de la Moselle) et à Reims le 29 juin 2001 (cour d’assises des mineurs de la Marne) – rappelons que jusqu’à la loi du 10 août 2011 les verdicts de cours d’assises n’étaient guère motivés.
Par ailleurs, je dois dire que je suis quelque peu agacé par la distinction un rien simpliste qui est faite depuis plusieurs jours au procès, entre les bons enquêteurs et les mauvais enquêteurs (n’y voyez pas, amis lecteurs, une plaisanterie inspirée d’un sketch culte des Inconnus). Les bons étant les hommes de la section de recherches de la gendarmerie de Metz et le maréchal des logis Jean-François Abgrall – qui a arrêté Heaulme le 7 janvier 1992 à Bischwiller (Alsace) – penchant pour une implication du tueur dans le double meurtre, les mauvais étant les enquêteurs du SRPJ de Metz, dirigés à l’époque par l’inspecteur Bernard Varlet, partis sur la piste Dils. La vérité est que les uns et les autres, tout en ayant une lecture différente du dossier, ont effectué un gros travail et en toute bonne foi. Lors de son témoignage le 11 mai au matin, le lieutenant-colonel Laurent Iltis a longuement évoqué ses investigations, entre autres : réquisition du millier de photos prises par la presse locale à l’époque, 151 personnes interrogées, requête auprès de la SNCF pour retrouver un wagon avec empreinte de main ensanglantée, examen de la base des photos satellites ; résultat : « chou blanc [4]». La faute à l’enquête initiale, celle des sept premiers mois ? Ce serait aller un peu vite en besogne de parler d’un travail bâclé de la part de la police. Bernard Varlet l’a rappelé : des dizaines de suspects placés en garde à vue (49, précisément), « près de 800 procès-verbaux[5] », ce qui n’est tout de même pas rien. Quant aux aveux de Patrick Dils qui auraient été passés « dans des conditions troubles », pour reprendre l’expression d’une journaliste suivant le procès[6], Mme Yvette Vilvert, qui présidait la cour d’assises du Rhône ayant acquitté Patrick Dils, a été très claire : « Je ne pense pas une seconde que les hommes de l’inspecteur Varlet aient usé de méthodes déloyales. C’est Patrick Dils qui a convaincu tout le monde de sa culpabilité. N’oublions pas qu’il a eu de multiples occasions de se rétracter. Après la garde à vue, il avoue au juge – une jeune femme pas franchement terrorisante – il recommence devant les psychologues. Il ne crie pas son innocence dans les lettres qu’il écrit à sa famille. Alors quoi ? J’ai retourné cent fois cette question et j’arrive à la conclusion que Patrick Dils a passé des aveux spontanés parce qu’il s’était construit un film dans sa tête. Adolescent plutôt mal dans sa peau, il aurait voulu se valoriser, être le héros d’un de ces scénarios catastrophes dont il raffolait en vidéo. Les enquêteurs s’intéressant à ses dires, il en a rajouté[7]. »
Un mot sur Jean-François Abgrall, venu témoigner le 9 mai au procès, durant quatre heures. Incontestablement, on ne saurait nier son rôle dans l’arrestation de Francis Heaulme, et dans la reconstitution du puzzle criminel commencé le 5 novembre 1984 et achevé le 5 janvier 1992 (dates des premier et dernier crimes commis par l’intéressé). Ceci dit, sa méthode n’est pas exempte de critiques. Devant la cour d’assises de la Dordogne jugeant Francis Heaulme pour le viol et le meurtre de Laurent Bureau, appelé au 5e régiment de chasseurs âgé de 19 ans, commis le soir du 8 mai 1986 près du gymnase Bertran-de-Born, à Périgueux, les avocats du co-accusé, Didier Gentil (Mes Luc Febbraro et Henri Juramy) n’ont pas ménagé le gendarme, pointant du doigt les PV d’audition de Heaulme : « toutes les questions qui lui avaient été posées par le commandant Abgrall contenaient les éléments de réponse sollicités[8] » Verdict le 5 avril 1997, vers une heure du matin : double acquittement – « chou blanc », aurait dit l’OPJ Iltis. Dans un autre dossier, le meurtre de l’agriculteur Jean-Joseph Clément, commis à Bédarrides (Vaucluse) le 7 août 1989, le juge d'instruction près du Tribunal de grande instance de Reims (Marne), Alain Schricke, a rendu le 14 décembre 2002 une ordonnance de non-lieu de 14 pages en faveur de Francis Heaulme, malgré ses aveux – ordonnance dans laquelle il épingle Jean-François Abgrall, pointant son omniprésence lors des interrogatoires : « certains éléments amènent à se poser certaines questions quant aux circonstances réelles dans lesquelles il a été entendu par les services de gendarmerie[9] » Alors, faut-il imaginer que dans l’affaire de Montigny-lès-Metz, Heaulme a dit au gendarme ce qu’il avait envie d’entendre[10] ? Difficile de l’affirmer, en l’état : tout en niant son implication, le « routard du crime » a largement contribué à alimenter la chaudière accusatoire par ses déclarations diverses et variées sur le drame[11] – ce qui semble faire de cet homme au faible QI (évalué à 60 ou 90 selon les experts) un fieffé manipulateur.
Gageons que le verdict du 18 mai prochain, quel qu’il puisse être, ne constituera sans doute pas le point final à toute cette histoire commencée un soir de septembre 1986 dans une ville qui se serait certainement passée d’une telle notoriété.
[1] Article consultable ici :
http://www.liberation.fr/france/2017/05/11/proces-heaulme-vous-vous-moquez-de-la-justice_1568937
[2] « Le procès Heaulme, symbole des errements de la justice », Le Figaro, 13-14 mai 2017, p. 15. « Emolliente », concrètement le journaliste estime que le président Steffanus amollit les débats par sa manière de mener les audiences. Ce n’est certes pas un compliment !
[3] Pour l’anecdote, bien avant l’apparition officielle du nom de Francis Heaulme dans le dossier (PV du 24 octobre 1997 dressé par le gendarme Jean-François Abgrall) Patrick Dils y faisait référence afin de se disculper : « Sans doute, Dils avait-il suggéré à ce sujet dans une lettre du 12 novembre 1994 l’éventualité d’une piste Heaulme, à partir d’un article du Républicain lorrain du 26 août 1992 indiquant que celui-ci se trouvait à Metz au moment des faits et qu’il “squattait les trains en voie de garage”. À quoi s’ajoutait qu’il aurait tué un agriculteur de 60 ans dans le Vaucluse “à coups de pierre comme les enfants” » notait feu Jean Favard, ancien magistrat à la Cour de révision (Quelques affaires retentissantes Seznec, Dominici, Dils, Raddad Les révisions en question, Paris, Riveneuve éditions, 2011, p.130). C’était à l’époque de la deuxième demande de révision du procès de janvier 1989, rejetée par la commission de révision des condamnations pénales le 28 novembre 1994 (arrêt d’une page reproduit dans le même ouvrage en fac-similé, p. 280). Lors de sa plaidoirie au procès de Lyon, Me Patrice Buisson, avocat de la famille Beining, a indiqué que « cette théorie avait été avancée par... la marraine de Patrick Dils car Heaulme, lui aussi, était Lorrain » (Marc Metdepenningen, « L’avocat général pourrait demander l’acquittement Trois pierres qui confondent Dils », Le Soir, 23 avril 2002, p. 6).
[4] Consulter le compte-rendu d’audience de Pascale Robert-Diard :
http://prdchroniques.blog.lemonde.fr/2017/05/11/au-proces-heaulme-sisyphe-enqueteurs/
[5] Propos recueillis par Nicolas Bastuck, « Bernard Varlet, ex-directeur d’enquête : “J’ai la conscience tranquille” », Le Républicain lorrain, 27 juin 2000, p. 22.
[6] Louise Colcombet, « “Je ne suis pas un mauvais flic ” », Le Parisien, 5 mai 2017, p. 16 (compte-rendu de la déposition de M. Varlet, le 4 mai en fin d’après-midi/début de soirée, au procès de Metz).
[7] « Yvette Vilvert : “Les aveux de Dils me hantent encore” », Le Figaro, 27 avril 2004, p. 9. La magistrate honoraire, aujourd’hui âgée de 81 ans, a refusé de venir au procès Heaulme, au nom du devoir de réserve (information donnée par le président Steffanus en fin de matinée, audience du 12 mai).
[8] Me Febbraro, dans le chapitre consacré au procès dans la deuxième édition du livre de souvenirs de son confrère Me Juramy : Avocat de l’Extrême II, Toulon, éditions du Fil rouge, 2007 p. 148. J’ai également évoqué ce douloureux procès dans mon dernier ouvrage : Coulisses judiciaires, Janzé, Coëtquen Editions, 2017, p. 62-65.
[9] Cité par la défense, le magistrat est venu s’expliquer à la barre le 28 avril dans l’après-midi. Le rôle de l’OPJ Abgrall a de nouveau été évoqué.
[10] A propos de ses déclarations à Jean-François Abgrall, comme quoi il aurait vu le corps des deux enfants en repassant sur le talus, il a répondu à un capitaine du SRPJ de Nancy, en août 1999 : « Je lui ai dit ça pour lui faire plaisir. Je ne savais pas qu’il allait le rapporter. Il pose des questions et il insiste. Alors, j’invente. »
[11] Comme l’a rappelé Stéphane Durand-Souffland dans sa synthèse des premières semaines d’audience (« Le procès Heaulme, symbole des errements de la justice », article cité).