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Billet de blog 20 mars 2025

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« En vif » - 24H dans une Maison d'enfants à caractère social

Dans une Maison d’Enfants à Caractère Social, comme tant d’autres en France vivent une cinquantaine de jeunes de 13 à 21 ans. Un quotidien caché de beaucoup, dont voici quelques bribes extraites du livre « En vif », éditions Rotolux press. Lancement le 28 mars 2025 à la librairie du Jour de la fondation Agnès B, Pl. Jean-Michel Basquiat, 75013 Paris.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le réveil de Cale

Il est 7h05. Sonia passe la porte du pavillon qui retombe lourdement. Ses yeux sont encore gonflés du matin.

-  J’aime pas le matin, grogne l'éducatrice en ouvrant la cuisine.

Sur le comptoir elle tire deux baguettes de pain d’un sac en kraft. Ouvre le frigo et en sort une brique de lait, une brique de jus et une plaquette de beurre. Fait glisser la porte d’un placard métallique et prend deux sachets de céréales sans leur emballage en carton. Elle ressort de la cuisine, se penche et vide le tout sur une table.

- J’ai trop la tête dans le cul, bougonne-t-elle en mon- tant les escaliers vers le bureau.

Sur sa table de nuit, le radio réveil de Cale s’est allumé́ sur Skyrock. Le garçon faufile sa main entre son parfum et un petit éléphant de verre pour monter le volume. Sur le lit d’à côté Ali dort encore. Cale s’étire, bras tendus et poings fermés. Il se redresse, s’assied sur son lit et plonge ses pieds dans ses claquettes de sport. 7h10.

- Lève tes pieds. Oh Cale ! Lève tes pieds, siffle son éducatrice référente depuis le bureau.

Chacun des quatre pavillons de la M.E.C.S est composé de trois niveaux. Au -1, les chambres des garçons, au 0 les parties communes, au +1 les chambres des filles et le bureau des éducateurs.

- Cale, monte, faut que je te parle. Maintenant.

 L'adolescent abandonne le morceau de pain qu'il vient de rompre sur la table et monte machinalement à l'étage.

 - Hier tu m'expliques ce qu'il s'est passé avec le docteur Le Roy ?

 Au fond de la pièce, une fenêtre encadre un ciel sombre et pluvieux. Le tic-tac de l'horloge au mur, se mélange au clapotis des gouttes. Cale regarde le sol pour préserver ses yeux de la lumière agressive du néon. L'éducatrice considère un temps son référé puis reprend d'une voix musclée :

 - Alors hier ?! Tu m'expliques ?

- C'est trop tôt là... Je vais être en retard.
C'est important Cale. Pourquoi ça s'est mal passé avec le docteur Le Roy ? T'as fait aucun effort ?

- Oui j'vais pas te mentir, j'ai fait aucun effort.

- Je t'avais demandé d'aller à ce rendez-vous. Moi j'ai un retour de mail qui me dit que tu veux arrêter avec lui et que tu es prêt à voir Corinne ou Jacques.

- Pas Corinne !
Pourquoi pas Corinne ?

- Parce que.

- Donc en fait ce que tu es en train de me dire c'est qu'il te faut un homme, mais docteur Le Roy c'était un homme.

- Non c'était pas un homme, dit-il d'une voix très basse. Et puis moi je suis normal, vous croyez que je suis fou ou quoi ?

- Le psychologue ce n'est pas pour les fous Cale. On en a parlé la dernière fois. Dans ta situation y'a des choses difficiles et quand on a grandi dans un contexte comme le tien, forcément ça a un impact sur toi. Donc je te fixe un rendez-vous avec Jacques.

Elle prend note sur le cahier de transmission. Cale regarde l'heure. Ses yeux bouffis par la nuit, comme deux fruits trop mûrs, ont fini par s’ouvrir. En bas, le bout de pain qu'il a laissé est toujours sur la table. Il soupire et s’éloigne.

- Hé, hé, hé, tu vas où là ? Je n'ai pas fini.

- Il est 7h42 Sonia, je vais être en retard, laisse-moi prendre mon petit dej on a fini là !!

- T'as une demi-heure pour aller au collège, concentre-toi ça sera plus rapide. Autre chose : j'ai pris rendez-vous avec ta maman pour le conseil des profs à l'école.

- J'aime pas quand tu parles de ma mère, tu fais ça pour m'utiliser...

- Écoute une chose Cale, ta maman je sais qu'elle est importante pour toi et je sais que c'est un sujet sensible, mais quand je te parle d'elle ce n'est pas pour te blesser. On ne peut pas avancer avec toi si on ne parle pas d'elle. C'est impossible ! Et je ne t'en parle pas que quand tu fais une dinguerie. Tu arrêterais tes conneries je te parlerais toujours d'elle et je chercherais toujours à la voir. Et ça, ça ne changera pas. Faut que tu le comprennes. Ce n'est pas parce qu'évoquer ta maman te touche, et encore HEUREUX que ça te touche, que je m'en sers pour t’utiliser. Ta maman je ne m'en servirai jamais contre toi. Donc si tu ne veux pas y croire ce n'est pas grave reste dans ton délire, mais en tout cas il faut enlever de ta tête que ta mère est un pion dont je me sers pour t'atteindre. Quand tu as un problème comme ça, au lieu de le garder dans ta tête et t'énerver, tu peux venir en discuter. Je pense que t'es assez grand maintenant.

- Je m'en fous de ce que tu penses de moi.

 Sans relever, Sonia, presque insensible, répond :

- L'important ce n'est pas ce que l'on pense de toi
Cale, l'important c'est d'avancer. T'es pas en colonie. Cet après-midi, vu qu'on a une réunion avec les éducateurs, le changement de référence va pouvoir se poser. Donc si tu n'as pas envie de travailler avec moi, c'est le moment de choisir un éducateur en qui tu as confiance. Donc je te demande : avec qui te sens-tu à l'aise pour avancer ?


- Je me sens à l'aise avec personne. Je vous vois tous au même niveau, toi, Benoît, JC, Rhonda,Lucile, vous êtes tous les pires.

- Donc aujourd'hui le problème ce n'est pas la question du référent, le problème c'est qu'aujourd'hui c'est dur pour toi d'avancer avec quelqu'un. Donc là c’est aussi à toi de voir si tu peux changer ta façon de travailler.

 Cale tchipe. Il tourne les talons et jette sa main par-dessus son épaule comme pour repousser les mots de Sonia qui continuent d'abonder. Depuis le bureau, sa voix, toujours plus forte, lui court après :

 - T'es pas là pour nous aimer et on n'est pas là pour t'aimer. On est là pour t’aider à avancer. Je te l'ai dit et je te le redis. Parce que l'idée c'est qu'à la prochaine audience tu puisses dire au juge que les choses ont bougé. Sinon il va te replacer Cale. Alors mets-toi au travail. OK ?!

 Cale descend les escaliers en laissant retomber tout son poids à chaque pas.

 - Vous êtes tous des bâtards, rage-t-il.

- Et si tu as quelque chose à dire, dis le fort pour que je puisse entendre ! crie Sonia au loin.

- WESH JE SUIS EN RETARD !, vocifère le jeune garçon.

 Il passe devant la table, renverse la chaise qu'il avait tiré un peu plus tôt pour petit déjeuner, descend le deuxième escalier et rejoint sa chambre.

 - T'inquiète même pas, ma mère m'a donné plein de trucs, j'ai même pas besoin de vos tartines claquées, grogne-t-il.

Cale jette un œil sur le lit d'à côté, Ali dort toujours. Il ouvre son placard, se plie sur ses genoux et d'un tour de bras, fait tomber par terre un tas de vêtements sales. Il plonge sa main au fond du placard et tire un paquet de Capri Sun, recommence et ramène à lui un sachet de crêpes Whaou.

II se sert, enfile ses chaussures, son k-way, son sac à dos, et remet le tout en place. A 8h07 la porte d'entrée claque, Cale déchire l'emballage de sa crêpe puis tire sa capuche pour se protéger de la pluie. Sous ses pieds, le gravier grince comme un cri. 

Hamza fume 

Sur les marches de l’escalier arrière du pavillon, Hamza est assis près de Juvenson. Il tire sur une cigarette et passe son doigt sur son sourcil rasé. Son téléphone n’a plus de batterie. Il regarde dans le vide, silencieux. Dans le ciel blanc chargé de nuages ronds, un avion, ridiculement petit, trace une ligne.

 - T'as déjà pris l’avion ? lui demande Juvenson.

Hamza lève les yeux sans lever la nuque. Ses joues se creusent, sa bouche s’ouvre en rond et lorsque toute la fumée s’est échappée, il répond d’un dernier souffle et d’une voix rauque :

 - Une fois quand j’étais minot... Genre presque 5 ans, pour arriver ici d’Algérie.

Benoît à la cantine

 - Ça va Benoît ?

En contre-jour, les cheveux de Mourad aux boucles serrées, absorbent la lumière. L'adolescent plonge sa main dans sa poche et attrape son portefeuille.

 - Je suis partie chercher ma carte là, dit-il timide.

- Arrête ! dit l’éducateur lâchant sa frite dans son assiette, les doigts raidis d'excitation. Fais voir ! ajoute-t-il en s'essuyant les mains énergiquement dans une serviette en papier.

 De la première rangée de son portefeuille, le jeune garçon extrait la carte brillante du plastique tout neuf.

 - Héééééééééé, l'exclamation de Benoît s’étire dans un sourire immense. Faut fêter ça !

- Nan pas le temps, maintenant faut trouver un travail, répond Mourad sans quitter des yeux sa carte de séjour que l'éducateur a rapproché au plus près de son visage.

- Oui, enfin tu peux te réjouir deux secondes!

Comme un bijoutier qui se délecte de la qualité d'une pierre, Benoît en scrute les moindres détails : l'expression sur la photographie, la mystérieuse série de chiffres, l'autorité de la typographie, le recto, le verso, la tranche saillante et nette, puis dans un soupir soulagé, il la rend à son propriétaire.

- Nan, nan je suis déjà en retard ! Faut trouver un travail ! assure le jeune garçon tout en la rangeant soigneusement à sa place.

- Toi t'es comme Ali, vous ne soufflez pas vous !

 Réunion des éducateurs : 

Il est 15h30. Dans la salle de réunion, les éducateurs font le bilan de la semaine. Dominique Rochat a ouvert un grand cahier. Sur l'une des pages, les prénoms de plusieurs résidents sont déjà inscrits.

ROMEO : dort tout habillé! / toujours mis à pied : prendre rdv avec la scolarité.

BOUREIMA : tape sur les autres «pour qu'ils me respectent» (se moquent de son poids) / travailler l'estime de soi / changer peut-être son lit pour une structure en acier plus solide.

AYA : trouver une place en Foyer Jeune Travailleur.

CALE : adresser un courrier au docteur Le Roy /traiter les pb d'homophobie.

JULIEN : confirme son désir d'apprentissage de la cuisine vers formation pâtisserie.

MARIATU : vêtements et attitude avec les garçons : à surveiller.

MAGALY : idem / a encore séché les cours.

Le stylo de Dominique glisse sur le papier et tapote deux fois sur le commentaire de Magaly.

- En parlant de manquer les cours, avec Juvenson on en est où? Y a un truc qui ne tourne pas rond avec sa situation. Déjà il sèche tous les jours les derniers cours de la journée et j'apprends par sa référente

A.S.E, qu'il en profite pour repasser par le domicile voir sa mère avant de rentrer ici. JC, tu en sais plus toi ? On est d'accord que « ton jeune», il est ici parce qu'il a porté plainte contre sa mère?

- Oui, oui c'est ça. Madame est originaire d'Haïti et là-bas les parents punissent les enfants de façon plus musclée qu'ici. Je crois que l'histoire précise, c'est qu'un copain de lycée de Juvenson aurait vu la trace de ceinture sur son bras et l'aurait poussé à aller dénoncer la maltraitance. Le gamin a trouvé un super avocat et la mère a pris 4 mois.

- Ha mais oui je me souviens, à l'audience elle répétait que c'était une erreur judiciaire, ajoute Sonia, elle disait : «Honte à toi Juvenson! Honte à toi !»

Dominique écoute attentivement les éducateurs se remémorer l'audience. Entre ses doigts bruisse la page de son cahier.

- Bon mais ça n'explique toujours pas pourquoi un jeune violenté par sa mère continue à lui rendre visite après avoir été mis à l'abri.

JC prend une grande inspiration et se redresse sur sa chaise :

- Hier quand il est rentré soi-disant tard du lycée je l'ai convoqué au bureau pour lui ré expliquer qu'il était placé sur décision de justice et que la police pouvait l'arrêter s'ils l'attrapaient chez sa maman... Il était presque choqué et m'a dit: « Mais comment je fais si je veux voir ma famille alors?!» Ça m'a évidemment étonné qu'il veuille voir sa mère vu leur passif, mais en fait il m'a montré un courrier qu'elle a reçu y a quelques temps et j'ai compris le problème...Je lui ai demandé de me le forwarder pour qu'on y réfléchisse tous ensemble...

JC sort son téléphone de la poche arrière de son jean. Sur l'écran apparaît la photographie d'une lettre de la préfecture qu'il agrandit d'un écart de doigt avant de lire à voix haute :

- « Chère Madame, vous nous avez adressé une demande de renouvellement de titre de séjour. Nous vous rappelons que les ressortissants étrangers sont accueillis sur le territoire français à condition de respecter les termes de la loi. Tel n'est pas votre cas en raison des maltraitances commises en 2014 sur la personne de votre fils qui ont entraîné votre condamnation à quatre mois d'emprisonnement...».

La main de Rhonda s'écrase sur la table.

- Putainnn..., lâche-t-elle tout bas avant d'ajouter, la mère se fait expulser parce que son fils a porté plainte contre elle...?

Le timbre de JC s’amenuise :

- Donc hier j'ai expliqué à Juvenson, que même si sa mère risquait d'être renvoyée au pays, il n'était pas autorisé à aller la visiter, ni elle ni ses petits frères...
Que, dans son cas, il s'agissait d'une infraction.

- Encore un sac de nœuds, soupire Dominique. Et quand tu lui as dit ça, il a réagi comment ?

Il a pris l'info. Il a mangé et il s'est enfermé dans sa chambre pour cogiter. En attendant, je voulais te demander, une fois que la procédure judiciaire est lancée, y a rien qu'on puisse faire ? Je te dis ça parce que j'ai le sentiment, qu'il y a clairement eu un raté avec ce placement. Je n'arrive pas à me convaincre que la mère est malveillante. Je pense vraiment qu'elle fait avec sa culture... Et qu'un travail de médiation ethno culturel aurait été plus bénéfique que ce qui est en train de se passer...

Les fenêtres fermées assourdissent la sonnerie de l'école. Dehors, le ciel est de plus en plus gris. Le néon souligne deux arcs sombres sous les yeux de la directrice adjointe. Installée devant son grand cahier, elle y inscrit quelques mots tout en murmurant :

- Tu sais autant que moi que ce n’est pas entre nos mains.

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