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Billet de blog 22 octobre 2024

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Je baisse, j’éteins, je décale... oui, mais quand ?

[Rediffusion] Si vous êtes un consommateur d’électricité un tantinet soucieux de l’intérêt général, vous avez sûrement pris l’habitude de programmer votre machine à laver en pleine nuit… c’est vertueux pour le porte-monnaie, mais aussi pour l’environnement. Enfin, ça l’a été… car l’arrivée massive des énergies renouvelables pourrait changer ce paradigme bien ancré dans les habitudes des Français.

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Souvenez-vous : je baisse, j’éteins, je décale. On l’a entendue, cette rengaine, répétée en boucle sur tous les supports de communication possibles. C’était à l’hiver 2022-2023. A l’époque, si cette campagne de communication fleurit, c’est en raison d’un aléa industriel découvert quelques années plus tôt sur les tuyauteries des centrales nucléaires d’EDF. Des micro-fissures, de la corrosion sous contraintes dans le jargon des ingénieurs, qui nécessitent un arrêt des réacteurs touchés pour être réparées. Et, si la standardisation du parc nucléaire français a (souvent) été un avantage, en cas d’aléa de ce type, elle se révèle être un inconvénient certain… puisque la plupart des réacteurs de l’électricien national vont être touchés.

Schizophrénie publicitaire

Je baisse, j’éteins, je décale. Paradoxale, cette antienne, à l’heure du consumérisme à outrance. Au milieu des réclames qui nous incitent à acheter, acheter, acheter, il faudrait mettre la pédale de frein sur notre consommation d’électricité. Dans le monde capitaliste qui est le nôtre, partout, tout le temps, on nous inculque ad nauseam les bienfaits de la consommation : ça augmente le PIB et les recettes de l’État, ça crée des emplois, ça comble nos besoins, tous nos besoins, ça rend la vie plus belle, plus facile, plus simple, plus heureuse en quelque sorte. Et tout ça, (presque) sans aucune contrepartie néfaste, officiellement. Mais pas là. Pas pour l’énergie électrique. Étonnant.

Finalement, c’est aussi schizophrène que la petite phrase L’énergie est notre avenir, économisons-là, qui accompagne depuis toujours les publicités des énergéticiens, souvent cachée dans un coin, en police 10. TotalEnergies fait des pub pour vendre toujours plus de produits pétroliers, mais demande dans ces mêmes pub de ne pas (trop) en acheter. Étonnant.

Mais revenons à l’hiver 2022-2023. Aucun soupçon de greenwashing dans les messages du gouvernement : le branle-bas de combat doit être réel, pas comme dans les pub de TotalEnergies. En raison des nombreuses centrales nucléaires à l’arrêt cet hiver-là, il y a un risque sérieux de manque de production électrique, en cas de grand froid par exemple, et, comme l’énergie électrique ne se stocke pas (ou très peu), un risque de coupure chez le consommateur… voire dans le pire des cas d’incident généralisé (nom technique du black-out national).

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Production électrique annuelle en France métropolitaine, nucléaire et hors nucléaire. © Valentin Bouvignies

Il faut donc baisser, éteindre, décaler. Et la communication gouvernementale vient préciser ces vagues injonctions : il faut, entre autre, décaler « l’utilisation des appareils électriques en dehors des heures de pointe (8h-13h/18h-20h) ». Soit, ça paraît être du bon sens. Les plus vertueux d’entre-nous auront gardé l’habitude de lancer leurs machines à laver ou leurs lave-vaisselles juste avant d’aller se coucher, voire de les programmer en pleine nuit.

Une pratique héritée des contrats de fourniture d’électricité dits « heures pleines / heures creuses », l’idée révolutionnaire de feu Marcel Boiteux, ancien PDG d’EDF et ancêtre de la tarification dynamique. Pour la majorité des 15 millions d’usagers ayant souscrit ce type de contrat, les heures creuses ont lieu uniquement la nuit, entre 20h et 8h du matin. Une manière efficace de nous inciter à consommer notre électricité à d’autres moments qu’en pleine journée.

Double effet vertueux

Car, l’électricité ne se stockant pas, en cas de consommation importante, il faut mettre en route les centrales électriques pour répondre en temps réel à cette demande. Préséance économique oblige, on allume d’abord les centrales au coût de production faible (les centrales nucléaires), puis celles au coût un peu plus élevé (l’hydraulique de lac, le fioul), et enfin, si vraiment la consommation est élevée, les centrales les plus chères (centrales au gaz). Les moyens de productions fatals (solaire, éolien, hydraulique au fil de l’eau) sont, eux, inclus automatiquement au mix énergétique.

Et, dieu soit loué, le hasard (mais est-ce vraiment le hasard ?) a voulu que la préséance économique, en France, suive plus ou moins la préséance écologique, tout du moins en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre : les centrales les plus chères sont également celles qui participent le plus au réchauffement climatique.

Par conséquent, en limitant au maximum les pointes de consommation, on limite également le recours aux centrales chères et polluantes : double effet vertueux. Il faudrait donc décaler au maximum notre consommation la nuit, pour le porte-monnaie et pour l’avenir de la planète. Fin de l’histoire.

Le marché comme indicateur de la tension d’approvisionnement

Fin de l’histoire ? Approfondissons un peu. Il existe un marché de gros de l’électricité, qui, en France, est géré par la société EPEX Spot depuis 2008. C’est une bourse où s’échangent des volumes d’énergie électrique (des MWh électriques) pour une livraison le lendemain (des produits spot dans le jargon financier). Grâce aux offres des différents producteurs, et aux demandes des différents consommateurs, la loi du marché fixe l’équilibre offre-demande et un prix, heure par heure. La courbe de prix du MWh électrique sur le marché français est représentée ci-dessous pour la journée du mardi 4 septembre 2018.

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Prix du MWh électrique sur la bourse EPEX Spot en France pour la journée du mardi 4 septembre 2018. © Valentin Bouvignies

La forme de la courbe est on ne peut plus logique : les prix élevés correspondent aux pointes de consommation (le matin notamment, lorsque tout le monde se réveille, et le soir, lorsque tout le monde rentre chez soi), les prix bas aux creux de consommation (la nuit évidemment représente le creux le plus important, et en milieu de journée, dans une moindre mesure, entre les deux pics journaliers).

Les prix de marché reflètent l’état de tension du marché électrique : ainsi, c’est bien sur les périodes de prix faibles qu’il faut décaler sa consommation d’énergie, car en période de prix faibles, il y a un surplus d’offre, donc une électricité bon marché, et, partant, vertueuse en terme d’émission de gaz à effet de serre. Pour cette journée du 4 septembre 2018, c’est donc bien la nuit qu’il fallait en priorité décaler sa consommation d’électricité. A cette époque, pas si lointaine, le marché était directement le reflet de la consommation nationale, c’était aux producteurs de s’adapter.

Le bouleversement des productions fatales

Regardons maintenant la courbe de prix pour la journée du jeudi 19 septembre 2024.

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Prix du MWh électrique sur la bourse EPEX Spot en France pour la journée du jeudi 19 septembre 2024. © Valentin Bouvignies

Le prix minimum n’est plus en plein milieu de la nuit... mais en plein milieu de l’après-midi ! Les deux minima de la courbe du 4 septembre 2018 ont été intervertis : la période de la journée où l’équilibre offre-demande est le moins tendu se retrouve au beau milieu de la journée.

Cette incongruité trouve son origine dans l’abondance de plus en plus marquée d’énergie solaire, qui, par définition, est maximum en milieu de journée, a fortiori en période estivale. Cette abondance d’offre non stockable entraîne une baisse des prix, désormais telle, qu’en septembre 2024, le minimum journalier des prix de l’électricité a eu lieu en plein après-midi 25 jours sur 30, alors qu’en septembre 2018 ce n’était le cas que 2 jours sur 30. Et si on regarde l’historique de chaque mois depuis 2018, on constate une tendance très nette !

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Historique, depuis 2018, du nombre de jours par mois où le minimum journalier des prix du MWh électrique a eu lieu l’après-midi et non en pleine nuit. © Valentin Bouvignies

Ce qui était marginal en 2018 – seulement 44 jours sur 365, soit 12 % du temps – est devenu majoritaire en 2024 – 203 jours sur les 9 premiers mois de l’année, soit près des trois quart du temps. Le changement est net et d’ampleur.

La tension sur le marché de l’électricité n’est plus seulement régi par la consommation nationale : la production fatale d’énergie solaire vient peu à peu mettre son grain de sel dans l’équilibre économique. Nous sommes passés d’un marché électrique mono-factoriel (uniquement piloté par la consommation nationale) à un marché multi-factoriel (piloté désormais par la consommation nationale, par la production d’énergie photovoltaïque, et potentiellement par d’autres facteurs comme l’énergie éolienne, etc.).

Le développement exponentiel des énergies renouvelables fatales, et en particulier le développement de l’énergie solaire, dont la production offre un cycle journalier prévisible, a donc déjà commencé à bouleverser le marché électrique. Et par ricochet, cela va (ou devrait) modifier le comportement des usagers consommateurs.

En septembre 2024, le consommateur responsable aurait dû programmer ses machines à laver vers 14h, et non plus à 2h du matin comme quelques années auparavant. Un paradigme qu’il va falloir faire prendre conscience à tout un chacun, car ce phénomène s’accentuera encore dans les années à venir, en lien direct avec le développement des capacités de production solaire. Et qui viendra sonner le glas des fameux contrats « heures pleines/heures creuses », en tout cas tels que nous les connaissons aujourd’hui.

La Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) a pris en main ce problème et elle envisage de moderniser le régime des heures pleines et des heures creuses à partir de l’été 2025 pour inciter les usagers à décaler leurs habitudes de consommation vers les nouvelles périodes où l’énergie est abondante et moins coûteuse. Une évolution indispensable pour profiter au mieux de l’abondance d’énergie renouvelable, que l’on peut, dès maintenant, mettre en place dans nos usages quotidiens.

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