Certaines histoires sont si plaisantes qu'on en oublie qu'elles sont imaginaires. La naissance du parti «Nous Citoyens», nouvel entrant dans la politique nationale et fondé par Denis Payre, semble ainsi ramener les journalistes à l'âge crédule des contes de fées.
Du Nouvel Obs à l'Express, de la Voix du Nord à l'Usine Nouvelle en passant par Le Monde et France 2, Denis Payre, celui que les journalistes se plaisent à nommer «l'entrepreneur politique», semble soulever le même enthousiasme partout où il passe : l'histoire de Nous Citoyens et de son fondateur, c'est le combat du David de l'entrepreneuriat contre le Goliath d'un monde politique poussiéreux, un vent de jeunesse «en prise avec le monde qui change». Les hauts faits de Denis Payre sont consciencieusement rappelés : ancien étudiant de l'Essec, salarié de la filiale française d'Oracle, puis co-fondateur de Business Objects, «leader mondial» dans le software, revendu pour une deuxième réussite avec la fondation de Kiala, «leader» elle aussi, dans la logistique. Revente encore, et lancement de Nous Citoyens sur le « terrain incertain » de la politique (Le Monde). Un nouveau challenge, un parti «ni de gauche, ni de droite», «pragmatique» affirme son fondateur et qui, ce lundi 12 mai, aux environ de 20h30, rassemblait militants et sympathisants pour fêter les succès municipaux et, surtout, parler de la campagne européenne.
Qu’importe la sincérité de l’admiration. Ce récit est un cas d’école, celui de la construction d’un mythe politique. Le mythe d’un parti issu de la seule force des idées et de la volonté d'un self made man novice en politique et lavé de tout stigmate partisan. Un parti immaculé.
Un parti parti de rien ?
9600 adhérents, 58 élus aux conseils municipaux et 7 listes constituées pour les élections européennes. Pour une aventure qui fête à peine ses quatre mois, le constat est impressionnant : « C’est autant que Europe Ecologie Les Verts, c’est autant qu’un parti qui est là depuis plusieurs années » lance Denis Payre à la soixantaine d’invités. « Merci d’avoir réagi si nombreux à cet appel citoyen » ajoute ce «bleu en politique», selon l’expression de la journaliste Sarah Belouezzane. Un succès dû à l’unique détermination de celui qui a toujours «aimé gravir les Everest» ? Petit aperçu des principales figures de l'assemblée.
La réunion se tient dans l’Ecole Européenne d’Intelligence Economique (EEIE) de Versailles, gracieusement mise à disposition par son directeur, M.Benoît De Saint Sernin. Ce diplômé de l’Ecole Supérieur Libre des Sciences Commerciales Appliquées est aussi l’ancien directeur communication de Disneyland Paris et gère désormais deux écoles privées, dont celle qui nous reçoit et qui facture ses années d’enseignement à 13600 euros. Il est tête de liste de « 90000 voisins », porteuse du label Nous Citoyens à Versailles et, d’après une militante, a rencontré Denis Payre lors d’une conférence à l’EEIE, justement. François Jeanmaire, tête de liste « Rueil c’est vous », est aussi une connaissance personnelle de M. Payre. Multi-entrepreneur, ce sexagénaire a notamment été responsable développement chez COM’IN, filiale française de l’américaine DDB Worldwilde (2,6 milliard de dollars de chiffre d’affaire en 2007). Isabelle Bordry, elle, est l’ancienne directrice de Yahoo ! France, aujourd’hui business angel (investisseur pour entreprises en création) et tête de liste Nous Citoyens aux élections européennes pour la circonscription Ile-De-France. Ces profils sont des centres d’impulsions du parti.
Or, tout se passe comme si cet entre soi n’avait rien à voir avec l’ascension fulgurante du mouvement, contrairement au volontarisme de son leader qui, « s’il ne créer pas, s’ennuie » rapporte l'Usine Nouvelle. S’offrir une tribune personnelle dans les colonnes du Monde, être invité sur plusieurs plateaux télés, bénéficier d’une salle de réception en plein Versailles pour fédérer ses militants, élaborer et imprimer des tracts, s’assurer les services bénévoles de professionnels de la communication, etc. ne sont pas des pratiques à la portée du premier « optimiste » venu, par la simple vertu de « l’appel au bon sens » (je cite toujours l'Usine Nouvelle).
Denis Payre est en train de convertir ses capitaux économiques et sociaux en un capital politique, c'est à dire en une propension à pouvoir représenter politiquement. Et c’est bien parce qu’il est en possession des deux premiers qu’il est en mesure d’obtenir si rapidement le second. Il le fait d’ailleurs avec d’autant plus de fluidité que le costume apartisan lui permet de ratisser large.
« On n’est pas dans un meeting politique, on est entre nous »
La critique fondatrice de Nous Citoyen s’adresse aux représentants politiques : « Nous, on pense que la politique, ça ne doit pas être un métier. C’est une mission de courte durée, confiée à des gens issue de la société civile » clame Denis Payre au micro. La sélection des termes est importante : « société civile », ce n’est ni « peuple », ni « classe », ni « français ». L'expression commence à se répandre au début des années 2000, au sein des institutions européennes, dans un environnement néo-libéral : la « société civile » désigne alors cet ensemble flou d’acteurs privés amenés à dialoguer avec les institutions pour la préparation des politiques publiques. Soient, concrètement, des lobbys associatifs ou marchands, ou tout autre organisation assez puissante, visible ou organisée pour pouvoir bénéficier d’un temps de parole dans une institution internationale afin d'y défendre ses intérêts.
Il n’en demeure pas moins qu’aux yeux du public, la « société civile » garde une allure effectivement neutre, voire démocratique. Ainsi, Nous Citoyens n’est « ni de droite, ni de gauche » et propose même un ersatz de système participatif : les membres des commissions de réflexion, sélectionnés selon leur « compétences », sont suivis et conseillés via un forum internet. Le deuxième versant du mythe se construit : le parti est bel et bien au dessus des logiques partisanes puisqu’il représente et semble faire s’exprimer la société dans son entier, contrairement aux partis traditionnels, qui la fractionnent à coups d'idéologie. Il n'y a donc « pas des idées de droite ou de gauche, il n'y a que de bonnes ou mauvaises idées » (dans La Voix du Nord). La fondation du parti n’obéirait à aucune tendance pré-existante, même si Denis Payre s'est exilé en Belgique de 1997 à 2008 pour fuir la suppression du bouclier fiscal. Même si Jean-David Chamboredon, ancien leader du mouvement des Pigeons, est un membre encarté de la première heure. Et même si une part conséquente des inscrits sur les listes municipales labellisées sont proches du collectif de la Manif pour tous, à l'instar de Benoît de Saint-Sernin.
Tour de passe-passe
Il serait imprudent de prédire dès maintenant à quel point de tels éléments détermineront les dynamiques futures du parti. Néanmoins ils constituent, via les profils sociologiques des primo-arrivants de Nous Citoyens, des traits parfaitement caractéristiques de tendances politiques connues, en l’occurrence ceux des partis de droite libérale et conservatrice. Dans ces conditions, si M. Denis Payre voulait exister politiquement, créer un nouveau parti « non-partisan » était la seule stratégie adoptable. Il a été démontré que les partis politiques contemporains sont structurés par une économie interne d'attribution des fonctions hiérarchiques. Un marché des postes de pouvoir et à pourvoir, avec son offre, sa demande et son système de concurrence. Gravir les échelons militants pour obtenir des postes de dirigeants demande un investissement en temps très contraignant. Cette lutte intra-partisane chronophage cohabitant ou se substituant à un militantisme que l'on pourrait qualifier de "désintéressé".
Par conséquent, choisir de créer un nouveau parti, c'est faire l'économie de cette économie, en tout cas dans un premier temps. Puisque tout est à faire, tout le monde a une place, tout de suite. En ne se déclarant pas «de droite», Denis Payre se justifie de ne pas s'engager dans des partis de droite qui, à la différence de Nous Citoyens, existent déjà mais pour lesquels la balance temps dépensé/capital politique acquis est déficitaire. Créer son propre parti, en mobilisant des ressources économiques et un réseau social aussi considérables -quand on en a les moyens donc-, permet de renverser cette tendance. C'est un subterfuge stratégique avantageux, plus rentable dans la conquête du pouvoir.
Aussi charmante que puisse être cette success story, un parti politique ne se crée pas sans ressources -sauf dans le discours de ceux qui en ont-, ni en toute neutralité vis-à-vis des rapports de forces politiques (partisans) en présence. Nous Citoyens n’est donc pas un pur produit enchanté du volontarisme politique et, en somme, tout cela relève bien de l’entrepreneuriat. Denis Payre se lance sur un marché où le monopole n’existe pas, celui des électeurs flottants, où les habitudes de consommation en terme de vote ne sont pas structurées et où, par conséquent, des parts de marché restent à conquérir...