Les maux
Depuis le 7 janvier la France souffre, tout le monde le sait et personne ne le nie. Mais il semble que l’on confonde tout et que l’on pointe un doigt accusateur sur certains qui sont loin d’être responsables de ce qui s’est passé durant ces trois jours quasiment irréalistes du début de l’année 2015.
Les causes et les conséquences
On a beaucoup glosé sur ce qui a pu être à l’origine des actes des frères Kouachi et de Monsieur Coulibaly. Ils ont été tués par la police lors des opérations visant à les neutraliser, on ne saura donc jamais ce qui a provoqué leur radicalisation et on semble parfois confondre tout : l’école ne doit pas être mise sur le banc des accusés comme elle l’a été. Ce n’est pas sa faute si ces gens sont allés tuer « du juif » ou des journalistes caricaturistes qui faisaient vivre ce que l’on peut appeler la liberté d’expression. La prison en revanche peut être plus sûrement pointée du doigt. On a souvent entendu qu’il s’agissait de « petits délinquants de bas étage », mais la radicalisation souvent se joue en prison, lorsque des jeunes gens esseulés trouvent réconfort dans des thèses radicales proférées par des fanatiques charismatiques : la religion – à différencier de la foi – est souvent à l’origine des pires maux humains – l’islamisme radical et le jihad d’aujourd’hui ne seraient donc que l’expression violente d’une religion pacifiste ; et, même si comparaison n’est pas raison, les catholiques ne peuvent guère reprocher ce passage, car eux aussi ont massacré pour des raisons similaires. Cette remarque irait dans le sens d’une vision cyclique de l’histoire, vision défendue par certains, démentie par d’autres. Certes, l’une des différences majeures entre l’Inquisition et le jihad, ce sont les moyens dont disposent les jihadistes qui sont bien plus meurtriers que ceux dont disposaient les inquisiteurs, mais pour le moment, les islamistes radicaux sont loin d’avoir fait autant de victimes et génocides que les inquisiteurs. Mais comparaison n’est pas raison.
Les deux frères ont tué, ils s’en sont pris à « l’esprit de la France », à la liberté d’expression. J’écoutais, le grand avocat et orateur Marc Bonnant, il nous a parlé de la liberté d’expression et nous a fait part de sa surprise : comment la liberté d’expression pourrait-elle être envisagée avec des limites ? Selon lui, la liberté d’expression doit être totale, ne connaître aucune limite ; on devrait donc admettre tous les abus. Ce n’est pas le choix que nous avons fait en France, où la liberté d’expression est enserrée dans un certain nombre de limites : en viendrait-on à penser que l’on ne peut plus rien dire si ce n’est ce qui est « bien-pensant » ? Parfois, on peut le croire ; il n’y a qu’à voir l’unicité du discours actuel et le bannissement de toute pensée autre, nous sommes dans le règne de la « pensée unique » dénoncée par certains, et c’est notre « identité » qui en sort amoindrie, serait-ce là le trait du malheur actuel de la France, bien loin de cette « invasion » de « mahométans dominateurs » qui seraient en train de remplacer « les bons blancs Français » ? C’est bien possible.
Depuis le 7 janvier on parle beaucoup – trop ? – de sujets graves et importants qui fondent l’idée que l’on se fait de la République – liberté, égalité, fraternité. Il en est ainsi de la laïcité. Or, il semble qu’on assiste à une véritable imposture autour de celle-ci.
L’imposture autour de la laïcité
Qu’est-ce que la laïcité ? Pourquoi celle-ci qui fait partie intégrante de nos valeurs depuis la Révolution française et plus encore depuis la IIIe République n’est pas dans notre devise républicaine ? Comment la mettre en œuvre ?
Toutes ces questions sont importantes voire fondatrices de ce qui fait notre identité ; or on confond tout, on assiste, en bonne et due forme à une imposture qui n’a qu’un but : faire des musulmans les coupables de tous nos maux ; manière bien peu honnête de mettre en lumière l’échec complet de notre intégration qui a laissé de côté toute une part de la population en la parquant, tels des animaux, dans des quartiers où nul autre ne va et où se perpétuent les inégalités sociales, économiques et culturelles.
Alors qu’est-ce que la laïcité ? Nous en avons, en France, une vision particulière. L’Académie française la définit ainsi : « Caractère de neutralité religieuse, d'indépendance à l'égard de toutes Églises et confessions. » Ainsi la France est un Etat laïque car « elle ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte » comme le rappelle l’article 2 de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. La seule question qui vaille est donc celle de la reconnaissance et du soutien que l’Etat peut apporter à une religion donnée. La loi de 1905 a été adoptée dans un contexte particulier, celui de la IIIe République qui souhaitait s’abstraire définitivement de l’emprise de l’Eglise catholique. La loi votée permettait la séparation et établissait un régime particulier : tous les lieux de culte bâtis avant 1905 appartiennent à l’Etat ; tous ceux construits postérieurement appartiennent aux Eglises qui les bâtissent. A l’époque, cela ne posait aucun problème : les catholiques avaient suffisamment d’églises, les protestants avaient leur temple et les juifs leurs synagogues.
Avec l’immigration musulmane, un problème s’est rapidement posé : où et comment permettre à ces derniers d’exercer leur culte dans de bonnes conditions ? Une vision stricte de la loi de 1905 empêcherait les collectivités locales et en premier lieu les mairies de financer des lieux de cultes décents pour cette population qui, parfois, dans certains quartiers, devient majoritaire. Cette vision est actuellement défendue par certains maires, récemment élus sur les listes Front national. Une vision plus constructive et compréhensive de la loi de 1905 a permis à certaines mairies de subventionner indirectement les cultes en leur donnant la possibilité de louer des terrains à des prix modiques grâce à des baux spéciaux de longue durée et de faible coût. Cette pratique a pu être dénoncée devant la justice qui, le plus souvent, a fini par avaliser la pratique même si d’un point de vue purement juridique, la solution n’allait pas de soi. Une révision de la loi semble donc inévitable et souhaitable pour éviter de tels abus et permettre aux musulmans de France de prier dans des lieux de culte décents ; d’ailleurs ces derniers ne demandent que cela et se sentent stigmatisés une nouvelle fois quand on médiatise à outrance la construction d’une mosquée ici ou là.
Or qu’a-t-on fait de la laïcité depuis le 11 janvier - et précédemment ? Je serais tenté de dire n’importe quoi : on a tout confondu et la confusion tourne à l’imposture. Regardons, écoutons un peu ce qui s’est dit. Et on en vient rapidement à être assourdi. On a hurlé : « il ne faut pas faire d’amalgame entre les terroristes et les musulmans. » Certes, ce n’est qu’hurler une banalité, pourtant il semblait, à tous, que ce fut une nécessité de le rappeler. Mais dans les faits, on a assisté à toutes sortes d’amalgames.
Ainsi, on confondait islam et islamisme, on entendait de soi-disant respectables personnes dire : « c’est à cause des musulmans que cela est arrivé » ; on reprochait à ceux qui ne se sentaient pas Charlie de ne pas faire partie de la République. Et on a reparlé de l’école de la République pour souligner une nouvelle fois son échec et cette fois-ci peut être faut-il revenir plus en détail sur les hussards noirs de la République. Car, dans le discours politique ambiant, la laïcité a lentement évolué vers ce qu’elle ne doit surtout pas être : la négation de la foi, la négation de la religion. Il ne revient ni à l’Etat ni à ses agents dont les professeurs des écoles, collèges et lycées, font évidemment partie, de parler de foi : ce n’est pas à l’Etat de dire si Dieu – ou les dieux – existe, c’est une question éminemment personnelle qui regarde chacun et surtout pas l’Etat car si la force publique s’en mêle on reviendrait sur l’une des composantes du ciment républicain, la liberté de conscience. In fine, dire qu’il n’existe pas de Dieu ou en reconnaître un et en faire une religion d’Etat cela revient au même, à l’obscurantisme. Il faut donc, impérativement, écarter les questions de foi de l’école, cela relève essentiellement, fondamentalement, de la sphère privée, l’Etat n’a pas à s’en préoccuper.
Or, on a tout entendu : il faut mettre en place des cours de « morale laïque » et un Ministre de l’éducation récent a même parlé de faire de la laïcité, « une religion républicaine ». A notre sens, il faut démentir et contester ce discours car il revient à renier aux enfants la possibilité de faire un choix. Il ne revient certainement pas à l’école de la République de mettre en place une « religion d’Etat ». En revanche, il lui appartient de faire état des différentes religions, ce sur quoi elles se fondent, leurs différences, leurs « points noirs » et leur expliquer en quoi consiste la laïcité. Une grande historienne pointait, dans une récente interview, que les jeunes n’étaient plus aujourd’hui très perméables aux prêches, or les cours de « morale républicaine » ne sont pas autre chose et ils risquent d’entrainer plus de crispations que de les résoudre. La foi et la religion sont des choix personnels, il ne faut surtout pas donner à l’école de la République un rôle qui n’est pas le sien.
Au-delà du débat sur la « morale laïque », les échanges ont vite tourné autour des musulmans à l’école et sans doute de manière encore plus précise autour des musulmanes. Pourquoi ? En raison du réflexe pavlovien qui consiste, dès qu’on parle de laïcité, à parler du voile islamique à l’école. Certes une loi de 2004 interdit le port de tout signe religieux ostentatoire à l’école mais cette loi stigmatise en réalité les musulmanes qui souhaiteraient porter le voile. On a décidé qu’à l’école, le principe de neutralité devait également s’appliquer aux usagers, ce qui constitue une exception au principe. Qu’on demande aux enseignants de ne pas marquer leur appartenance à une religion ou à tout autre groupe semble normal car c’est le sens de la laïcité, imposer cette obligation aux élèves n’est pas évident et la France fait figure, ici encore, d’exception par rapport à de nombreux autres pays où la question de l’islam est moins conflictuelle. Ainsi n’y a-t-il pas une sorte d’hypocrisie à refuser jusqu’au lycée la possibilité aux jeunes filles de se voiler alors que franchies les portes de l’Université elles pourront le revêtir, si elles le souhaitent ? La question du voile obnubile le débat à tel point que lorsqu’on évoque la laïcité, on ne peut qu’évoquer le voile… La laïcité se limite-t-elle à la question des signes ? Ce serait la réduire à peu de choses. On a donc dit n’importe quoi : on a fait des amalgames, on a confirmé le changement sémantique autour de la laïcité pour en faire un moyen de stigmatiser les musulmans.
L’esprit du 11 Janvier : peut-on ne pas être Charlie ?
C’est sans doute en raison de toutes ces confusions que l’on a pu mal interpréter les réactions de certains jeunes qui ont « refusé » de faire la minute de silence. En effet, comment leur imposer de se taire quand ils ont été choqués par une « une » d’un journal satirique qui s’attaque à ce qu’ils croient. Charlie Hebdo se définit par son côté provocateur, il revient sans doute aux professeurs et instituteurs d’expliquer ce qu’est la liberté d’expression : le droit de dire ce que l’on pense et se battre pour que celui qui pense différemment de soi puisse le dire de manière toute aussi véhémente s’il le souhaite.
Il y a eu sans doute un avant et un après 7 janvier 2015 car en effet, la France n’avait jamais connu, dans sa période récente, de tels actes avec des retombées aussi fortes. Mais que signifie « Je suis Charlie » et toutes ses variantes « Je suis flic » « Je suis juif » « Je suis musulman » ? Est-ce que la République se résume à ce slogan ? Si oui, cela signifie que l’on rejette tous ceux qui ne se sont pas identifiés à Charlie Hebdo, tous ceux qui, en raison de leurs convictions, ont réagi de manière différente. Ainsi, parce qu’on s’est attaqué à un journal – ce qui est scandaleux et atteint effectivement ce qui fait le cœur de la démocratie, la liberté d’expression – il faudrait refuser le qualificatif de « républicains » à ceux qui n’ont pas manifesté – et ils étaient majoritaires bien que les manifestations fussent massives.
L’ensemble de ces slogans ont pour but d’effacer les différences entre les personnes, entre les citoyens et c’est sans doute ce qui explique que certains ne se sentent pas « Charlie » car elles ne s’identifient pas à ce que cela représentait. Il ne faut donc pas réduire la République et ses valeurs à « Charlie » car ce qui doit faire la force de la République c’est l’intégration de toutes ses composantes, car en effet, la République est une et indivisible. Revenons quelques instants sur ce mot « indivisible » car sur ce point, j’ai eu mal, très mal durant les dernières semaines et c’est à se demander si les journalistes et les hommes politiques – et ces derniers – en particulier n’ont pas oublié ce caractère de la République française qui figure à l’article 1er de sa Constitution. En effet le mot qui est revenu comme un leitmotiv dans toutes les bouches est celui de « communautés » : ainsi la France aurait une « communauté juive », « une communauté musulmane », etc. Or, en France il n’y a qu’une seule communauté, la communauté nationale, il n’en existe nulle autre. Tous les citoyens sont Français et rien d’autre. Ils peuvent avoir des confessions, des croyances différentes mais ils n’appartiennent pas à une communauté différente de celle de l’ensemble des citoyens. Or en parlant de « communautés » on stigmatise les personnes qui appartiennent à ces soi-disant communautés et on les écarte de la République, une fois encore. C’est le caractère tendancieux de ce terme qui va donc à l’encontre du soi-disant « esprit Charlie ».
Récupérations
« L’esprit du 11 janvier » est devenu en quelques semaines une ritournelle de la vie politique. Mais au départ (dans l’idée des gens qui ont manifesté), cet esprit, est celui de la République et, en principe, le principe de la République c’est la liberté. Or, cet « esprit » est invoqué pour justifier des lois liberticides, et de plus en plus liberticides. Ainsi, le Ministre de l’Intérieur, soutenu par le Président de la République et le Premier ministre, a-t-il présenté une loi « anti-terroriste » des plus rétrogrades sur le plan des libertés et ce au nom de la soi-disant sécurité. On ne peut que s’inquiéter de voir l’unanimisme autour de ces lois qui restreignent l’espace dans lequel on peut s’exprimer. La tension entre liberté et sécurité est aussi vieille que les idées politiques. Jefferson disait : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux. » Il semble bien que nos hommes politiques, dans l’émotion qu’ont provoqué les attentats, aient oublié ce point fondamental : une société sécuritaire est une société liberticide.
Et c’est donc la « liberté » qui fait partie de notre devise qui s’en trouve rabaissée. Les dispositifs existants étaient sans doute suffisants et déjà fortement liberticides. En les renforçant, on donne l’impression d’une fuite en avant inexorable et infinie car à chaque événement de ce type on sera tenté de restreindre davantage les libertés pour renforcer une sécurité hypothétique car les terroristes auront presque toujours une longueur d’avance. Les attentats de Paris ont montré les limites des services de renseignement et d’un certain point de vue l’incurie qui a consisté à tous les regrouper alors qu’ils exercent des métiers différents. C’est ainsi qu’on a appris, rapidement après les attentats, que les trois principaux protagonistes étaient tous connus des services mais qu’ils n’étaient pas suffisamment dangereux pour qu’on les surveille plus activement… Quelques jours après les attentats, Bernard Cazeneuve, a annoncé un renforcement des effectifs des services de renseignement mais pas dans les effectifs de terrain mais un recrutement d’ingénieurs alors que les terroristes connaissent de mieux en mieux les procédures internes…
Enfin, « l’esprit du 11 janvier » est brocardé par le Gouvernement et le Président lui-même quand il l’invoque pour justifier l’absence de débats et le vote forcé d’une loi qui n’a rien à voir avec les événements du début du mois de janvier. En effet, on peut et on doit être opposé au terrorisme tout en étant opposé – quel que soit son bord politique – avec le projet de loi défendu par le Ministre de l’Economie, Monsieur Macron. Or, tant ce dernier que Manuel Valls, ont appelé les députés du Parti socialiste à voter ce texte au nom de l’esprit du 11 janvier alors que cela n’a rien à voir. L’esprit du 11 janvier sert donc de prétexte aux différents ministres pour justifier une absence de débat, et donc un recul de la démocratie en général et parlementaire en particulier. Comme certains députés ne se sont pas laissés abattre par un système qui ne leur est pourtant pas favorable – on sait que la Constitution de la Ve a été écrite pour éviter aux députés de se rebiffer – le Premier ministre a sollicité, comme la constitution le lui permet une fois par session, l’article 49-3 de la Constitution l’autorisant à faire passer un texte sans vote – un comble en démocratie ! Ainsi, « l’esprit du 11 janvier » interdit d’avoir des convictions ou obligerait ceux qui ont à les remettre au placard sous le prétexte de « l’unité nationale. »
Ainsi donc, on confond tout et les effets des attentats n’ont pas cessé d’occuper le débat public. Le tout serait d’être un peu plus républicain quand on en parle…