“Les Français sont ceux qui, en Europe, s’intéressent le moins à la politique — à peine la moitié d’entre eux se passionnent pour la vie publique, contre 77 % en Allemagne ou 65 % en Italie.” (1)
L’apolitisme, corollaire du tout-économique
bells hooks remarque dans All About Love (2), que, dans les années 1970, les role models de nos sociétés étaient des activistes et hommes (femmes également, quoique peu à cette époque) politiques. En 2000 (et c’est toujours le cas en 2025), ils ont été remplacés par les acteurs et les chanteurs, des personnalités qui brillent — globalement, car certain.e.s s’engagent corps et âme — non pas pour les valeurs, la vision du monde qu’ils défendent, mais pour le succès économique et la renommée internationale dont ils bénéficient.
« The rich and famous began to be seen as the only relevant cultural icons; gone were the visionary political leaders and activists. » (2)
Plus récemment, quand un ami demandait à la cantonade qui seraient retenu.e.s comme les “grand.e.s hommes/femmes” de notre temps, un autre lui répondit du tac au tac “les CEO de la Silicon Valley”. L’idée est la même : l’argent comme valeur cardinale, qu’importe l’éthique — voire en faveur d’une éthique en l’occurrence problématique, quand on connaît les valeurs promues par un Tesla, Meta ou Amazon (3).
Cette transformation est un bouleversement, dont l’origine peut être trouvée dans deux phénomènes structurants et liés : le capitalisme libéral comme modèle économique universel et — paradoxalement — totalitaire, et la mondialisation.
Le premier — qui a, par ailleurs, eu certaines vertus qu’on ne discutera pas ici — a mené à son paroxysme l‘importance prépondérante que l’économie prend dans nos sociétés. La possibilité de réaliser des ultra-profits (par la multiplication virtuelle du capital, décorrélée de l’activité économique réelle) est un moteur puissant qui pousse les multinationales à produire à tout rompre — avec une espérance de gain colossale, pour quelques happy few, à la clef.
Si le capitalisme libéral motive le “haut” de la pyramide sociale (le patronat et les actionnaires) à produire plus, la mondialisation, elle, motive “le milieu” et le “bas” à jouer le jeu, en uniformisant (via les réseaux sociaux, la publicité, le marketing mondial) le désir d’accéder à un certain niveau de richesse, souvent ostentatoire, liée à la consommation de biens ou services. L’un dans l’autre, qu’on soit Bernard Arnault ou ouvrier, on naît en 2025 dans un monde du tout-économique, où l’énergie d’une vie risque d’être happée par la production et la consommation.
Ce bouleversement a un impact direct : les jeunes élites se projettent de moins en moins en dirigeants politiques, et les meilleurs cerveaux de notre génération font des écoles de “business”/”management”. Il est devenu peu socialement enviable de faire carrière en politique, pas plus que de s’en mêler tout court. L’attention médiatique valorise beaucoup plus, par exemple, l’annonce d’une levée de fonds de $10m pour une startup, que celle d’une nouvelle loi sur la défense de la biodiversité. Le problème n’est pas les startups en elles-mêmes, mais ce que ce décalage dit de nos priorités collectives.
Enfin, la réussite économique dans un monde capitaliste libéral et mondialisé étant essentiellement une affaire individuelle, on assiste ces dernières décennies à une “hyper-individualisation”, qui distend les liens sociaux (combien de métropolitains contemporains se plaignent de solitude ?), “désolidarise”, détourne des problématiques communes, écarte de la vie politique. L’apolitisme peut ainsi d’abord se lire comme le revers de notre “économisme”.
L’apolitisme : un privilège
“L’apolitisme est une idéologie politique ou une posture reposant sur le refus de tout engagement politique (…), sinon, tout au plus, sur la limite de son action politique uniquement au droit de vote.” (4)
Lire cette définition peut surprendre. J’ai longtemps considéré, comme beaucoup autour de moi, que voter était le seul exercice politique que la démocratie française m’autorisait. Un bulletin tous les 5 ans, après avoir vaguement lu deux programmes de candidat.e.s, que j’avais pré-sélectionnés par intuition, ou par appartenance (on vote souvent comme ses parents, son cercle d’amis etc.).
Je ne réalisais pas que m’en contenter était une posture en soi, un refus passif mais délibéré, et surtout, que cette posture était un privilège social.
Dans la Rome Antique, être exclu de la vie politique, ne pas pouvoir s’en mêler, était une condition peu enviable, subie par des franges de la population opprimées et marginalisées (femmes, esclaves, étrangers) (5). Chanceux, à l’inverse, étaient les politisés, qui avaient voix au chapitre, et pouvaient activement réfléchir au sort de leur cité.
Il est évident que, dans notre société actuelle, pouvoir se mêler de vie politique, et plus encore pouvoir peser sur celle-ci, nécessite globalement un certain niveau d’études, d’aisance financière, de liens sociaux (on imagine plus difficilement l’étudiant précaire qui travaille chaque soir dans un bar avoir le temps et l’énergie de manifester, s’engager pour un parti etc.). On ne s’attardera donc pas ici sur l’apolitisme subi, involontaire.
En revanche, la société française actuelle diffère fondamentalement de la Rome Antique, avec une inversion des valeurs : c’est pouvoir ne pas se mêler de politique qui devient le nouveau privilège. Celui-ci est l’apanage de la bourgeoisie au sens large (commerçant.e.s, cadres moyens, cadres supérieurs, professions libérales, patron.ne.s, haut.e.s fonctionnaires) — dont je fais partie — , pour laquelle l’ordre établi, tel quel, convient potentiellement.
Salaires élevés à très élevés, liberté d’entreprendre, socle de libertés individuelles plus ou moins établi grâce aux guerres sociales menées par nos aîné.e.s, “exotisme” et dépaysement à portée de vol, plaisirs multiples à portée de “click & pay” — il n’a peut-être jamais autant été possible, pour autant de personnes en même temps, dans l’histoire de notre pays, de vivre une vie à la fois aussi “convenable”, pleine d’agrément, et en même temps très centrée sur soi.
Cette notion du “convenable” est clef. C’est parce qu’un système vous favorise en son état actuel, que l’on ne veut rien y changer, rien faire évoluer, et qu’on ne s’occupe plus de vie politique. Et parce qu’on “oublie” aussi de se demander si ce système convient à tout le monde.
L’apolitisme découle donc, pour une partie de la population française, d’une déconnexion venant d’un entre-soi : loin de la réalité des “autres” (les 50% de Français qui gagnent moins de 2 090€/mois (6), les 300 000 personnes qui vivent sans domicile fixe en Hexagone (7), les 700 millions de personnes dans le monde qui vivent avec moins de 2€ par jour (8) etc.), il est aisé, voire naturel et humain, de trouver l’état actuel du monde enviable, et vouloir le voir perdurer.
Blasé.e.s par la politique
Bien sûr, on ajoutera, à raison, qu’un des moteurs principaux de l’apolitisme est la défiance vis-à-vis de la sphère politique (parfois même des institutions qui l’accueillent) et de sa probité, sa capacité à réellement changer les choses, en se tenant aux promesses de campagne, en confrontant stoïquement les différents obstacles à la mise en pratique de ces dernières.
À cet égard, il est évident que l’ère Macron ouverte en 2017 a fait un mal fou à l’engagement politique en France. Macron a en effet rassemblé sous sa bannière une bonne partie de l’ancien PS, centre-gauche et centre-droit avec des promesses non tenues (on peut penser à la Convention citoyenne pour le climat, dont 10% des propositions ont été reprises…), contribuant par leur non réalisation à décourager ce vaste ventre mou du spectre politique français, ventre mou essentiellement bourgeois, déjà peu politisé pour les raisons économiques évoquées supra.
En outre, les différentes affaires de corruption dans lesquelles est impliquée la classe politique et les doubles discours permanents ont renforcé l’apparition d’une “crise structurelle de la représentation” (9), où nombre d’électeurs ne se sentent bien représentés par aucun parti ou personnalité politique. Face à ce problème, on observe deux réactions : une première, frontale et positive, qui pousse à se tourner vers d’autres formes d’influence sur la vie politique que l’adhésion à des partis (engagement syndical et associatif, particulièrement plus investi en France en proportion que dans les autres pays européens) ; une deuxième, fuyante : l’apolitisation.
Il s’agit là d’un cercle vicieux : la politique politicienne qui gouverne décourage beaucoup de militants sincères de se mêler de politique ; les hautes fonctions politiques se retrouvent alors assurées par des personnes politiques manquant d’éthique et de fil conducteur etc.
Mais, ce serait ne pas mesurer l’ampleur du risque encouru, qui nous ferait accepter de ne déployer aucune énergie pour sortir de cercle vicieux.
Un grave danger
En s’enfonçant dans le désengagement politique, on offre un espace béant à celles et ceux qui, pour leur part, sont habité.e.s par une profonde et énergétique envie de changement (on pense notamment au RN en France).
Pour nauséabondes que sont les idées de l’extrême-droite française, elles sont portées par des personnes motivées, ultra politisées, qui militent avec une conscience aiguë du caractère politique de toutes leurs actions. Si 2027 voit l’accession tant prophétisée du RN au pouvoir, ce ne sera pas tant du fait de l’efficacité politique de ce parti, que de l’absence notoire, et du silence involontairement complice, des apolitiques.
On pense notamment à Vincent Bolloré, milliardaire d’extrême-droite qui n’a pourtant rien d’un “homme politique”, patron de Vivendi, qui rachète à tour de bras des médias français (CNews, Europe 1, Le JDD) pour les transformer en canaux d’influence qui criminalisent les mouvements sociaux, stigmatisent les musulmans etc. (10). Il est question ici d’une stratégie active, financée, au sein du monde économique, qui fonctionne : CNews est devenue la première chaîne d’information télévisuelle en France en 2025. En l’absence de “contre-pouvoir”, de financement de nouveaux médias qui véhiculent d’autres idées, on laisse celles d’un Bolloré essaimer sans frein.
De même, le RN accouche d’un Jordan Bardella, un hyperadapté aux codes modernes d’influence (réseaux sociaux), cheval de course hargneusement propulsé sur le devant de la scène ; quand la gauche, par exemple, peine à accoucher de candidat.e.s présidentiables, faute sûrement de profils brillants et motivés (occupés ailleurs ?).
Il est intéressant de remarquer que la perception d’une composante majeure de ce danger demande une forme d’empathie : il s’agit de réaliser l’impact que le programme du RN aurait sur les droits et les vies des millions de personnes de la population étrangère et/ou immigrée vivant en France, des LGBT, des femmes. L’égoïsme, la déconnexion ont bien conduit les CEO de la Silicon Valley a pratiquement tous soutenir Trump, uniquement sur base de son programme économiquement arrangeant pour leurs affaires. La même opprobre ne devrait pas s’abattre sur les élites économiques françaises.
Enfin, il est essentiel de noter que le danger de l’extrême-droite concerne tout le monde, bourgeoisie incluse : affaiblissement des services publics, instabilité économique accrue, polarisation sociale extrême, érosion des libertés, recul sur l’écologie — on le voit avec la politique trumpiste aux États-Unis, l’extrême-droite est une catastrophe humanitaire globale. Et cette catastrophe nous pend au nez.
Réenchanter la politique
Bousculer la hiérarchie des valeurs
Comment se défait-on, concrètement, de l’hégémonie économique, qui conduit nos sociétés à se déshumaniser et se désintéresser de la “chose politique” ?
Il s’agit d’abord d’opérer un changement de paradigme global, qui demande une certaine volonté… politique.
On peut résumer ce changement de paradigme avec les mots de Timothée Parrique, qui affirmait devant un parterre de patron.ne.s cois qu’il faudrait “subordonner les sciences économiques aux sciences sociales et environnementales” (11). En clair, passer l’économie au second plan dans nos grandes matrices décisionnelles : étudier d’abord l’impact social et environnemental d’un projet autoroutier, d’une quelconque loi, d’une mesure en entreprise, avant d’évaluer son impact économique.
Pour être efficace, et pérenne, un tel changement de paradigme nécessite une mise en pratique dans toutes les sphères structurantes de la vie sociale : media, éducation, monde du travail, institutions politiques. Ça commence dans les universités : en France, comme ailleurs, les sciences économiques sont étudiées à part, sans lien avec les autres sciences sociales, comme des “mathématiques” pures, qui semblent pouvoir fonctionner indépendamment du reste. Ce cloisonnement dans l’enseignement n’est pas anodin : il pose le premier jalon de déconnexion entre l’économie et l’humain. On peut imaginer une restructuration, où les sciences économiques seraient toujours étudiées aux côtés d’autres sciences.
Dans le monde de demain, HEC Paris (telle que cette école existe actuellement du moins : à savoir promouvant un tout-économique) ne devrait plus être une “voie royale”, mais secondaire.
Prendre conscience de notre puissance
Pour accoucher d’un changement de paradigme collectivement, en ne déléguant pas cette tâche à celles et ceux (gouvernement etc.) dont on aurait l’illusoire impression qu’ils ont un pouvoir que nous, citoyens, n’avons pas, il est essentiel de prendre conscience du caractère politique de toutes nos actions.
À commencer par celles dans le cadre de notre activité professionnelle. Qu’on soit comptable, sportif, chanteur, directeur des opérations, patron de PME, notre métier est notre première sphère d’influence, où chaque décision fait avancer ou reculer le monde dans une direction. Humblement, à l’échelle de ma propre société, refuser de travailler avec Otium Capital (fonds d’investissement du milliardaire d’extrême-droite Pierre-Edouard Sterin) ou Total Energies Ventures (fonds d’investissement de Total Energies, fer de lance de ses opérations de greenwashing) est un geste certes très localisé, circonscrit au petit monde dans lequel j’évolue, mais néanmoins éminemment politique. Quand une société limite drastiquement ses dépenses d’énergie, qu’une sportive boycotte les JO, qu’un restaurateur ne sert plus de Coca-Cola, il y a non seulement un impact positif non négligeable sur le monde, mais aussi un message fort communiqué, et qui peut essaimer loin : “ça importe”.
Prendre conscience de ce caractère omniprésent de la politique dans nos vies, c’est retrouver le sentiment de notre propre puissance, et rabrouer le défaitisme ambiant.
Ensemble : le pouvoir du collectif
Si l’on n’a donc absolument pas besoin d’être une femme/un homme politique pour “faire de la politique”, il est en revanche difficile d’en faire seul.e. Prendre part à la vie politique passe quasi nécessairement par le collectif, le groupe, et ce, à toutes les échelles. Que ce soit dans la sphère intime, une AG de copropriété, un syndicat de parents d’élèves, un collectif sportif, c’est vis-à-vis de et avec autrui que l’on fait politique, qu’on “organise la cité” (pour revenir à l’étymologie du terme “politique”).
C’est là qu’apparaît la nécessité de revaloriser ces organisations, associatives ou syndicales, qui nous lient au sort d’autrui, à rebours de l’hyperindividualisme évoqué supra. La solidarité n’est pas le point fort des sociétés occidentales, et surtout pas de ses poches les plus développées ; à l’inverse de certaines régions du monde — on pense à l’Afrique de l’Ouest — , où elle est la pierre angulaire de l’organisation sociale.
Il est urgent de refaire de cette solidarité une valeur cardinale, de la défaire du voile de naïveté trop candide dont elle est parfois recouverte, et la promouvoir dans nos quotidiens en se demandant, là, tout de suite : quels collectifs, qui font sens pour moi, je peux rejoindre ? Le bénéfice attendu, au-delà d’un automatique sentiment de connexion, et donc, par suite, de repolitisation (encore une fois, on s’occupe de politique parce qu’on est concerné par le sort d’autrui), est un bien-être individuel renforcé — le besoin de partage étant vital pour l’humain.
Dans une sphère à visée plus directement politique, celle de l’activisme, la pétition citoyenne contre la Loi Duplomb, qui, grâce à ses 2 millions historiques de signatures, sera examinée par les députés, illustre à quel point les initiatives collectives (aussi anodines en apparence qu’une simple signature en ligne en l’occurrence) sont politiquement efficaces (12). Il en va de même pour les actions de Dernière Rénovation, qui, avec quelques centaines de militants, a bien failli obtenir 12 Mds € de budget accordé en 2023 à la rénovation énergétique des bâtiments (13), ou celles des Soulèvements de la Terre, qui ont permis de mettre en pause le processus de construction de l’A69 (14).
En un mot, abandonnons nos écouteurs, nos cours de sport réservés dans notre coin, où l’on ne parlera à personne, nos regards défiants à des voisins dont on ne sait rien, notre surinvestissement de ce que l’on devrait individuellement posséder et réaliser pour “réussir”.
Abandonnons l’illusion anxieuse que notre bonheur ne dépend que de nous, que notre santé mentale est une affaire individuelle. Il serait fou d’être sain.e, seul.e, dans un monde collectivement malade ; notre bien-être se reconquerra ensemble.
Politisons-nous.
Sources
(2) Hooks, B. (2000). All About Love: New Visions (p. 108). New York: William Morrow.
(4) Encyclopédie Larousse en dix volumes, 1982, tome I, p. 568
(5) Beard, SPQR, 2015 ; Lintott, The Constitution of the Roman Republic, 1999
(6) https://www.insee.fr/fr/statistiques/7457170
(10) Yunnes Abzouz et David Perrotin, « Intox et obsessions identitaires : révélations sur les secrets de fabrication de CNews », Mediapart, 3 avril 2024 (lire en ligne [archive])
(11) Soirée de clôture des Rencontres pour la Planète 2023, 1% for the planet (Paris), 11/10/2023