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Billet de blog 20 juin 2015

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Chasse aux juges d'instruction : halte au feu !

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Cela n’aura échappé à personne ces derniers temps : c’est à nouveau l’hallali contre les juges d’instruction, suite au procès de Daniel Legrand fils devant la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine (19 mai/ 5 juin) et au verdict de la VIe chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Lille relatif à l’affaire du Carlton (12 juin). Acquittement dans le premier cas, douze relaxes dans le second – dont celle du prévenu vedette : Dominique Strauss-Kahn.

« Outreau La revanche du juge Burgaud », indiquait en Une Le Nouveau Détective dans son édition (n° 1706) datée du 27 mai dernier, faisant référence au procès de Rennes… Plus gonflé que ça, je m’envole : en fait de revanche, ce fut surtout l’occasion de taper à nouveau sur le travail du premier magistrat instructeur du dossier Delay et autres[1]. Certes, d’autres ne se sont pas aventurés sur ce terrain : lors de son témoignage le 28 mai au matin, le commissaire François-Xavier Masson (ancien directeur d’enquête au SRPJ de Lille) a parlé de « réunions de synthèse », de « relations normales » avec le juge,  bien qu’ils aient été parfois « en conflit[2] », et qu’ils avaient une vision différente du dossier. Et quand un avocat du fils Legrand (Me Julien Delarue, semble t-il) lui a demandé si son enquête n’apparaissait pas comme « une moins value » par rapport à une instruction « exclusivement à charge », l’OPJ a répondu qu’il n’en savait rien[3]. Dans leurs plaidoiries, les avocats des parties civiles (Me Yves Monneris et Léon-Fef Forster ont plaidé pour Chérif et Dimitri Delay le 3 juin après-midi, Me Sylvain Cormier et Patrice Reviron pour Jonathan le 4 juin au matin) ont souligné que l’instruction de M. Burgaud n’avait tout de même pas que des défauts. De son côté, l’avocat général Stéphane Cantero n’a pas chargé la barque, évoquant un magistrat instructeur de bonne foi qui a fait ce qu’il a pu (réquisitoire du 4 juin débuté vers 14 h 00, et d’une durée de deux heures[4]) – même si il ne l’a pas ménagé lors de son témoignage en visioconférence le 22 mai après-midi. Rappelons, pour ceux et celles qui l’auraient oublié, que les travaux de l’IGSJ (Inspection Générale des Services Judiciaires) – 360 pages de comptes-rendus + un rapport de 150 pages daté du 9 juin 2006 – et les audiences devant le CSM (Conseil Supérieur de la Magistrature) du 2 au 6 février 2009[5] avaient déjà révélé une réalité autrement plus nuancée et complexe que la vision noircie à outrance et livrée au public en 2004/2005.

Quitte à faire des piqûres de rappel, il faut se souvenir aussi de ce que nous pouvions lire dans la presse il n’y a pas si longtemps que cela, concernant les magistrats instructeurs du dossier dit « du Carlton ». Dans un article de Gabriel Thierry pour Le Figaro daté du 20 février 2012, il est indiqué que « Stéphanie Ausbart est une crack qui a réussi à la fois le concours des commissaires de police (5e au concours externe) et la magistrature », Mathieu Vignau est réputé « pédagogue, impartial et respectueux » ; quant à la plus jeune, Ida Chafaï, c’est « une spécialiste des affaires financières » membre du Syndicat de la Magistrature et qui « a déjà l’expérience des dossiers sensibles[6] ». Trois mois plus tôt, le 10 novembre 2011, Le Parisien parlait d’un « trio réputé efficace et expérimenté », et citait les opinions d’avocats chevronnés, Me Blandine Lejeune et Franck Berton (mais oui, nos vieilles connaissances du dossier outrelois) sur Mme le juge Ausbart : pour la première, elle est « pugnace et intelligente », « neutre et attentive aux droits de la défense », pour le second, c’est une magistrate « sérieuse » « compétente », qui « maîtrise parfaitement son dossier[7] » – mentionnons ici que Me Berton est le défenseur de Francis Henrion, ex-directeur du Carlton (et futur relaxé du verdict du 12 juin).

Oui, mais voilà, patatras : plus de trois ans ont passé, la VIe chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Lille a rendu une décision qui infirme largement l’ordonnance de renvoi. Résultat : le « trio réputé efficace et expérimenté » est sans la moindre nuance transformé en un ersatz judiciaire des Charlots ou des Pieds Nickelés, qui aurait voulu substituer le Code moral au Code pénal – il aurait même été dit de Stéphanie Ausbart qu’elle avait « la Bible comme code[8] ». Et – vieille chanson qu’on croirait sortie d’un disque rayé jeté aux encombrants – on réclame à nouveau la suppression de la fonction de juge d’instruction.

Entendons-nous : il ne s’agit pas de s’inscrire en faux contre le verdict du TGI de Lille, ni d’affirmer que le travail des magistrats instructeurs du dossier Carlton était exempt de reproches. Mais l’exécution médiatique de ces trois auxiliaires de justice n’est guère plus respectable que celle subie par Dominique Strauss-Kahn en 2011/2012. Aussi, Me Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris et représentant le Mouvement du Nid (luttant contre les causes et les conséquences de la prostitution, partie civile dans le dossier), a-t-il eu parfaitement raison d’écrire : « Les juges d’instruction de l’affaire du Carlton ont instruit sous le contrôle des avocats des mis en examen et des parties civiles constituées à l’époque, du Procureur de la République, de la Chambre de l’Instruction de la Cour d’appel de Douai […] Il est trop facile aujourd’hui de tirer sur l’instruction (l’ambulance judiciaire) en étant frappé d’amnésie malveillante ou à raison d’une méconnaissance du processus de fabrication d’une ordonnance de non-lieu ou de renvoi devant une juridiction de jugement[9]. » Et dans le JT de 20 heures sur France 2 du 12 juin, Jacques Martinon (membre de l’Association française des magistrats instructeurs) a rappelé à juste titre que « le juge n’est pas un juge de la culpabilité » : « Il se contente, et c’est déjà beaucoup, d’enquêter, de rechercher la vérité, et après il analyse le dossier pour renvoyer éventuellement cette affaire devant un tribunal. Mais le juge d’instruction n’est pas un juge qui condamne[10]. » Le fait est que si plusieurs magistrats (juges d’instruction, présidents d’un tribunal correctionnel ou d’une cour d’assises, etc.) peuvent avoir une lecture différente d’un dossier, cela ne signifie pas de manière systématique que les uns sont tous des cracks et les autres exclusivement des bras cassés[11].

Faut-il sacraliser les juges d’instruction ? Non, bien sûr. Mais, comme je l’ai déjà indiqué naguère, supprimer cette fonction ne saurait être considéré comme un antidote pour soigner les maux de la justice française.

Voici quelques références documentaires, en guise de complément.

Le texte de la feuille de motivation du verdict de la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine :

http://www.leparisien.fr/faits-divers/proces-d-outreau-les-motivations-d-un-verdict-d-acquittement-05-06-2015-4836577.php

Les motivations du verdict de la VIe chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Lille :

http://fr.scribd.com/doc/268488498/Motivations-Carlton#scribd

Les principaux extraits du discours prononcé par le président Jean-Yves Monfort, le 12 janvier 2006, pour la rentrée solennelle du Tribunal de Versailles :

http://www.maitre-eolas.fr/post/2006/01/31/278-le-discours-de-rentree-du-president-montfort

Doyen des juges d’instruction de Nice, Christian Guéry s’est également livré à une intéressante analyse dans le chapitre VIII de son livre Justices à l’écran (Paris, PUF, 2007, p. 187-216) chapitre centré autour du film L’ivresse du pouvoir de feu Claude Chabrol (2006). Par ailleurs, ce magistrat est l’auteur d’un texte de justice-fiction tout à fait percutant, publié dans Le Monde du 27 janvier 2006 (p. 20 : « Outreau : un autre scénario »), consultable ici en PDF :

http://www.observatoire-justice.fr/redacteur/pieces/outreau_autre_scenario.pdf


[1] Compte-rendu d’audience de Charlotte Piret, relatif au témoignage de M. Burgaud en visioconférence le 22 mai dernier :

http://www.franceinter.fr/article-de-dossier-le-proces-de-linstruction

[2] Suite aux révélations du fils Legrand sur le meurtre supposé d’une fillette à la Tour du Renard en janvier 2002, le SRPJ aurait souhaité interroger Myriam Badaoui, mais cela ne s’est pas fait.

[3] Présent lors de la journée d’audience du 28 mai, j'ai pu constater par moi-même la modération du témoignage du commissaire Masson, qui est tout à son honneur.

[4] Deux comptes-rendus d’audience de Charlotte Piret, relatifs aux plaidoiries des parties civiles et au réquisitoire de M. l'Avocat général :

http://www.franceinter.fr/article-de-dossier-derniers-experts

http://www.franceinter.fr/article-de-dossier-ils-plaident

[5] Compte-rendu d’audience du CSM par Stéphane Arteta, 4 février 2009 :

http://chroniquesjudiciaires.blogs.nouvelobs.com/archive/2009/02/04/burgaud-la-chancellerie-se-prend-une-claque-devant-le-csm.html

[6] Article consultable ici :

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/02/20/01016-20120220ARTFIG00656-carlton-ces-juges-qui-attendent-dsk.php

[7] Voir l’article sur le site du quotidien :

http://www.leparisien.fr/lille-59000/stephanie-ausbart-une-magistrate-pugnace-10-11-2011-1712187.php

[8] Cité par Dominique Simonnot, « Trio bravo », Le Canard enchaîné, 17 juin 2015, p. 8.

[9] Texte consultable ici :

http://blogs.rue89.nouvelobs.com/oh-my-code/2015/06/13/non-le-proces-du-carlton-na-pas-ete-un-fiasco-judiciaire-234677

[10] Extrait du JT de France 2 (12 juin) :

http://www.francetvinfo.fr/faits-divers/affaire/affaire-du-carlton/affaire-du-carlton-un-fiasco-pour-l-instruction_949011.html

[11] Mathieu Vignau en sait quelque chose, lui qui a été assesseur suppléant au procès « Outreau 1 » à Saint-Omer. Voici la dernière phrase de son compte-rendu d’entretien avec l’IGSJ (8 mars 2006 ; à l’époque il était juge placé auprès du premier président de la Cour d’Appel de Douai), page 3 : « M. Vignau précise qu’avec les jurés supplémentaires, sans connaître la décision de la cour d’assises de saint-Omer, (sic) il avait organisé un délibéré parallèle, qui avait abouti à une décision pratiquement identique à celle de la cour, y compris dans le quantum des peines. » En clair : dix condamnations, sept acquittements. Comme chacun sait, la cour d’assises d’appel de Paris a exprimé un avis différent (six acquittements définitifs). Cela n’a pas empêché Me Berton de mettre au crédit de M. Vignau sa participation au procès s’étant déroulé devant la cour d’assises du Pas-de-Calais (voir l’article du Parisien du 10 novembre 2011, précité).

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