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Billet de blog 30 octobre 2015

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C'était ma sécu

A l'heure où la nation fête les 70 ans d'une grande institution, un bâtiment chargé d'histoires sera démoli bientôt. Ce bâtiment, c'était ma sécu...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A l'heure où la nation fête les 70 ans d'une grande institution, un bâtiment chargé d'histoires sera démoli bientôt. Ce bâtiment, c'était ma sécu...


Ce soir-là, une promenade automnale porte mes pas devant le bâtiment de mon ancienne sécu. Je m'arrête surprise, devant les pancartes "Démolitions désamiantage" et "Chantier interdit au public".

Il y a bien longtemps...

...ce bâtiment abritait mon centre de sécurité sociale. Bien avant la carte Vitale, alors que j'habitais le coin, j'y portais mes feuilles de soin. Souvenez-vous, ces foutus formulaires papier qui coûtaient cher à la sécu et aux forêts. C'était toute une époque, celle d'avant les services en ligne. Quand on avait un problème à régler, on y prenait un ticket, et on allait s’asseoir quand on trouvait de la place. Et là, il fallait être patient.... avant de passer dans le box de l'un ou l'autre des employés.

Une histoire des gens de la sécu

Depuis le temps que je venais, j'avais fini par connaître du monde. Je me souviens de Myrian. Un antillais plutôt grand, expéditif, mais quand il avait le temps, on apprenait qu'il était musicien. Il jouait et composait. Il y avait aussi Nicole. Ah Nicole.... On savait quand on entrait dans son box, on ne savait pas quand on en sortirait. Nicole prenait son temps, et elle parlait. Beaucoup. Nicole avait toujours la petite anecdote pour illustrer la situation qui lui était exposée. A chaque visite, on repartait avec un petit couplet supplémentaire de son histoire. Et puis, il y avait le refrain, celui-là on l'avait à tous les coups : Nicole, elle avait connu le temps où on travaillait sur des fiches papiers, à la sécu. Depuis que ces ordinateurs sont arrivés, elle avait du mal, enfin, c'est ce qu'elle disait. Et puis de toutes les façons, Nicole, elle avait 54 ans et serait bientôt à la retraite. Parce qu'à cette époque, à 54 ans, on pouvait encore en voir le bout...

A l'entrée, il y avait Gibril. Gibril assurait la sécurité des lieux, silencieux, l'air impassible. C'était le stéréotype du grand black, format armoire Louis XVI dans sa version ébène. Gibril portait bien son prénom, c'était un ange ! Il paraissait sévère, mais l'attention qu'il portait aux personnes âgées le montrait sous un autre jour. D'ailleurs, Gibril, n'était-ce pas cet ange qui avait annoncé à Marie qu'elle serait enceinte, et qu'elle appellerait son gamin Jésus, il y a 2000 ans...? Encore tout un programme, ces foutus congés maternités qui coûtent cher à la sécu...

Je me souviens de cette matinée où je suis arrivée devant l'entré, le rideau métallique baissé. Un groupe discutait sur le côté. Je tends une oreille, demande ce qui se passe, et j'apprends que Gibril venait de se faire agresser. Un mouvement spontané s'était formé entre le personnel et les usagers qui étaient restés pour soutenir Gibril, parce que des imbéciles s'en sont pris à notre ange gardien.

Une histoire de magie administrative

Je n'oublie pas non plus un certain Monsieur Muller. Alors lui, c'est un inclassable. Dans la technique, dans la sécurité ? Peut-être dans l'administratif malgré lui, plus qu'il ne le pense.... Monsieur Muller, un sportif bien taillé, sans âge, était peut-être bien le magicien des lieux. Il était toujours debout, entre deux bureaux. Nous sommes arrivés un jour avec celui qui deviendra mon mari plus tard. Nous apportions des feuilles de soin exhumées du dessous d'une pile de papiers que nous n'avions pas triés depuis fort longtemps. Ces feuilles de soins exprimées en francs qui avaient bien 5 ans n'étaient plus valables, sauf quand on a la chance de croiser Monsieur Muller. Je ne sais pas comment il s'y est pris mais nous avons été remboursé (en euros) peu de temps après. Nous sommes retournés lui exprimer notre gratitude et l'interrogation qui nous chatouillait : Mais comment avez-vous fait ?. Cette question nous a valu la réponse mémorable suivante :

Je ne sais pas, je suis nul en gestation, formulée avec le sourire, en plus.
Ca tombait bien, moi aussi. Il a pourtant fallu que je m'y mette : des triplées à ajouter en bénéficiaires des deux parents ont donné du fil à retordre au personnel quand nos filles sont venues au monde (pas fait exprès !).

Une histoire d'artistes

Elle en a vu passer, des évolutions, cette sécu. Les nombreuses années qui se sont écoulées ont vu la carte Vitale entrer dans les moeurs, de moins en moins de papier à traiter, jusqu'au jour ou la nouvelle tombe : notre sécu va fermer. Le personnel déménage, les locaux se vident. Il y a pourtant plein de monde qui habite ici, mais tout ça coûtait décidément trop cher.
Le bâtiment est resté vide plusieurs années, jusqu'à ces quelques mois où des artistes ont investi le lieu qu'ils ont rebaptisés le Pav'Art (entendez, le Pavillon des Artistes). Des animations de quartier (peinture, jardinage, vélo...) s'y tenaient dans une ambiance bon-enfant et autogestionnaire.

J'y amenais mes filles avec un regain d'enthousiasme, même si je ne peux pas m'empêcher de penser que la disparition d'un service public local n'est jamais une bonne nouvelle. Mais l'expérience fut de courte durée, il paraît qu'un commissariat doit s'installer ici. Le bâtiment qui avait repris vie se vide à nouveau... définitivement cette fois-ci.

La fin d’une histoire

Je rentre chez moi, il fait froid. Je me dis que démolir ce bâtiment, c'est tourner une page de l'histoire de notre sécu de quartier. Aujourd'hui, les quelques feuilles de soin qui circulent encore sont acheminées par voie postale quelque part dans un centre de gestion, à destination d'une adresse sans rue, avec un cedex.
Je me demande bien ce que sont devenus les gens qui y travaillaient ici. Myrian donne peut-être des concerts, Gibril garde d'autres locaux, Monsieur Muller est peut-être devenu prestidigitateur, à moins qu'il ne soit passé expert sur les congés maternité. Et Nicole a 54 ans pour toujours....C'était ma sécu.

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