Il y a un peu plus de deux semaines, le 16 octobre, les médias n’ont pas manqué de faire des gorges chaudes à l’occasion du trentième anniversaire de l’enlèvement et assassinat du petit Grégory Villemin, crime sans coupable à ce jour sur le plan judiciaire. Si je me décide à prendre la plume sur cette affaire « qui rend fou » – expression de la journaliste dijonnaise Valérie Antoniol qui l’a suivie de 1987 à 1993, et aujourd’hui en retraite – ce n’est pas pour jouer au Cluedo ou défendre une thèse X ou Y, mais pour livrer quelques réflexions qui, précisons-le, n’engagent que moi.
Le Corbeau a fait des émules : à côté du personnage malfaisant et anonyme qui a persécuté la famille Villemin à partir de septembre 1981, on ne compte plus les prétendus justiciers qui ont pris la plume durant cette affaire, (in) dignes prédécesseurs de ceux qui sévissent de nos jours sur les réseaux sociaux. Que penser de ce Roannais qui dans une lettre datée du 14 novembre 1985 et adressée au juge Lambert, qualifiait Christine Villemin de « vermine » « qui mérite la guillotine » ? Ou de cette dame ou supposée telle résidant à Sceaux (Hauts-de-Seine) qui réclamait la potence pour un enquêteur, le commissaire Jacques Corazzi du SRPJ de Nancy (lettre adressée à la journaliste Marie-France Bezzina datée du 17 octobre 1990) ? Bien d’autres protagonistes de l’affaire ont reçu des menaces de mort, dont les deux magistrats instructeurs Jean-Michel Lambert et Maurice Simon, et le président de la Cour d’assises de la Côte d’Or Olivier Ryssen durant le procès de Jean-Marie Villemin à Dijon… visiblement, dans notre pays, il y avait nombre d’esprits dérangés qui avaient du temps à tuer – à défaut de pouvoir tuer tout court.
Des interprétations politiques hors de propos : Christine et Jean-Marie Villemin, défendus par feu Me Henri-René Garaud, co-fondateur et conseiller juridique de l’association Légitime Défense, clairement marquée à droite et favorable à la peine de mort. La famille Laroche, défendue par Me Gérard Welzer, socialiste et président de la Ligue des Droits de l’Homme dans les Vosges, et par Me Paul Prompt, ancien résistant FTP et avocat de la CGT. La droite contre la gauche ? Un raccourci un peu facile et peu convaincant, et l’arrêt de la Chambre d’Accusation de la Cour d’Appel de Dijon du 3 février 1993 n’a pas tort de parler de « critères politiques semblant sans rapport avec la réalité » (p. 18). A dire vrai, il y avait des personnes aux sensibilités identiques qui pouvaient fort bien exprimer un avis différent sur l’affaire. Exemple concret : deux journalistes, Serge Garde (L’Humanité Dimanche) et Marcel Trillat (Antenne 2) ont, indépendamment l’un de l’autre, reconstitué, chronométrage à l’appui, le scénario criminel incriminant pour le premier Bernard Laroche, pour le second Christine Villemin. Serge Garde a conclu à l’impossibilité dudit scénario[1] – il y manque deux minutes selon lui – le second à la fragilité de la version incriminant la mère, qui aurait dû bénéficier d’une chance miraculeuse pour pouvoir commettre le crime[2]. Précision : les deux journalistes sont l’un comme l’autre connus pour leurs sympathies communistes.
Jean-Michel Lambert, un bouc émissaire bien commode : compte tenu des innombrables tartines de fiel qu’il a dû avaler, celui qu’on a appelé « le petit juge » a eu de quoi frôler l’indigestion. A son sujet, on a souvent repris l’expression sévère de feu Jacques Kohn, avocat général au procès de Jean-Marie Villemin, qualifiant le premier magistrat instructeur de « mémorable funambule de la pensée » (réquisitoire du 14 décembre 1993). Curieusement, on oublie souvent le jugement rendu par le Tribunal de Grande Instance de Paris le 20 novembre 2002, déboutant les Villemin de leurs poursuites contre le magistrat : on y observe que celui-ci ne représentait pas le service public de la justice à lui tout seul[3], et que ses erreurs ont été globalement compensées par des garanties procédurales. Sur l’instruction certes imparfaite de Jean-Michel Lambert, les gaffes et approximations fleurissent. Un exemple récent : dans un livre intéressant et qui ne lui est pourtant pas défavorable, il est écrit que le magistrat a notifié son inculpation à Christine Villemin le 5 juillet 1985… alors qu’elle était hospitalisée à la clinique de la Roseraie, à Épinal[4] ! Énorme confusion avec la notification du résultat des expertises en écriture qui l’incriminaient à la mère de Grégory lors de son hospitalisation dans ladite clinique, le 25 mars de la même année. Christine Villemin s’est souvent plainte du premier magistrat instructeur ; se serait-il acharné sur elle ? Jean-Michel Lambert s’en est défendu, bien sûr[5], et la maman inculpée a elle-même arrondi les angles dans un entretien accordé à Denis Taranto pour Paris Match. Relatant son interrogatoire du 20 février 1986, elle a indiqué : « Il ne m’a pas semblé aussi sévère que les dernières fois, il était plus détendu. […] Il était détendu, souriant. Pendant une demi-heure, ça a été sérieux. On a parlé des expertises : les pneus c’est bon pour moi, les chaussures aussi. Mais je n’avais pas besoin de ça pour savoir que je n’étais pas près de la Vologne le jour du drame. C’était la première fois où c’était plus relaxe. A la limite, il ne manquait plus que le thé et les gâteaux secs[6] ! »
Enfin, cette sombre histoire a été l’occasion d’un véritable festival de petites phrases, attribuées à tort ou à raison à tel ou tel protagoniste de l’affaire. Ainsi Christine Villemin aurait-elle déclaré : « Quand j’étais petite, je détestais les poupées : je les jetais dans la rivière ! » Des poupées, elle serait passée à son fils : la ficelle est un peu grosse, bien entendu. En fait, tout cela ne serait que l’adaptation très libre – trop, sans doute – d’une anecdote relatée par la mère de la jeune femme, Madame Châtel, à une rédactrice de l’hebdomadaire Elle en mars 1985 : « un jour elle a attrapé le coq de la basse-cour familiale qui piquait sans cesse la tête et les jambes de sa sœur Chantal et l’a jeté dans une fosse à purin voisine[7] » Mais j’ai gardé le meilleur (ou le pire, c’est selon) pour la fin. On se souvient que lors de son témoignage au procès de Dijon le 10 novembre 1993, le reporter de Paris Match Jean Ker a affirmé avoir entendu Bernard Laroche tonner devant lui : « Les salauds de Villemin, ils ont payé pour ce qu’ils ont fait. » Cela se serait déroulé neuf jours après la mort de Grégory, le 23 octobre 1984, lors de leur première rencontre (fortuite) dans la maison de Louisette Jacob, tante de Bernard Laroche, à Aumontzey. Coup de théâtre, accusation tardive, a-t-on dit à l’époque. Bien sûr… mais je ferai observer que Jean Ker avait déjà parlé de cette rencontre à deux de ses confrères du Parisien, Bernard Groslier et Catherine Tardrew, qui y avaient ensuite fait référence dans leur ouvrage, le tout premier sur l’affaire… paru en juin 1985. Et quelles étaient alors les paroles prêtées à Bernard Laroche ? Voici : « Oh, les Villemin ! Ils ont pas toujours été parfaits… Y aurait des choses à dire[8]… » Étrange, tout de même, c’est un peu comme si on voulait repasser le même plat à huit ans d’intervalle, mais y ajoutant du piment : de « pas toujours parfaits », nous sommes passés à une expression bien plus radicale : « Les salauds ». Et les propos attribués en novembre 1993 au premier inculpé du dossier ressemblaient dès lors au vocabulaire du Corbeau lors de ses appels téléphoniques.
Voilà ce que je souhaitais écrire sur cette affaire qui rend fou, qui a bouleversé moult existences – « un interminable cauchemar humain, policier et judiciaire », écrivait récemment Jean Chichizola dans Le Figaro[9]. Comment lui donner tort ?
N. B : Jean-Michel Lambert, en retraite depuis le 8 septembre dernier, a récemment publié un ouvrage aux éditions du Cherche-midi : De combien d’injustices suis-je coupable ? Un chapitre y est consacré à Bernard Laroche :
Par ailleurs, L’Est républicain a édité un hors série sur l’affaire ce mois d’octobre, dont je recommande vivement la lecture :
http://www.estrepublicain.fr/faits-divers/2014/10/02/affaire-gregory-les-coulisses-d-un-desastre
[1] Serge Garde, Affaire Grégory Autopsie d’une enquête, Paris, Messidor, 1990, p. 136-137. La contre-enquête du journaliste est parue dans L’Humanité Dimanche de la semaine de Noël 1984.
[2] Dans son livre Le crime à l’écran Le fait divers à la télévision française (1950-2010) (Paris, Nouveau Monde éditions, 2010) mon ancienne camarade d’université Claire Sécail (désormais chercheuse au CNRS), précise que le reportage télévisé de Marcel Trillat sera même versé au dossier de l’instruction et utilisé comme pièce à conviction au procès de Jean-Marie Villemin. L’ouvrage est une adaptation de sa thèse de doctorat d’Histoire contemporaine (sous la direction de Christian Delporte) soutenue le 11 octobre 2007 à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
[3] Au moment de la clôture de l’instruction du juge Lambert, les journalistes Evelyne Fallot et Sophie Grassin ont recensé dans L’Express du 12 septembre 1986 les cinq erreurs de l’enquête, imputables d’après elles au magistrat mais aussi au capitaine Etienne Sesmat et à ses hommes de la gendarmerie de Bruyères. L’article a été repris dans L’Express Grand Format n° 10 intitulé Les grands criminels qui ont fait trembler la France, paru à l’été 2014 (« Pourquoi la Vologne a gardé son secret », p. 46-49).
[4] Jean Christaki de Germain, Les Damnés de la presse Léchés, lâchés, lynchés, Monaco, éditions du Rocher, 2014, p. 37. Le livre a été préfacé par le journaliste André Bercoff.
[5] On consultera à ce sujet son entretien paru dans L’Express du 2 janvier 1987, « Les confessions du juge Lambert », propos recueillis par François Mattei :
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/fait-divers/les-confessions-du-juge-lambert_794946.html
[6] « Christine : “Chaque nuit je parle à Grégory et je lui demande de m’aider” », Paris Match, 7 mars 1986, p. 48. La jeune femme fait référence aux traces de pneus ZX de calibre 135×14 (que l’on trouve sur les véhicules Renault ; Christine Villemin possédait une R 5 à l’époque) et à l’empreinte de chaussure de femme relevées à proximité du lieu privilégié à Docelles. Ces éléments figuraient dès le 17 octobre 1984 dans le PV de synthèse du capitaine Sesmat (cote D 2, feuillet 3). Photos d’identité judiciaire n° 10 et 11 pour les traces de pneus, n° 13, 14 et 18 pour la trace de talon de chaussure. Les traces de pneus seront répertoriées comme étant la troisième charge contre Christine Villemin, l’empreinte de chaussure comme la deuxième dans le total de 25 charges relevées par l’arrêt de la Chambre d’Accusation de la Cour d’Appel de Nancy (9 décembre 1986) renvoyant l’intéressée aux assises. Pour la réfutation de ces deux charges, consulter l’arrêt de non-lieu n° 32/93 de la Chambre d’Accusation de la Cour d’Appel de Dijon du 3 février 1993 (p. 29-30).
[7] Laurence Lacour, Le Bûcher des innocents, Paris, Plon, 1993 (première édition), p. 421. La citation relative aux poupées jetées dans la rivière est datée du 24 janvier 1985 dans le numéro spécial très documenté édité fin 1985 par L’Est républicain : Grégory : à quand la vérité ? L’affaire de A à Z (voir la rubrique : « Les grandes répliques »). Ce supplément peut être téléchargé gratuitement ici :
http://www.republicain-lorrain.fr/actualite/2014/10/10/fin-1985-un-supplement-entier-consacre-a-l-affaire
[8] Grégory Le mystère du Corbeau de la Vologne, Paris, Carrère/Michel Lafon, 1985, p. 153.
[9] « Hantés par l’affaire Grégory », Le Figaro, 17 octobre 2014, p. 17.